Le constructeur automobile chinois, premier fabricant mondial sur le créneau de l’électrique, investit 1 milliard de dollars à Manisa, axe stratégique de la côte égéenne.
Des champs de vignes, d’oliviers et des figuiers, partout des herbes folles. Difficile d’imaginer que cette terre choyée par le soleil méditerranéen s’apprête à accueillir l’une des plus grosses usines de voitures électriques au monde, ses chaînes de productions d’acier et de métal, des robots et machines capables de produire 150 000 véhicules par an.
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C’est ici, sur ce vaste terrain de 100 hectares, que la première dalle de béton de l’usine chinoise du constructeur automobile BYD, premier fabricant mondial sur le créneau de l’électrique – celui-là même qui a détrôné Elon Musk et ses Tesla en 2023 –, sera posée dans quelques mois à peine. Ici, dans cette banlieue perdue et verdoyante de Manisa, cité banale et sans grâce de l’Ouest turc d’à peine 400 000 habitants, mi-agricole mi-industrielle, discret nœud ferroviaire et axe routier situé à moins d’une demi-heure en voiture d’Izmir, troisième ville et deuxième port du pays. Un site pour lequel le montant d’investissement initial prévu par le géant chinois s’élève à 1 milliard de dollars (environ 902 millions d’euros).
C’est dire si l’annonce du projet, cet été, a jeté les autorités locales et nationales turques dans la fébrilité. Retransmise en direct par les principaux médias du pays, la cérémonie de signature a réuni, à Istanbul, le 8 juillet, le président Recep Tayyip Erdogan, son ministre de l’industrie et de la technologie, Mehmet Fatih Kacir, et le créateur et directeur général de BYD, le multimilliardaire Wang Chuanfu. Ce dernier a annoncé son intention d’imposer un calendrier accéléré, visant à terminer la construction de l’usine d’ici à fin 2025 et à déployer les premiers véhicules d’ici à mi-2026.
Conditions d’importation draconiennes
Le ministre Mehmet Fatih Kacir a, lui, affirmé après la cérémonie que « cet investissement dans la production de véhicules à forte valeur ajoutée renforcera [l’]industrie automobile [du pays] », se réjouissant de l’attractivité d’une Turquie vouée à devenir « un centre pour les investissements étrangers et aussi un centre d’innovation et de technologies vertes de pointe ». A peine une semaine plus tard, lors de sa visite sur le site de Manisa, il ajoutera : « Ce projet historique en termes d’ampleur et de qualité produira des véhicules électriques en Turquie et les exportera vers les marchés mondiaux, notamment en Europe. »
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Tout est dit, ou presque. Voilà donc l’imposant BYD aux portes du marché automobile européen avec un mégaprojet et la bénédiction turque, après l’annonce d’une première usine en Hongrie. Une opportunité unique au moment où la guerre des tarifs douaniers entre la Chine et ses partenaires n’a jamais autant pesé sur le commerce mondial. Ainsi, en mai, Washington a quadruplé ses tarifs pour les véhicules électriques (VE) fabriqués en Chine, désormais soumis à des droits de douane de 100 %.
Et pas plus tard qu’en juin, soit quelques jours à peine avant l’accord de Manisa, Bruxelles emboîte le pas et annonce que les importations de VE chinois se verraient dorénavant imposer des droits de douane supplémentaires « provisoires » de 9 % à 36,3 %, onze mois après avoir lancé une enquête antisubventions sur les voitures à batterie assemblées sur le continent. BYD se voyant appliquer une augmentation de 27 %… que le groupe chinois pourra désormais contourner grâce à l’usine de Manisa.
