La Veille stratégique et géopolitique de la Turquie de l’Institut Thomas More est un outil mensuel de suivi et d’analyse de l’actualité géopolitique turque et du monde turcophone. Elle est présentée en anglais et en français et est composée de trois parties : Analyses et débats, Résumés des principales publications et Tableau de veille. La Veille N°16 couvre la période allant du 15 septembre au 15 octobre 2022.
Part 1. Analyses et débats
Cette première partie propose de courtes analyses de l’actualité géopolitique et des débats stratégiques pendant la période couverte par la veille.
L’équilibre critique des forces turco-grecques au regard de la question des F-16
Le Sénat américain a retiré la proposition d’amendement à la loi d’autorisation de la défense nationale de 2023 (NDAA), qui comprend le budget de la défense, amendement qui aurait empêché la vente de F-16 à la Turquie en mettant en avant des conditions liées à la Grèce. Ainsi, la condition selon laquelle les F-16 vendus à la Turquie ne devaient pas être utilisés dans l’espace aérien grec a été supprimée.
Rappelons que la vente de 40 avions de combat F-16 Viper et de 80 kits de modernisation que la Turquie voulait acheter aux États-Unis était bloquée au Sénat. Compte tenu du rôle de la Turquie dans la guerre en Ukraine, certains experts envisageaient déjà que les États-Unis lèvent le blocage des ventes de F-16. Si l’affaire n’est pas encore conclu, les efforts diplomatiques de la Turquie à Washington pourraient porter leurs fruits. Cependant, la perspective grecque dessine une image bien différente. Selon celle-ci, il est considéré que le retrait de cet amendement ne signifie pas que les Etats-Unis entendent renforcer la puissance aérienne turque. En outre, même si les États-Unis approuvaient la vente de F-16, il faudrait des années à la Turquie pour retrouver la puissance qu’elle a perdue à la suite de son exclusion du programme F-35. La situation a des conséquences sur l’équilibre des forces aériennes entre la Turquie et la Grèce en mer Égée.
D’une part, les États-Unis renforcent rapidement leur présence en Méditerranée orientale en s’appuyant sur leurs bases en Grèce; en mai dernier, ils ont annoncé que des F-35 et des F-15 seraient déployés sur la base de Suda (Crète). D’autre part, en septembre, la Grèce a déployé des véhicules blindés sur les îles égéennes de Lesbos et Samos, en violation du droit international (Traité de Lausanne, 1923). La Grèce a aussi commencé la modernisation de ses F-16. Et son aviation de combat passera au niveau supérieur en termes de capacités militaires (F-16 VIPER). Il est précisé que ce projet de modernisation sera achevé en huit ans pour 1,5 milliard de dollars. Ces appareils devraient constituer la flotte la plus avancée d’Europe.
Tandis que la Grèce entame la modernisation de ses F-16, elle est également sur le point d’acheter à la France les avions Rafale de 4ème et 5ème génération. Les six premiers avions du lot de 24 avions convenu avec la France ont été livrés à la Grèce en janvier dernier. En juin dernier, la Grèce a également soumis aux États-Unis sa demande pour l’achat de 20 avions F-35 de 5e génération. La participation de la Grèce au programme de coproduction de F-35 est en cours de négociation avec l’administration Biden. Selon les déclarations faites à Athènes, la livraison des F-35 demandés commencerait en 2028. Ensuite, un deuxième escadron de F-35 de 20 appareils pourrait rejoindre l’armée de l’air grecque.
