TRIBUNE – Çiğdem Koç est une avocate turque engagée dans la défense des droits humains. Dans ce texte bouleversant, elle brosse pour Voix de l’Hexagone le portrait de plusieurs intellectuels, politiques ou avocats pourchassés, emprisonnés et tués dans son pays. Un vibrant plaidoyer pour la démocratie, la paix, la liberté et l’égalité.
Le poète iranien Shirazi écrit dans l’un de ses poèmes : « Nous avons besoin d’une vie de plus, après notre mort, parce que nous avons passé cette vie à espérer. »
Nous voulons décrire la perception du droit par la Turquie dans un langage exempt de la douleur ressentie et du sentiment d’injustice qui tourne comme un couteau à l’intérieur des gens. Mais peut-être ces lignes ne concernent-elles que nous.
Ces dernières années, nos amis – les intellectuels emprisonnés – et nous, avons subi de graves violations du droit et des droits de l’homme. C’est aussi vrai pour les défenseurs des droits et les avocats que nous avons confiés au sol de mon beau pays. Ils sont désormais immortalisés dans des fresques murales gravées avec nos ongles, dans nos esprits, et laissés à la merci de l’histoire. Nous sommes malheureux mais pas désespérés.
Le fait que les libertés de pensée et d’expression errent comme des réfugiés agités dans l’esprit des gens n’est pas seulement le problème principal de notre pays, mais vraisemblablement aussi du monde. Même dans les sociétés les plus démocratiques, la véritable démocratie est en quelque sorte la proie des sacrements. Je ne nierai pas que j’ai parfois senti que l’esprit humain s’y prête, que les gènes égoïstes et opportunistes de cette forme de vie à laquelle nous appartenons n’arriveront jamais qu’aux limites de la démocratie et de son élément le plus important : la liberté d’opinion et d’expression.
Nous n’acceptons pas que le racisme, un certain type de fanatisme qui englobe toutes les religions et les discriminations liées au sexe soient présents dans nos vies, dans toutes les sociétés et à tous les âges. Toutefois, il ne me semble pas possible de combattre la nature mauvaise de l’être humain.
Dans ces ténèbres, certaines personnes ont toujours détenu « une vie de plus », pour reprendre le vers de Shirazi. C’est pourquoi l’être humain ne s’est jamais complètement rendu à ces ténèbres. Le combat a toujours continué. Grâce à ces individus, il a été possible de maintenir cette lutte vivante en raclant la croûte des blessures infligées dans les défaites.
Nous appelons ces gens les intellectuels de la société. Écrivains, artistes, avocats, défenseurs des droits. Des gens assez courageux qui ont conscience du risque qu’ils encourent et assez honorables pour en payer le prix. Si nous ne nous sommes pas rendus, je pense que c’est grâce à ceux qui se sont continuellement transmis le drapeau de la démocratie, sans jamais le laisser tomber. Ils ont protégé nos corps d’un froid malveillant.
Ces personnes sont parmi celles qui ont le plus souffert du saccage du droit qui a lieu dans mon pays depuis un certain temps. Des gens dont les funérailles se sont transformées en actes résistance et dont les emprisonnements ont fait éclore des jardins d’espoir.
Tahir Elçi, notre collègue et Bâtonnier de l’Ordre des Avocats de Diyarbakır, a été abattu en pleine rue en plein jour le 28 novembre 2015. Depuis, la douleur ne nous quitte pas, comme du verre pilé dans nos yeux. Elle ne nous quittera jamais. Ses assassins n’ont pas été retrouvés depuis toutes ces années. Ce meurtre non-résolu est aussi un symbole de résistance. Tahir Elçi lui-même a consacré sa vie à l’élucidation des meurtres non-résolus.
L’avocate Ebru Timtik, que nous avons perdue le 27 août 2020, après une grève de la faim, est la marque d’une autre douleur, d’un chagrin du cœur qui hante nos âmes. Comment oublier notre collègue, qui marchait à mort pour la justice, pour son droit le plus naturel à cette époque qui se prétend moderne ? Époque où un avocat ne peut trouver d’autre voie que la grève de la faim pour exiger un procès équitable. Et ses collègues, ses camarades et sa sœur, avec qui elle a été jugée, sont toujours en prison.
Quant à Ahmet Altan, l’un des plus grands romanciers non seulement en Turquie mais également dans le monde, il a été emprisonné pendant près de cinq ans simplement parce qu’il a écrit au nom de la démocratie durant quarante années. Il est enfin libre aujourd’hui, mais qui nous donnera un récit de ces cinq années passées loin de lui ? Ce grand maître des mots turcs, cet homme courageux qui a réussi à chanter l’indicible. Cet homme a déjà écrit son histoire en prison, à travers trois livres. Chacun est un manifeste laissé à l’Histoire, chacun résonne encore dans les salles d’audience.
