Critiquées pour leur émancipation, les volleyeuses turques, championnes d’Europe, dont la vedette Ebrar Karakurt revendique ouvertement son homosexualité, sont la cible de politiques et des religieux.
L’humanité, le 5 août 2024
Jamais en Turquie, une équipe nationale féminine n’avait déclenché une telle ferveur ni suscité autant la réprobation des conservateurs. Regardées par des millions de téléspectateurs à chacun de leurs matchs, célébrées par des scènes de liesse dans les rues lorsqu’elles ont remporté l’Euro 2023, les joueuses turques de volley-ball, surnommées « les Sultanes du filet », sont aussi la cible d’extrémistes religieux qui conspuent leurs tenues et leur mode de vie.
Numéro 3 mondiale au classement de la Fédération internationale, l’équipe du Bosphore, qui dispute son quart de finale contre la Chine, ce mardi, fait partie des favorites pour une médaille olympique.
En apportant au sport turc son premier titre majeur en septembre, les Sultanes ont aussi découvert la surexposition médiatique. Une joueuse en particulier cristallise les critiques : Ebrar Karakurt (24 ans), une des rares sportives turques à revendiquer son homosexualité. Invisibilisée par la télévision d’État, qui a refusé de l’interviewer pendant l’Euro, cette cadre de l’équipe est régulièrement attaquée sur les réseaux sociaux pour sa défense des droits des LGBTQI+.
Sous le feu des réactionnaires
En 2021, l’attaquante de 1,96 m aux tempes rasées et aux cheveux roses, a posté sur Instagram une photo d’elle et de sa compagne, déclenchant l’ire du quotidien progouvernemental Takvim. Malgré le soutien de l’équipe et de personnalités des milieux sportif et artistique, l’athlète a fini par la retirer.
Le quotidien islamo-conservateur Yeni Akit, qui dénonce « son style de vie contraire aux valeurs de la société turque », a même demandé son renvoi de la sélection, tandis que des religieux ont prononcé des sermons appelant les fidèles à ne pas soutenir l’équipe nationale.
« Ces réactions émanent surtout de religieux et d’apparatchiks de l’AKP (Parti de la justice et du développement, islamo-conservateur, au pouvoir en Turquie – NDLR) mais n’ont pas trouvé de relais dans la société turque, qui soutient les Sultanes et qui est bien plus tolérante, explique Jean-François Pérouse, ancien directeur de l’Institut français des études anatoliennes. Ces critiques n’empêchent pas des centaines de milliers de jeunes filles de s’identifier à cette joueuse. »
Face à l’immense popularité des Sultanes, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, qui avait qualifié les LGBTQI+ de « pervers » durant la campagne pour l’élection présidentielle en 2023, a fini par les féliciter mais en exhortant les Turcs à ne pas transformer « la culture, les arts et les sports (…) en outils de division ». « Il a essayé de récupérer leur victoire dans un élan nationaliste qui va dans le sens de son discours et de sa volonté de prôner l’unité nationale derrière lui », analyse le chercheur.
Hasard du calendrier, la victoire des Sultanes a correspondu aux cent ans de la République laïque, créée par Mustafa Kemal Atatürk, qui a permis l’émancipation des femmes turques. La capitaine Eda Erdem a subtilement dédié la victoire à l’ancien président, tout en flattant l’orgueil national : « À l’occasion du 100e anniversaire de notre République, nous avons d’abord remporté la Ligue des nations, puis sommes devenus championnes d’Europe. Nous avons écrit une belle histoire. Notre peuple nous soutient incroyablement. »
Suivie par plus de 2 millions d’abonnés sur X et Instagram, Ebrar Karakurt, qui a déclaré avant les Jeux vouloir « inspirer les femmes turques », a pour sa part répondu aux insultes par une photo d’elle, bras grands ouverts face à une foule de supporters avec cette légende : « Voici comment j’embrasse tout le monde. Nous gagnerons en nous unissant, pas en nous divisant. »
Pour Yildiz Tar, membre de l’association Kaos GL, Ebrar Karakurt montre que les LGBTQI+ ne se sentent plus intimidés. « Ils et elles se tiennent debout face à ces brimades dignes de l’école primaire, souligne le militant. Et cela agace encore plus les cercles conservateurs. »
Des réactions qui illustrent, selon Jean-François Pérouse, leur peur du changement. « Cela exprime la dimension encore très fortement “mâlocentrée” de la vie politique et de la vie sociale turque, analyse-t-il. Une expression du désarroi de ces hommes qui perdent des positions, de l’influence, et n’arrivent pas à se repositionner et à prendre acte de ces évolutions sociétales. »