La Grèce fait donc un sérieux bond en avant dans la capacité de son armée de l’air. Le tableau pour la Turquie n’est pas aussi brillant. En 2019, la Turquie a été exclue du programme de production conjointe de F-35 avec les États-Unis en raison de l’achat de systèmes de défense aérienne S-400 à la Russie, et n’a même pas pu recevoir les F-35 qu’elle avait payés. En réponse, la Turquie a soumis une demande officielle à l’administration américaine, en septembre 2021, en vue d’acheter 40 nouveaux F-16 VIPER de 4e-5e génération, et de moderniser quelque 80 F-16 de sa flotte pour les faire passer dans la catégorie VIPER. Des négociations techniques suite à une demande de la Turquie sont en cours entre les ministères de la défense des deux pays depuis près d’un an, et l’administration américaine n’a pas encore demandé au Congrès de traiter cette demande. À la Chambre des représentants des États-Unis, le projet de loi sur les crédits de la défense nationale pour l’exercice 2023 comprend des dispositions liant la demande de F-16 de la Turquie à une série de conditions concernant la Grèce. Pour satisfaire la demande de F-16 de la Turquie, celle-ci devrait en tout état de cause obtenir le consentement du Congrès.
Aussi la Turquie cherche-t-elle d’autres solutions. Le discours d’Erdogan est significatif : « Tout comme nous avons acheté les S-400 lorsque nos besoins en Patriot n’étaient pas satisfaits, de nombreux pays du monde répondront à nos besoins si les États-Unis ne répondent pas à nos besoins en F-16 ». Dans une telle perspective, Hulusi Akar, le ministre de la Défense, a effectué une visite officielle à Londres les 5 et 6 octobre, au moment où le Royaume-Uni levait son embargo à sur l’industrie de la défense. L’Eurofighter, un avion de combat bimoteur de 4,5ème génération – produit conjointement par le Royaume-Uni, l’Italie, l’Allemagne et l’Espagne -, soulève l’intérêt de la Turquie. Ankara cherche à faire sentir à l’administration Biden qu’il existe des alternatives. Néanmoins, le retrait par le Sénat de l’obstacle à la vente des F-16 peut être considéré comme un signal indiquant que les États-Unis entendent maintenir l’équilibre entre les deux pays.
La proposition russe de faire de la Turquie un “hub” gazier
Le président turc Recep Tayyip Erdogan a rencontré le président russe Vladimir Poutine lors du 6e sommet de la Conférence sur l’interaction et les mesures de confiance en Asie (CICA) à Astana. Après les pourparlers, M. Poutine a déclaré qu’il avait l’intention de faire de la Turquie la voie d’approvisionnement en gaz la plus fiable et la plaque tournante du gaz pour l’UE. Erdoğan a apparemment réagi très positivement à la proposition de créer un nouveau centre de distribution de gaz naturel russe en Turquie. Que signifie la demande de Poutine pour la Turquie ?
Depuis la fermeture de Nord Stream (1 et 2) par la Russie, le gaz naturel russe est désormais acheminé directement vers l’Europe via la Turquie, grâce au gazoduc Turkish Stream. Soulignant que cette route est sécurisée, M. Poutine a déclaré que les fuites dans les gazoducs Nord Stream le mois dernier étaient des « actes de terrorisme international » et qu’il fallait décider avec l’Europe de leur réparation. Il a également souligné la plus grande fiabilité de la route énergétique passant par la Turquie, en ajoutant que le sabotage du Turkish Stream ne serait pas possible et que ce gazoduc fonctionnerait beaucoup plus efficacement qu’auparavant.
Il convient de noter que les déclarations de la Russie sur les livraisons de gaz par des voies alternatives ont jusqu’à présent été accueillies positivement par les autorités turques. Le ministère turc de l’énergie, quant à lui, a déclaré qu’un tel centre d’échange de gaz nécessitait une étude complète, mais qu’il était techniquement réalisable. Il est cependant impératif d’aller au-delà des questions techniques lorsque l’on aborde un tel sujet. La proposition de Poutine devrait être analysée comme une manœuvre géopolitique visant à rompre le font diplomatico-énergétique européen, tandis que la guerre en Ukraine se poursuit et que la crise énergétique s’aggrave.
