« Sacralisée, l’institution familiale traditionnelle devient un totem qu’il faut, selon le gouvernement en place, défendre contre d’hypothétiques « menaces ». Dans les faits, cette posture des autorités nuit au combat qu’une partie de la société civile turque livre contre une menace qui, elle, est dramatiquement réelle : les violences faites aux femmes » dit Ludovica Tua dans The Conversation.
Faire défiler la page Instagram de la plate-forme turque « Nous arrêterons les féminicides » (Kadın cinayetlerini durduracağız platformu, @kadıncinayetlerinidurduracağızplatformu), équivaut à feuilleter un album de photos, une collection de portraits en noir et blanc et en couleur dont la mise en page suit un schéma récurrent : d’un côté, l’image d’une femme ; de l’autre, ses nom et prénom, suivis par une inscription, toujours la même : Bu bir kadin cinayetidir, « ceci est un féminicide ».
La consultation de cet album macabre est certes dure, mais elle demeure un acte nécessaire qui permet de prendre la mesure d’une tragédie, le féminicide, qui jalonne le quotidien de la Turquie.
Cette page Instagram a pour fonction de commémorer les victimes et d’alerter sur un problème systémique qui concerne toutes les femmes turques, indépendamment de leur provenance sociale et géographique ou de leur âge. Elle rend compte de ce que veut dire être une femme en Turquie, où les chiffres officiels relatifs aux féminicides n’existent pas, où aucun canal d’information institutionnel ne s’occupe ouvertement de cette question et où seul le travail des associations et la communication qui en est faite sur les réseaux sociaux permettent de saisir l’ampleur du phénomène.
La Turquie et la Convention d’Istanbul
En 2011, la Turquie est le premier pays à parapher un texte fondamental adopté par le Conseil de l’Europe et signé par 45 de ses 47 États membres, seuls l’Azerbaïdjan et la Russie refusant de le faire (aussi : Bulgaria, Hungary, Czechia, Latvia, Lithuania and Slovakia, il me semble) : la Convention d’Istanbul (d’où le nom du traité), dont le but est de mettre fin à toute forme de violence envers les femmes à l’échelle internationale, à travers des initiatives de prévention et des campagnes exigeant que les responsables de ces violences soient punis plus sévèrement.
Or, malgré l’urgence du problème, véritable phénomène systémique qui s’est encore aggravé durant les confinements, la Turquie a décidé, en juillet dernier, de se retirer de la Convention. Prétexte invoqué : ce texte menacerait l’intégrité de la famille (car il a été conçu en Europe et pour des États européens qui, d’après le président, placent l’individu avant la famille) et risquerait de normaliser l’homosexualité. En Turquie, l’homosexualité n’est pas illégale, mais elle reste un sujet tabou, dont l’explicitation risque d’avoir des répercussions (notamment en termes d’agressions et de discrimination au travail).
Sacralisée, l’institution familiale traditionnelle devient un totem qu’il faut, selon le gouvernement en place, défendre contre d’hypothétiques « menaces ». Dans les faits, cette posture des autorités nuit au combat qu’une partie de la société civile turque livre contre une menace qui, elle, est dramatiquement réelle : les violences faites aux femmes.
Le maintien du statu quo de la famille traditionnelle ne peut pas s’accompagner de la protection des femmes contre les violences : les deux sont mutuellement exclusifs. La ligne cynique suivie par le pouvoir relègue les féminicides à un problème secondaire en Turquie. Là aussi, le fait de renoncer à une Convention qui est censée protéger les femmes turques contre des agressions qui ont lieu tous les jours, sous prétexte que la vision que l’Europe a de la famille est différente, voire incompatible avec celle d’Ankara, signifie que, aux yeux du gouvernement, défendre cette idée de famille face à des menaces supposées est plus important que défendre les femmes exposées à des menaces très concrètes.La Turquie quitte la Convention d’Istanbul réprimant les violences contre les femmes, France 24, 20 mars 2021.
Avant Erdogan : un féminisme d’État ambigu
Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment le pays qui a été un des premiers en Europe à autoriser les femmes à voter est devenu le premier à sortir de la Convention d’Istanbul ?
Lorsque l’Empire ottoman s’effondre définitivement après la Première Guerre mondiale, l’idéologie nationaliste qui contribue à la fondation de la nouvelle République de Turquie donne une définition très nette « des rapports de sexe » et « du rôle attendu de chacun dans le récit que l’on se fait de soi ».
À travers l’adoption d’un nouveau code civil qui abolit la polygamie (1926), puis l’octroi du droit de vote (1934), le droit au divorce et l’encouragement à adopter un style de vie (et vestimentaire) à l’occidentale, le gouvernement kémaliste cherche à faire des femmes turques un exemple, une vitrine ; la preuve de la « révolution culturelle » qu’il entame dans le pays.
