Fondatrice et ancienne directrice de l’IFG, Béatrice Giblin a répondu aux questions du journal algérien El Watan sur les ressorts de la crise libyenne.
Retrouvez son interview publiée le 28 janvier 2020 ci-dessous.
Géo-politologue de renom, Béatrice Giblin a bien voulu nous éclairer sur les ressorts de la crise libyenne à l’aune de géopolitique de la Méditerranée orientale et de ses représentations contradictoires.
– Le 2 janvier, Israël, Chypre et la Grèce inauguraient le gazoduc East Med. Une association qui, dix années en arrière, n’était pas envisageable. Le 8 janvier, la Turquie et la Russie mettaient en service le pipeline Turk Stream. Aujourd’hui, le bassin méditerranéen, sur son flanc oriental, connaît des bouleversements qui ne seront pas sans conséquences sur la région. A quel point ses équilibres s’en trouvent bouleversés ? Quelles lectures en faites-vous ?
L’enjeu géostratégique et géoéconomique de la Méditerranée orientale s’est fortement accru depuis la découverte d’importants gisements de gaz. Or, la Turquie a bien une position géostratégique très favorable en étant au carrefour des pays producteurs et exportateurs d’hydrocarbures (Russie, Azerbaïdjan, Iran) et des pays importateurs et consommateurs (pays européens) qu’elle met à profit en étant une sorte de hub pour le transport des hydrocarbures. Elle-même n’a pas de ressources d’hydrocarbures et doit donc sécuriser son approvisionnement, pour le moment surtout assuré par la Russie.
L’entente entre Israël, Chypre et la Grèce place la Turquie dans une sorte d’impasse géographique. Le Turk Stream sert en effet les intérêts stratégiques de la Russie en lui permettant d’exporter ses hydrocarbures en contournant l’Ukraine, et si ce pipeline assure à la Turquie des revenus avec les droits de passage, en revanche elle n’a toujours aucun accès direct à des gisements d’hydrocarbures. Aussi de ce point de vue, le rapport de force dans la Méditerranée orientale ne lui est-il pas particulièrement favorable.
La Turquie tente d’exploiter les ressources gazières de Chypre, dont elle revendique une partie de la ZEE. Elle y envoie d’ailleurs des navires de forage sous escorte militaire. Mais les conditions d’exploitation des gisements de gaz en Méditerranée orientale sont difficiles et coûteuses et nécessitent de gros investissements, plusieurs milliards de dollars dans un moment où la situation économique turque se dégrade nettement.
– Qu’en est-il de la Turquie dans toute cette effervescence gazière méditerranéenne ? Quelle importance revêt cette nouvelle donne pour elle ? Quid de Chypre ?
Pour Erdogan, l’accord de coopération signé en novembre 2019 avec le gouvernement officiel libyen est le moyen d’obtenir une délimitation des frontières maritimes turques qui soit beaucoup plus favorable à la Turquie et qui lui donne accès à de possibles gisements gaziers. Cependant, comme dit plus haut, les conditions d’exploitation difficiles et onéreuses de ces gisements très profonds nécessitent la compétence et les moyens de grosses entreprises pétrolières.
En outre, quelle assurance dans le temps représente cet accord passé avec Fayez El Sarraj ? Quant à la République de Chypre, elle a désormais des alliés, tels que la Grèce (le temps de l’affrontement avec Chypre est bien loin) et Israël, comme le prouve le gazoduc East Med, et n’est bien évidemment pas décidée à laisser le champ libre à la Turquie. Précisons aussi que les oligarques russes sont très présents à Chypre et que Chypre et la Russie (bien qu’alliée de la Turquie) entretiennent de bonnes relations.
– N’étant pas signataire de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (Convention de Montego Bay – 1982), la République turque décide de ses territorialités maritimes à sa convenance, en violation de la souveraineté de Chypre et de la Grèce. Pourquoi l’ONU, l’UE, l’OTAN et les autres instances semblent incapables de réagir devant les ambitions expansionnistes d’Erdogan ?
La Turquie peut bien décider seule de ses frontières maritimes, mais elle est loin de pouvoir les faire reconnaître au niveau international ! Même si la Turquie n’a pas signé la convention des Nations unies sur le droit de la mer, il est peu probable que les autres Etats la laissent s’approprier les 462 000 km2 qu’elle revendique en Méditerranée orientale et qui englobent des îles grecques ! Il ne faut pas négliger dans cette revendication et sa mise en scène la nécessité pour Erdogan de flatter le nationalisme de sa population à un moment où la situation économique turque se dégrade et où le mécontentement de la population s’accroît.
– En Libye, la Turquie se positionne en protectrice de Fayez El Sarraj (GNA), prête à lui envoyer des troupes et à faire la guerre à Khalifa Haftar. Après la Syrie, la Libye ? Que traduit cet interventionnisme d’Erdogan ?
Pour le moment, la Turquie envoie des supplétifs syriens (entre 1000 et 2000, selon les sources) combattre en Libye et non des soldats turcs. Elle les recrute en leur promettant un salaire (2000 dollars par mois, selon Le Monde du dimanche 26 janvier) et même la nationalité turque. L’enjeu pour la Turquie est de maintenir El Sarraj au pouvoir afin de préserver leur accord sur les frontières maritimes de la Turquie dans la Méditerranée orientale, si le maréchal Haftar réussissait à conquérir Tripoli, cet accord serait nul et non avenu.