Selon certains experts, la mise en place d’une plate-forme gazière en Turquie ne ferait pas de ce pays une plate-forme gazière, mais plutôt un centre de négoce du gaz. En d’autres termes, il pourrait devenir un marché où le gaz naturel est librement échangé sans restrictions techniques, commerciales ou juridiques. En fait, l’idée de devenir une plaque tournante du gaz n’est pas nouvelle pour la Turquie. C’est un projet qui a été évoqué par le passé en Turquie, qui se trouve dans une position physiquement privilégiée, sans jamais être réalisé. Cependant, la proposition de Poutine n’est pas considérée comme une possibilité réalisable à court terme, dans les conditions actuelles. Pour ce faire, il ne devrait pas y avoir de barrières commerciales, c’est-à-dire pas d’interférence extérieure dans la formation des prix, ni d’obstacles et de limitations juridiques et techniques. Par conséquent, cette proposition restera rhétorique.
Dans l’hypothèse où la Turquie deviendrait une plaque tournante du gaz, elle serait la première à vendre ce gaz à l’Europe. En ce cas, cela pourrait être considéré comme une étape franchie par la Turquie, que Poutine considère comme un pays proche malgré son appartenance au camp occidental, et la Turquie pourrait même envoyer du gaz en Extrême-Orient. Toutefois, cela serait financièrement très coûteux et, au plan logistique, quelque peu compliqué. Même si la proposition de Poutine de faire de la Turquie une plaque tournante du gaz est purement rhétorique, la croyance selon laquelle cela élèverait le statut international potentiel de la Turquie pourrait influencer les électeurs.
Dans l’ensemble, l’approche consistant à établir une plate-forme gazière montre que la Russie veut prendre le contrôle de la question énergétique. Il est probable qu’Erdogan accueille favorablement la demande de la Russie, car cela augmenterait ses chances de devenir un « pont » énergétique entre la Russie et l’Europe et d’expliquer à son électorat l’importance des approvisionnements en gaz de la Turquie. Toutefois, le risque existe qu’n tel projet accroisse encore la dépendance énergétique de la Turquie vis-à-vis de la Russie, ce qui pourrait irriter les électeurs qui sont opposés à la Russie depuis le début de la guerre en Ukraine.
La perspective d’Ankara sur la Mission civile de l’UE à la frontière Bakou – Erevan
Le 6 octobre, une rencontre importante entre le Premier ministre arménien Nikol Pashinyan, le président azerbaïdjanais Ilham Aliyev, le président français Emmanuel Macron et le président du Conseil européen Charles Michel a eu lieu en marge de la réunion de la Communauté politique européenne (CPE) à Prague. D’après un communiqué publié à l’issue de la réunion, l’Arménie et l’Azerbaïdjan ont convenu de soutenir une mission civile de l’UE à la frontière. Un autre aspect remarquable du sommet a été la conversation ouverte entre le président turc Recep Tayyip Erdogan, le Premier ministre arménien Nikol Pashinyan et le président azerbaïdjanais Ilham Aliyev autour d’une petite table. En 13 ans, il s’agissait de la première rencontre en tête-à-tête entre les dirigeants turcs et arméniens. Il convient de noter également que le président français Emmanuel Macron a rejoint la conversation après un moment.
Rappelons qu’après l’accord de cessez-le-feu signé entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie (Moscou, le 10 novembre 2020), à la suite de la deuxième guerre du Karabakh, bien que certaines négociations aient été menées en vue d’un accord de paix permanent, des affrontements ont eu lieu à la frontière des deux pays en septembre dernier. Toutefois, hormis l’annulation de la dernière réunion des envoyés spéciaux des deux pays (M. Serdar Kılıç et M. Ruben Rubenyan), ces conflits n’ont guère ralenti le processus de normalisation entre Ankara et Erevan. En effet, le potentiel géopolitique du Caucase, et en particulier la possible ouverture d’un corridor central (une route commerciale importante en Eurasie), est un puissant facteur de rapprochement.