La situation des femmes est ainsi inscrite dans le cadre de la modernisation à marche forcée du pays, nécessaire pour montrer son évolution par rapport à l’époque impériale ottomane (XIVᵉ-XXᵉ siècle) et, par conséquent, son droit à être inclus au sein des grandes nations modernes européennes.
Néanmoins, ce « féminisme d’État » prôné par une élite masculine et accueilli avec une grande joie par les femmes issues de la bourgeoisie urbaine (Istanbul, Ankara, Izmir, etc.) peine à s’imposer chez les femmes les plus conservatrices, contraintes à ne pas porter le voile dans les universités et dans la fonction publique, ou chez celles vivant dans les zones rurales du pays.
En même temps, lorsque des femmes souhaitent former des partis politiques indépendants de celui au pouvoir, leurs initiatives sont étouffées, au prétexte que leur émancipation a déjà été atteinte.
Par conséquent, dès les années 1980, nombreuses sont les militantes et les intellectuelles qui rappellent que l’affranchissement des femmes turques au début du XXe siècle a été partiel, voire illusoire : les femmes étaient « émancipées mais pas libres », autorisées à poursuivre un modèle d’affranchissement à l’européenne sans pourtant pouvoir remettre en cause les codes patriarcaux dominant la société et les cadres familiaux.
L’AKP et les femmes : du progressisme à la répression
Lorsque l’AKP de Recep Tayyip Erdogan se porte candidat aux législatives de 2002, qu’il remportera, son programme électoral contient une rubrique consacrée aux femmes, et à la nécessité de les inclure au sein de la vie politique du pays.
Dans une logique différente de celle de son prédécesseur, le Refah Partisi (le Parti de la prospérité), l’AKP se présente dès le début de son mandat comme étant plus ouvert et enclin à avancer sur les réformes portant sur la condition des femmes turques.
Cependant, selon certains, cette politique, nettement visible durant le premier mandat de l’AKP (2002–2007), n’a été favorisée que par le fait qu’à l’époque, la Turquie essayait encore de se plier aux conditions d’adhésion à l’UE posées par Bruxelles.
Étant donné les exigences de l’Union en termes de droits civils, la réussite de certains chantiers (notamment celui du changement du code pénal de 2004 accordant, entre autres, un statut égalitaire aux hommes et aux femmes mariés) s’explique non seulement par la détermination des activistes, mais également par les pressions exercées par l’Union européenne.
Néanmoins, une fois que les négociations avec l’UE furent gelées, et en concomitance avec le virage autoritaire d’Erdogan (à partir du deuxième mandat de l’AKP, qui démarre en 2007), les discours tenus par la classe dirigeante sur les femmes s’imprégnèrent d’une idéologie plus conservatrice.
En témoignent les déclarations faites en 2012 par Recep Tayyip Erdogan, alors premier ministre, à propos de l’avortement – dont le délai autorisé passe alors de 10 à 4 semaines – et de la césarienne, les deux étant comparés à une action criminelle fomentée par les ennemis de la Turquie. Erdogan a également appelé les femmes à rester à la maison, à faire au moins trois enfants, et à s’occuper de la famille – car, selon le pouvoir turc, du bien-être de la famille dépend la survie et le salut de la nation entière.Nous, femmes journalistes, en résistance en Turquie – Leila à Istanbul.
La nécessité de résister
Tous ces discours sont des illustrations criantes d’un environnement où le rôle de la femme n’est envisagé qu’à travers une optique religieuse conservatrice qui fait d’elles les seules en charge de l’assistance familiale (c’est-à-dire du care), un domaine délaissé par l’État notamment pour des raisons économiques.
À l’heure où la famille traditionnelle qui cantonne les femmes au foyer est présentée comme la seule organisation familiale possible pour garantir la survie de l’État turc, les militantes qui y s’opposent sont discréditées et accusées d’être les agents des conspirations occidentales.
Autrefois exemples visibles de la révolution culturelle prônée par Kemal Atatürk, les femmes turques, qui se retrouvent pour manifester dans le quartier du terminal du ferry de Kadıköy en 2021, demandent à grands cris à être entendues et protégées ; elles demandent des peines plus sévères pour les hommes qui ont tué leurs amies, leurs sœurs et leurs mères. Elles chantent et montrent fièrement leurs pancartes et leur corps, malgré la foule de policiers anti-émeute qui les encercle.
Et si l’espace public est trop dangereux ou inaccessible, des comptes Instagram tels que @kadıncinayetlerinidurduracağızplatformu, ou des hashtags sur Twitter tel que #yeterartık (maintenant, ça suffit) permettent de donner un nouvel élan à leur propos. Se crée ainsi une nouvelle forme de solidarité (et de sororité) qui fait des likes et des hashtags un outil du combat pour la défense des femmes turques.
Ludovica Tua est doctorante en co-tutelle à l’Université Toulouse 2 Jean Jaurès, Aix-Marseille Université (AMU)
The Conversation, 25 novembre 2021, Ludovica Tua