Les deux décennies au pouvoir d’Erdogan et de son parti, l’AKP, ont été marquées par une urbanisation fulgurante et une spéculation foncière effrénée, qui ont aggravé les conséquences du tremblement de terre du 6 février, expliquent l’anthropologue Yoann Morvan et l’architecte Sinan Logie, dans un entretien au « Monde ». Propos recueillis par Nicolas Bourcier, Le Monde du 28 avril 2023.
Yoann Morvan est anthropologue (CNRS) au Mésopolhis (Sciences-Po, Aix-Marseille Université) et chercheur associé à l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul. Sinan Logie, architecte et artiste plasticien, enseignant à l’université Bilgi d’Istanbul (Turquie), est membre fondateur de l’institut indépendant de recherche urbaine Beyond Istanbul, une ONG qui défend la « justice spatiale ».
Plus de 50 000 morts, un nombre de disparus non communiqué, une avalanche de critiques sur la gestion par les autorités turques de la catastrophe et près de la moitié du bâti endommagé ou totalement à reconstruire dans les zones affectées : de quoi la catastrophe du 6 février est-elle le révélateur ?
Sinan Logie : J’ai envie de dire « une fois de plus ». C’est une des régions au monde qui a connu une des urbanisations les plus rapides. Lorsque la République turque a été fondée, il y avait 12 millions d’habitants, dont plus de 75 % étaient des ruraux. Aujourd’hui, la population est passée à plus de 80 millions, avec près de 80 % d’urbains. On a construit davantage au XXᵉ siècle que pendant toutes les époques précédentes. Et on a probablement plus construit en Turquie ces vingt dernières années que sur l’ensemble du XXᵉ siècle : une urbanisation fulgurante, avec une fragilisation constante du bâti, son corollaire. S’y ajoute une industrialisation du pays destinée à servir d’arrière-cour à une Europe assez largement désindustrialisée, cela au prix de conséquences environnementales.
Yoann Morvan : On peut dire aussi que le séisme a révélé la fin d’un cycle et probablement celle d’un certain modèle. L’année 2023, célébrant le centenaire de la République turque, devait être l’aboutissement d’une double décennie de croissance sur laquelle Recep Tayyip Erdogan, et son Parti de la justice et du développement [AKP], comptait pour faire entrer la Turquie dans le club des dix premières économies mondiales. Une dynamique reposant sur une construction immobilière effrénée avec pour fers de lance Istanbul mais aussi ces métropoles du Sud frappées par le tremblement de terre. Le slogan de l’AKP aux législatives de 2011 était, rappelons-le, « Objectif 2023 ».
S. L. : N’oublions pas que cette stratégie d’urbanisation s’inscrit également dans la phase actuelle de globalisation, basée sur les services et les transactions, et se veut ainsi de nature à permettre de capter les flux et investissements monétaires internationaux.
Y. M. : Le séisme du 6 février constitue un puissant révélateur. Cette catastrophe renvoie à celle de 1999, qui avait eu lieu à Izmit et fait officiellement plus de 18 000 morts, face à laquelle Erdogan n’avait alors cessé de critiquer l’inaction des autorités étatiques de l’époque. C’est ce « encore une fois » qu’évoque si justement Sinan : alors qu’Erdogan avait vouluse poser enrupture radicale par rapport aux années 1990, in fine, le bilan de la catastrophe récente est largement plus désastreux.
Dans les livres que vous avez cosignés [« Istanbul 2023 », Ed. B2, 2014 ; « Méga Istanbul », Le Cavalier bleu, 2019], vous mettez l’accent sur une politique de transformation urbaine propre au pouvoir actuel et sur laquelle a reposé notamment sa prodigieuse ascension…
S. L. : Si l’on se replace dans une perspective historique plus large, lorsque la République turque a été fondée, elle l’a été sur les substrats d’un empire où le sultan était le propriétaire ultime, avec le droit d’occuper ses terres. La nouvelle république s’est ainsi retrouvée comme grand propriétaire foncier, au détriment des minorités. Durant les décennies suivantes, le foncier a été une sorte de levier pour créer une nouvelle bourgeoisie turque. Un demi-siècle plus tard, après la chute du mur de Berlin, l’accumulation des capitaux s’est accélérée, et plus encore ces vingt dernières années, caractérisées par un néolibéralisme agressif. La prodigieuse ascension de l’AKP s’est accompagnée de l’essor d’une nouvelle élite entrepreneuriale. La poursuite effrénée de la rente immobilière ainsi que les successions de redécoupages territoriaux et d’adaptations légales sont symptomatiques de ces folles dernières années.
Y. M. : Il faut aussi souligner que le foncier est, pour ainsi dire, l’une des seules vraies ressources de la Turquie. A partir des années 1980-1990, marquée par l’ouverture libérale autoritaire de Turgut Ozal [premier ministre 1893-1989 puis président jusqu’en1993], et bien plus encore ces deux dernières décennies, c’est la fuite en avant : la Turquie est un pays dont l’économie politique est toujours plus tirée par le BTP, mais un pays construit sur de multiples failles et outrancièrement financé à crédit.