Sa vie extraordinaire perdurera jusqu’à l’apocalypse de la littérature. Il est devenu inviolable, il a démoli les murs avec la magie de l’écriture. L’injustice qu’il subit se poursuit. Il est encore victime de calomnies d’une partie de la société. Pourtant, le Pouvoir, qui se nourrit de mensonges, s’agenouille face à son aura littéraire. Si Ahmet Altan est l’un des mieux placés pour nous aider à garder espoir dans cette vie. Et si nous avons une vie de plus, elle a du sens, ne serait-ce que pour le remercier.
Nous avons rendu des avocats à la terre et nous essayons de nous consoler avec l’odeur des roses qui fleurissent sur leurs tombes. Un vaillant avocat, mon ami le président de l’Association des avocats progressistes (ÇHD), Selçuk Kozağaçlı[1], dont je suis honorée d’être la collègue aest l’un de ceux qui ont contribué à transformer la colère de ce parfum de rose en lutte et qui en ont payé le prix. Il y aurait moins d’injustice s’il était libre, nous serions tous plus en sécurité s’il était libre. Il a toujours poursuivi ses rêves, avec un poing levé que personne n’est parvenu à ouvrir. Sa vie est un roc contre laquelle tout le monde s’appuie, des mineurs[2] qui sont sous les décombres aux villageois qui sont bombardés. Il a toujours porté avec honneur le drapeau de la longue tradition révolutionnaire des avocats.
Selçuk Kozağaçlı est emprisonné depuis cinq ans. Il n’existe aucun autre élément de preuve contre lui que les aveux de fieffés menteurs. Il est l’honneur de notre profession. Parfois, je songe à un poème qu’il a lu à haute voix ;
« On pense que cette histoire de rose continuera toujours comme ça,
Cela se passe toujours comme ça, mais un jour la fin changera. »
Il aime aussi à dire : « Nous allons gagner ! », et oui, l’odeur des roses sur les tombes de nos amis nous le rappelle : « Un jour, la fin changera définitivement. »
L’histoire du peuple kurde est un drame sans fin. C’est une soif de paix nourrie par les douleurs des tortures, des morts, des migrations. Ce que certains appellent la « question kurde » n’est en réalité rien de plus que la lutte d’un peuple pour exister dans la dignité. Le coprésident du Parti démocratique des peuples (HDP – pro-kurde), Selahattin Demirtaş, a métamorphosé cette lutte en espoir. Il est emprisonné depuis des années. Demirtaş, qui a gagné l’amour non seulement du peuple kurde, mais également de tous les franges de la société qui réclament la démocratie, la paix et l’égalité de citoyenneté, n’a toujours pas retrouvé sa liberté malgré une décision de la CEDH[3]. Mais pour nous, seul son corps est en prison. Grâce aux livres qu’il a écrits, et le langage de paix qu’il n’a jamais abandonné, il est maintenant aimé d’une grande partie de la société. Son épouse et ses filles, qu’il « regarde » de loin, nous donnent des leçons d’amour et affection.
Demirtas a grandi la politique, en ce qu’elle peut apporter aux individus et à la dignité humaine. Il en a pris soin, comme d’un arbre soigneusement protégé à travers ses romans, histoires et chansons folkloriques qu’il a écrits en prison. Il fait figure d’étoile polaire du peuple. Peu importe s’il est dans une prison sur la montagne.
Le jour où l’injustice subie par lui et ses camarades prendra fin, nous porterons nos plus beaux vêtements et chanterons les chants de la victoire en les ajoutant aux chants de la paix. Nous célébrerons non pas la fraternité, mais l’égalité. Si je suis si sûre de moi, c’est parce que je connais l’existence de ce brave homme, retenu dans la prison d’Edirne depuis des années, et qui continue de résister.
Chez nous, les défenseurs des droits humains et les activistes ne sont pas très appréciés par les gouvernements. Il en a toujours été ainsi. Cependant, nous l’avons dit, tout notre combat réside dans le fait de changer cette situation.
Osman Kavala[4] est un homme d’affaires qui pourrait cultiver l’oisiveté et l’amusement s’il le voulait. Mais il a commencé à s’engager pour la paix sociale et l’art et à mener des projets culturels. Quelqu’un comme lui, qui a poursuivi ses rêves de démocratie, de paix et d’égalité, ne pouvait rester impuni. Il est en prison depuis des années pour une raison que personne ne peut comprendre. Malgré la recherche de preuves concrètes et tangibles, aucun crime ne peut lui être imputé. Le surréalisme de l’histoire d’Osman Kavala aurait de quoi rendre Kafka jaloux.