Lié à l’Union européenne par un traité d’union douanière en vigueur depuis 1995, le gouvernement turc a de fait le droit, en vertu de cet accord, d’exporter à destination des Etats européens les véhicules automobiles produits sur son territoire, sans avoir à acquitter des droits de douane supplémentaires. Autrement dit, sans les obstacles tarifaires et non tarifaires. L’augmentation, en mars, par le ministère du commerce turc, de près de 40 % des tarifs douaniers sur les véhicules fabriqués en Chine et l’imposition, prévue en octobre, de nouvelles conditions d’importation draconiennes sur les voitures hybrides rechargeables semblent avoir fait le reste. « Tout a été fait pour les inciter à venir produire chez nous,sourit Oguz Murat Pinar, secrétaire général adjoint à la mairie de Manisa. Et puis ici, sur place, tout était prêt question logistique, il leur a suffi d’à peine un an d’étude stratégique pour donner leur feu vert. »
Hostilité des syndicats
Ainsi, l’Etat a fourni gracieusement à BYD ce vaste terrain. Celui-ci était destiné initialement au constructeur Volkswagen. Le groupe allemand avait jeté son dévolu sur Manisa en 2019 pour un projet d’usine qui visait à fournir près de 4 000 emplois. La localisation de la ville, une zone industrielle qui ne demandait pas mieux que de s’étendre, une main-d’œuvre compétitive : les atouts étaient nombreux, mais l’investissement a tourné court. En décembre 2020, le groupe de Wolfsburg abandonne le projet face à l’hostilité des syndicats et d’une opinion publique allemande marquée par l’intervention militaire turque en Syrie.
Les premières équipes d’ingénieurs chinoises se sont rendues à Manisa début septembre, comme l’a constaté Le Monde, pour poser les études préalables de terrain et de raccordements du site. Une petite dizaine de spécialistes envoyés sur place pour quelques jours, et ayant déjà l’expérience des précédentes implantations d’usines BYD en Thaïlande, en Hongrie et en Afrique du Sud.
Rien n’a encore réellement filtré sur les stratégies de production et développement du groupe à Manisa. Le ministre turc Mehmet Fatih Kacir espère la création de 5 000 emplois directs et 20 000 à 25 000 emplois indirects. Des chiffres non confirmés par la mairie, tenue par le principal parti de l’opposition turque, et qui préfère tabler sur une augmentation de la population, selon une projection de ses services, de 50 000 à 100 000 personnes.
D’après les experts, BYD mise dans un premier temps sur 50 000 à 75 000 véhicules vendus par an à l’Union européenne et entre 20 000 à 25 000 sur le marché local. De quoi alimenter le secteur des VE en plein boom en Turquie, malgré la crise économique et une inflation annuelle de plus de 50 % selon les données officielles (plus de 90 % selon des études indépendantes). Le pays compte ainsi 20 900 bornes électriques sur les routes, l’infrastructure des charges rapides a été multipliée par cinq au cours des douze derniers mois.
Premiers nuages
Cet accord de Manisa vient couronner une stratégie de développement international axée sur une densification commerciale voulue par Pékin et Ankara. Selon les données de l’Assemblée des exportateurs turcs (TIM), les ventes turques vers la Chine ont ainsi augmenté de 51 % en juillet par rapport à la même période en 2023, atteignant 312,9 millions de dollars. Des volumes encore relativement modestes (la Chine est le 16e pays d’exportation de la Turquie), mais dont l’élan reflète bien la complémentarité affichée entre les deux capitales, attachées à la défense du multilatéralisme et des coopérations pragmatiques.
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Cette idylle pourrait toutefois voir s’approcher les premiers nuages. En juillet, quelques jours à peine après la signature du contrat à Istanbul, le ministère du commerce chinois a réuni les dirigeants de plus d’une douzaine de fabricants de voitures électriques pour discuter des risques liés à la construction d’usines à l’étranger. Les représentants du gouvernement ont demandé aux constructeurs, selon Bloomberg, de mieux protéger leurs actifs et leurs technologies, insistant sur le fait que les pièces importantes soient produites en Chine avant d’être envoyées dans d’autres pays pour y être assemblées. Ils leur auraient également demandé d’éviter d’investir dans des pays tels que l’Inde et… la Turquie. De quoi potentiellement limiter en matière de développement technologique l’usine de Manisa et de réduire le site à des chaînes d’assemblage. Loin des promesses enthousiastes de l’été.