S. L. : A cela s’ajoute une amnistie immobilière permettant de régulariser les constructions illégales. Ce processus clientéliste est orchestré par les autorités, en particulier avant les élections. En 2018, cela avait rapporté 24 milliards de livres turques (1,1 million d’euros) à l’Etat. Cette spéculation foncière permet de « réguler » l’économie turque.
Y. M. : Dans le marasme actuel, il y a lieu de s’interroger surune éventuelle fin de cycle de cette séquence politico-économique datant du début des années 2000. La première décennie du XXIe siècle avait été basée sur une forme d’orthodoxie monétaire, à la suite de l’assainissement des institutions bancaires, mis en œuvre par Kemal Dervis [ministre de l’économie en 2001-2002], après la crise économique endogène de 2001. Depuis les années 2010, la politique économique menée par Erdogan semble plus erratique, ponctuée de récurrentes bravades de celui-ci contre les milieux financiers internationaux. Pour alimenter la croissance et la consommation, les ménages se sont endettés, les entreprises aussi, et les nombreux partenariats public-privé pour financer les mégaprojets sont autant de crédits déguisés. Tout cet ensemble apparaît aujourd’hui comme un échafaudage économico-financier assez fragile.
Deux tiers de la superficie du pays se trouvent sur des failles sismiques actives, et 75 % des pertes et dommages enregistrés au XXe siècle en Turquie y ont été causés par des séismes. Y bâtit-on sur des morts potentiels ?
Y. M. : Il y a une légende urbaine qui dit que, quand un ouvrier meurt « accidentellement » sur un chantier, son corps serait directement coulé dans le béton, pour ne pas entraver les cadences… Cette légende décrit bien, ici, ce rapport du bâti à la mort.
S. L. : Après chaque tremblement de terre, il y a une psychose qui s’installe, et puis, avec le temps, elle diminue. A deux semainesde l’élection présidentielle du 14 mai, les grandes chaînes de télévision, peu oppositionnelles, ne parlent pratiquement plus du séisme. Reste une grande confusion, même parmi les experts urbanistes ou architectes, sur la manière de reconstruire les villes touchées. Certains prônent le modèle des banlieues américaines, avec un étalement pavillonnaire, pas du tout soutenable écologiquement. D’autres évoquent l’épineuse question de la conservation de la mémoire historique de ces cités parfois millénaires.
Dans les régions touchées par le récent séisme, il y aura probablement des zones agricoles et forestières qui seront ouvertes à l’urbanisation, des terrains considérés comme plus sûrs. Et, une fois encore, c’est la nature qui va payer la facture. Vu le prix de l’immobilier dans ces provinces, la construction de bâtiments conformes, avec des technologies coûteuses, a toujours été freinée, voire totalement négligée. De fait, c’est tout le système de contrôle, de vérification et d’homologation qui est à revoir, et, pour l’heure, le pays n’en prend pas le chemin. Le président Erdogan a promis de tout reconstruire en un an, de quoi rester dubitatif quant à la qualité de ces nouveaux bâtiments, probablement édifiés dans l’empressement.
Vous avez analysé, dans vos ouvrages, le rôle de l’agence nationale du logement social, la TOKI. En quoi cet organisme est-il devenu l’aiguillon de tout un système ?
S. L. : La TOKI est, au départ, une initiative publique assez louable. Fondée en 1984 pour pallier le manque de logements pour les habitants aux revenus modestes et freiner l’étalement des quartiers informels, l’agence octroie des crédits à taux réduit pour la construction de coopératives d’habitations, jusqu’en 2003. Depuis, sa mission principale est de faciliter l’accès à la propriété des nouvelles classes moyennes, cœur électoral du pouvoir en place. Hormis la production de logements de qualité plutôt médiocre, la TOKI est habilitée à la mise en application de plans directeurs. Ces opérations urbaines sont menées en puisant dans des réserves foncières, notamment militaires, transférées par l’Etat, ainsi que par des leviers législatifs qui permettent des expropriations rapides.
Y. M. : Dans la pratique, on se rend compte que la plupart des logements TOKI sont aujourd’hui achetés par de petits investisseurs proches de l’AKP. Cette agence, de moins en moins sociale, participe ainsi à une sorte de Monopoly géant.
Istanbul vit dans l’attente du « big one », le grand séisme qui pourrait ravager la mégapole. Comment voyez-vous l’avenir ?
S. L. : Sécuriser l’ensemble du parc immobilier me semble malheureusement impossible. C’est peut-être ça, aussi, qui donne cette vibration à Istanbul. Tous les matins, quand on se réveille et qu’on est encore sain et sauf, on a une sorte de sentiment d’avoir été épargné par le « destin ».
Y. M. : Je serais plus sombre. La situation me fait encore penser à ce roman de Tahsin Yücel, Gratte-ciel [Actes Sud, 2012], où les gens sont enfermés dans « une métropole qui n’appartient ni au passé ni au futur », mais qui maintient ses habitants « dans un présent perpétuel ». Non sans une sorte de lassitude, pour une majorité de la population turque en proie à la crise économique, et dans une phase électorale particulièrement morose.
Propos recueillis par Nicolas Bourcier, Le Monde du 28 avril 2023.