Tout a commencé lorsqu’il a été déclaré, au cours d’un procès, responsable des événements de Gezi (un grand mouvement de contestation éclos en 2013). Il constitue depuis un trou noir dans notre histoire judicaire, même si la CEDH est intervenue en sa faveur. « Je suis vraiment désolé pour mon pays », a-t-il déclaré, alors qu’il a en fait subi la plus grandes injustices. Pourtant, il n’a jamais montré du ressentiment, il n’a pas renoncé à aimer son pays et à œuvrer pour les gens, même en prison. Le désespoir ? Jamais !
Si on reprend mon récit au début, en suivant les petits cailloux que j’ai semés dans les chemins de cet article, on arrive au moment où j’évoque difficulté de mettre en œuvre une véritable démocratie pour les hommes. Des individus ne veulent pas donner de voix ni même le droit à la vie à qui que ce soit, à part au sein de leur quartier. D’autres portent des masques démocrates pour prétendre qu’ils sont différents des premiers. L’humanité ne ressemble-t-elle pas à un groupe d’enfants querelleurs et troublés ?
Un jour, le député du HDP et défenseur des droits humains Ömer Faruk Gergerlioğlu[5], a donné une leçon à ces enfants. Il est monté sur scène et a affirmé : « Celui qui a une conscience ne demande pas d’identité. » Par ces mots, il a montré qu’être le représentant du peuple signifie agir non seulement pour ceux qui ont voté pour lui, mais aussi pour ceux qui ont fait du mal, sans garder rancune, puisque les oppresseurs et les opprimés changent constamment de place. Son immunité a été levée, puis il a été emprisonné pendant 96 jours. Contrairement à son immunité, sa conscience est intouchable, indomptable.
Ces intellectuels, vaillants et braves gens dont j’ai cité les noms sont des symboles. Dans les livres, tout un pan de l’histoire des luttes de mon pays est absent. Je dois m’excuser auprès de ceux que je n’ai pas pu mentionner ici.
Dans des sociétés comme la nôtre, ceux qui prennent tous les risques possibles pour lutter pour la démocratie n’ont pas peur d’en payer le prix. Ils en paient le prix en riant, même quand vient leur tour. Ils sont encore ceux qui empêchent nos âmes de mourir de faim.
Nous qui essayons de marcher d’un pas sûr dans leur ombre, notre plus grand honneur est d’être leurs contemporains et d’essayer de partager leurs rêves.
« J’ai vu ces héros aussi
J’ai traversé le pont qui va au soleil avec eux », comme l’écrivait bien Nazim Hikmet. Nous devons faire l’effort de traverser ce même pont avec ceux qui nous maintiennent en vie.
« Toi aussi,
Sors ton cœur de la cage de ta poitrine ;
Jette-le dans le feu tombant du soleil ;
Jette ton cœur près de nos cœurs », ajoute ce grand poète.
Notre dette envers ceux dont le cœur est enflammé et qui s’unissent pour la lutte pour la démocratie ne finira jamais.
Peu importe le nombre de vies que nous vivons, même si cela prend une vie de plus, nous vivrons chacune d’elles avec espoir.
Nous avons commencé ce voyage avec Shirazi, finissons donc avec lui :
« Nous n’avons pas besoin de bougies pour notre fête ce soir,
Ce soir, notre assemblée est complète avec la lumière de visages amicaux. »
La lumière des visages désormais lointains de nos amis est toujours parmi nous.
Jusqu’au jour où nous apporterons l’espoir à une assemblée amicale, rêvant de l’éclat de ce jour-là…
Voix de l’Hexagone, 14 septembre 2021, Çiğdem Koç
Notes :
[1] La ÇHD est la plus ancienne association d’avocats de Turquie. Elle est considérée comme une organisation terroriste par les autorités turques. Selçuk Kozağaçlı a finalement été condamné à 10 ans et 15 mois de prison, en avril 2021. Six-sept autres avocats ont écopé de peines allant de 3 à 18 ans d’emprisonnement. Un nouveau jugement doit être rendu le 15 septembre 2021.
[2] L’auteure du texte fait référence à l’accident minier de Soma, survenu le 13 mai 2014. Cette explosion minière a fait 301 victimes.
[3] Dans un arrêt du 22 décembre 2020 la CEDH a lourdement condamné la Turquie pour la détention de Selahattin Demirtas, leader pro-kurde, et ancien candidat à la présidentielle turque.
[4] L’homme d’affaires Osman Kavala a été accusé de «tentative de renversement du gouvernement» pour avoir soutenu un mouvement de contestation antigouvernementale en 2013, connu sous le nom de «mouvement de Gezi». La CEDH a condamné sa détention dans un arrêt du 10 décembre 2019. Détention que la justice turque a décidé de prolonger le 2 septembre 2021.
[5] Ce député pro-kurde a été arrêté et jeté en prison au début du mois d’avril 2021.
Traduction : Ensar Nur, Ella Micheletti