Erdogan et Poutine profitent du retrait des Etats-Unis (encore que les forces aériennes américaines aient contribué à l’élimination des combattants de l’Etat islamique qui avaient conquis la ville de Syrte et ses environs) et de l’absence de politique étrangère de l’UE, les Etats de l’UE étant divisés sur la stratégie à mettre en place : soutien officiel au gouvernement d’El Sarraj mais soutien discret de la France au maréchal Haftar, considéré comme le seul capable de rétablir l’ordre en Libye et de stabiliser la frontière sud avec le Sahel où l’armée française est engagée. La situation de la Libye pour la Turquie est différente de celle de la Syrie, qui a une frontière commune avec ce pays où plusieurs millions de Syriens sont réfugiés (environ 3 millions).
De plus, elle est en guerre depuis plus de 30 ans contre les Kurdes du PKK, qualifiés par le gouvernement turc de terroristes qui trouvent appui et refuge auprès des Kurdes de Syrie, qualifiés eux aussi par le gouvernement turc de «terroristes», justifiant ainsi son offensive armée en Syrie pour installer sous le contrôle de l’armée turque une zone de sécurité dont les forces kurdes se sont retirées. L’implication du gouvernement turc en Libye est loin d’être aussi puissante.
– Dans l’introduction du n°172 d’Hérodote intitulé Géopolitique du Sahel et du Sahara, vous rappeliez «(…) la lourde responsabilité de Nicolas Sarkozy, président de la République à cette époque (2011), et de David Cameron, Premier ministre britannique, dans l’intervention armée occidentale en Libye». Neuf années après, les combats y font toujours rage. Russie, Turquie, Qatar, Emirats, Arabie Saoudite, Egypte, France, Grande-Bretagne, l’Italie, etc. Tous sont impliqués, d’une façon ou d’une autre, plongeant la société libyenne dans des cycles de violences auxquels personnes ne semble avoir de solution durable. De quoi est révélateur le cas libyen ?
D’une situation libyenne particulière. La Libye ne constitue pas un Etat et encore moins un Etat-nation. C’est seulement sous la férule du colonel El Gueddafi que la Libye a connu une certaine stabilité, la trentaine de tribus qui compose la population libyenne étant contrainte de se tenir tranquille.
Après la mort d’El Gueddafi, les tensions et les rivalités entre tribus ont repris dans un contexte de guerre civile dans lequel sont aussi intervenus des exilés libyens souvent très riches qui ont soutenu des milices libyennes. Il ne faut pas oublier qu’il y a beaucoup d’argent qui circule en Libye (trafics de pétrole, d’armes) et que les milices n’ont donc aucun intérêt à voir la situation se stabiliser.
– Dans le contexte géostratégique actuel, que traduit l’implication de groupes militaires privés, tel que Wagner, ou encore les Janjawid, les milices syriennes pour le compte de l’Etat turc, etc. ?
La présence de ces milices privées montre que les Etats qui interviennent, en particulier la Russie et la Turquie, ne veulent pas envoyer leurs propres troupes à la différence de ce qu’il se passe en Syrie. Poutine peut ainsi affirmer que la Russie en tant qu’Etat n’est pas engagée militairement et qu’il ne finance pas le maréchal Haftar. Quant à la Turquie, il n’est pas certain que la population verrait d’un bon œil des soldats turcs se faire tuer en Libye.
– Les pays de la région, à leur tête l’Algérie, tentent depuis la conférence de Berlin de revenir sur la scène géopolitique régionale. La réunion d’Alger, lors de laquelle le Tchad, le Niger, la Tunisie, l’Egypte, le Soudan, et l’Union africaine en toile de fond, ont rappelé leur attachement à la non-ingérence étrangère dans la région. Quel rôle peut tenir l’Algérie dans la crise libyenne ? Quid de sa situation politique interne ?
Pour l’Algérie, je ne suis pas suffisamment informée pour faire une analyse précise. Je peux toutefois dire que l’Algérie, au-delà de l’affirmation de la non-ingérence dans les affaires extérieures, est logiquement très préoccupée par la situation libyenne compte tenu d’une frontière commune de plus de 1000 km et du souvenir de l’attentat qui eut lieu en 2013. Une situation très instable et un lieu de nombreux trafics sont logiquement une source d’inquiétude. Mais compte tenu de la complexité de la situation libyenne, il n’est pas facile de penser une intervention, même si elle n’est pas nécessairement armée.
– Quelles perspectives pour la Libye ?
Compte tenu du fait que Fayez El Sarraj n’a que très peu de soutien au sein de la population, qu’il ne contrôle qu’une petite portion de territoire autour de Tripoli et qu’il n’a de soutien réel que celui d’Erdogan et du Qatar, proches des Frères musulmans (car le soutien international est plus en vérité plus formel que réel), le maréchal Haftar semble le seul à avoir un soutien efficace (Arabie Saoudite, Egypte, Russie, France même si celui-ci est masqué) et l’autorité pour rétablir le calme.
Mais le plus sûr est que la situation libyenne continue encore quelque temps à préoccuper les Etats de la région et ceux plus lointains mais concernés par son instabilité, en particulier ceux des Etats de l’UE, surtout la France à cause de la situation instable du Sahel où la force militaire est engagée depuis 2014, et l’Allemagne et d’autres Etats européens préoccupés par les 700 000 migrants sub-sahariens coincés en Libye.
VOIRE AUSSI : RFI: LES DESSOUS DE L’IMPLICATION TURQUE DANS LE CONFLIT EN LIBYE – NORA SENİ
VOIRE AUSSI : LIBYE. LE FATAL SOUTIEN DE LA TURQUIE – ALI BENSAAD
Share the post « « En Libye, Erdogan et Poutine profitent du retrait des états-Unis et de la division des Européens » – Béatrice Giblin »