L’historien et spécialiste des génocides Vincent Duclert met en garde, dans une tribune au « Monde » : la guerre que mène l’Azerbaïdjan depuis trois ans dans le Haut-Karabakh n’est territoriale qu’en apparence. Il faut lire ce conflit dans l’histoire longue et tragique du génocide arménien perpétré par la Turquie en 1915.
Le Monde, le 23 septembre 2023
Le sort des 120 000 Arméniens du Haut-Karabakh, acculés à la défaite militaire et à la perte de toute souveraineté, réduits à des « séparatistes », des « terroristes », par l’ennemi azerbaïdjanais qui a attaqué une nouvelle fois, lundi 18 septembre, renvoie aux pires événements du siècle dernier. Et accroît toutes les inquiétudes des démocrates sur la prévention et la répression du crime de génocide, alors que seront commémorés les 75 ans de la Convention des Nations unies, adoptée le 9 décembre 1948 à Paris.
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Pourquoi mentionner un crime de génocide alors que le conflit au Caucase paraît essentiellement territorial ? Il l’est à première vue. Mais s’y loge un risque d’extermination de la population du Haut-Karabakh et de destruction d’une terre arménienne sous couvert d’une opération de reconquête. Il s’agit d’en informer la conscience publique.
Le Haut-Karabakh, que le régime du président Aliev ramène de force dans la « mère patrie », est une enclave de peuplement intégralement arménien, rattachée à ce pays turco-musulman par Staline en 1921. Avec l’effondrement du bloc soviétique, les Arméniens d’Azerbaïdjan, victimes de pogroms de plus en plus sanglants commis par les nationalistes azéris, proclament l’indépendance du Haut-Karabakh en 1991. Menacée de destruction, la petite République reçoit le soutien militaire de la République d’Arménie, qui s’est elle aussi libérée du joug soviétique. Contre toute attente, elle repousse les assauts militaires et s’empare de territoires azerbaïdjanais. L’Artsakh, nouveau nom arménien du Haut-Karabakh, bénéficie alors, de 1994 à 2020, d’une continuité territoriale avec la République d’Arménie, forgeant des frontières nouvelles, comme en Europe avec l’ex-Yougoslavie – cette dernière transformée par les volontés d’indépendance auxquelles répond le nettoyage ethnique contre les civils.
Situation hautement périlleuse
Les prétentions territoriales de l’Azerbaïdjan postsoviétique sur le Haut-Karabakh sont donc très contestables, même si, prudemment, aucune nation n’a consenti à reconnaître la République d’Artsakh après 1991. Durant ces trois décennies, la Russie a imposé un statu quo plutôt favorable aux Arméniens qui, de doute façon, n’avaient pas le choix de leurs protecteurs, puisque sans soutien international (sinon celui de la France avec des moyens d’action toutefois limités).
Ces trois décennies s’achèvent brutalement le 27 septembre 2020 avec l’offensive générale de l’Azerbaïdjan et de la Turquie. Une guerre de quarante-quatre jours ne se limite pas pour les assaillants à reconquérir les territoires azerbaïdjanais perdus en 1994. Trois districts arméniens du Haut-Karabakh sont saisis et l’enclave est isolée de la République d’Arménie par un couloir, celui de Latchine, en théorie sous protection de la Russie, dont l’intervention impose le cessez-le-feu du 9 novembre 2020.
Mais très vite, l’Azerbaïdjan supplante la Russie de Vladimir Poutine, certainement satisfaite d’infliger une leçon aux démocrates d’Erevan. Le règlement qui vient d’être signé le 20 septembre, qui procède à l’annexion du Haut-Karabakh par l’Azerbaïdjan, l’est sous l’égide de la Russie. La situation est hautement périlleuse pour la République d’Arménie, elle-même bordée au sud par une enclave azerbaïdjanaise (Nakhitchevan). La dictature d’Aliev profite aussi des manœuvres autour de l’Iran auquel elle s’oppose, expliquant l’inconcevable soutien d’Israël à l’Azerbaïdjan. Les attaques sur le sol arménien se multiplient, et l’avenir territorial de l’Arménie est désormais hautement compromis. Et pas seulement son avenir territorial.
Obsession anti-arménienne
Ce qui se produit dans le Caucase, la guerre turco-azerbaïdjanaise depuis trois ans, peut être analysé comme une entreprise délibérée de détruire les capacités psychologiques et les forces morales d’un peuple de rescapés du premier génocide du XXᵉ siècle. Leur résistance rappelle le crime commis en 1915 par l’Empire ottoman des unionistes, elle empêche le monde de pratiquer l’oubli de l’histoire. Cette affirmation peut me valoir la commisération d’experts institués ou de groupes de pression pour qui l’alerte sur un risque de génocide ou sur un génocide en cours relève de l’insupportable propagande qu’exerceraient des victimes pour perturber le sommeil des nations civilisées. Et pourtant… les faits sont là, et leur analyse à l’aune de la longue durée de l’histoire est implacable. Les faits très immédiats d’abord, avec les moyens de violence extrême utilisés par les assaillants turco-azerbaïdjanais depuis l’offensive générale du 27 septembre 2020. La fermeture du corridor de Latchine, décidée unilatéralement par l’Azerbaïdjan le 12 décembre 2022, renforcée encore le 11 juillet 2023, aboutit à détruire un peuple, intentionnellement, par la faim. L’article 2 c de la Convention de 1948 fonde l’analyse de l’ancien procureur général de la Cour pénale internationale : dans un rapport indépendant du 7 août dernier, Luis Moreno-Ocampo alerte sur un « génocide en cours » et appelle à enquêter sur les responsabilités azerbaïdjanaises dans la destruction finale du groupe arménien du Haut-Karabakh.
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Les faits structurels ensuite, avec l’obsession antiarménienne des deux Etats assaillants, sortis en droite ligne, au lendemain de la première guerre mondiale, du régime des unionistes génocidaires (ce que l’historien Taner Akçam a démontré), avec leur politique intérieure comme extérieure polarisée depuis un siècle sur le négationnisme du génocide. Les deux guerres d’agression du Haut-Karabakh, en 1991-1994 et en 2020-2023, doivent être analysées à l’aune de ces fondements turco-azerbaïdjanais.
Enfin, la longue durée du processus génocidaire, dès 1894, et du génocide des Arméniens de 1915 parachevé après 1919, comme on le sait depuis les travaux de l’historien Raymond Kévorkian.
Consentir à l’anéantissement des horizons d’attente d’un peuple survivant est se condamner, tout simplement, à perdre la connaissance de ce que l’humanité est capable contre elle-même, et à oublier la dette qui nous incombe de n’avoir pas sauvé les Arméniens – à l’exception d’un vice-amiral français faisant prévaloir l’éthique de sa mission. C’est choisir de renoncer à la justice et aux figures de notre modernité, dont Jaurès, se dressant dès 1896 contre « une guerre d’extermination [qui] a commencé » contre les Arméniens. Avec les événements du Haut-Karabakh, nous sommes bien au cœur de cette longue durée de l’histoire tragique.
Vincent Duclert, historien, est ancien directeur du Centre Raymond-Aron (Cespra, EHESS-CNRS). Il publie en octobre « Arménie. Une guerre sans fin et le monde qui s’éteint »(éditions des Belles Lettres, 80 pages, 13 euros).