De surcroît, bien que le processus diplomatique engagé au lendemain de la guerre en vue d’un règlement définitif du conflit du Karabakh ait été développé à l’initiative de la Russie, les deux gouvernements souhaitent aujourd’hui limiter l’influence de Moscou sur les processus diplomatiques. À cette fin, Bakou et Erevan intensifient depuis un certain temps leurs contacts avec les acteurs occidentaux. C’est précisément à ce moment-là que l’on a constaté que l’UE et la France ont accru leur influence par le biais d’un projet de mission civile, en vue de parvenir à une solution permanente centrée sur le Karabakh lors du sommet de Prague. En conséquence, la mission civile de l’UE, qui sera lancée à Bruxelles en octobre, contribuera à l’instauration d’un climat de confiance et à la mise en place de commissions frontalières à la frontière entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan ; elle sera opérationnelle pour une durée maximale de deux mois. Cette mission peut être considérée comme une initiative en faveur de l’Arménie. Toutefois, nous pouvons penser aussi que ce rééquilibrage est jugé nécessaire au regard du rôle de la Turquie dans le processus.
Il est clair que le désir d’Ankara de poursuivre le processus de normalisation avec Erevan en parallèle avec le processus de paix Azerbaïdjan-Arménie a empêché l’établissement d’un dialogue sincère entre la Turquie et l’Arménie. Néanmoins, un mécanisme de coopération différent semble avoir émergé entre Ankara et Erevan. Alors que l’Arménie vise à éliminer l’influence russe, elle tente de remplir les conditions d’Ankara et de Bakou, malgré les voix discordantes dans ses propres rangs. La Turquie semble satisfaite du gouvernement d’Erevan engagé dans ces négociations de paix. Néanmoins, la Turquie, qui a rompu l’équilibre militaire entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie avec ses systèmes de défense aérienne n’est pas considérée par Erevant comme un acteur fiable.
De son côté, l’implication de la France – membre du trio de Minsk (Etats-Unis/Russie/France), qui n’a pas réussi à produire une solution pendant les trente années d’occupation du Haut-Karabakh -, peut constituer un obstacle pour Ankara. Les mesures de normalisation turco-arméniennes ne ralentissent pas pour l’instant. Il est probable que dans les prochains jours, la France, la Commission européenne et la Turquie prennent de nouvelles mesures pour dénouer les nœud conflictuels dans le Caucase du Sud.
Part 2. Bref regard sur des analyses turques
Cette section propose de courts résumés d’une sélection de publications de thinktanks intéressantes, accessibles uniquement en turc. Elle ne représente que les opinions de ses propres auteurs.
La visite de la délégation turque en Libye et l’accord de l’hydrocarbure
Une délégation turque de haut niveau s’est rendue dans la capitale libyenne, à Tripoli, le 3 octobre 2022. Le résultat le plus notable de la visite est le « Mémorandum d’entente sur la coopération entre la Turquie et la Libye dans le domaine des hydrocarbures » signé entre le gouvernement d’unité nationale (GNU, aussi appelé le gouvernement Abdel Hamid Dbeibah) et Ankara. Cet accord, qui complète les protocoles d’accord signés en 2019 entre la Turquie et le gouvernement libyen d’accord national (le GAN de Faïez Sarraj, basé à Tripoli et reconnu par l’ONU), le prédécesseur du GNU, permet à Ankara d’explorer et d’extraire les ressources en hydrocarbures (principalement du pétrole et du gaz naturel) dans les zones onshore et offshore de la Libye, en partenariat avec l’administration de Tripoli.
Cette visite est importante en termes de calendrier sur deux points. Premièrement, il y a peu de temps (27 août 2022), GNU a fait l’objet d’une attaque du premier ministre parallèle Fathi Bashagha, soutenu par la Chambre des représentants. Avec cette attaque, un nouvel équilibre du pouvoir a été établi en Libye après l’élimination des milices opposées au GNU à Tripoli. Ce nouvel équilibre nécessite une réévaluation en termes d’impact sur les futurs processus militaires et politiques du pays. La nature insoutenable du statu quo actuel s’est retrouvée dans la forte recommandation de la délégation turque d’« organiser des élections ». Toutefois, l’accent mis sur la nécessité que « l’avenir de la Libye soit déterminé par les Libyens et que les processus politiques ne soient pas manipulés par des acteurs extérieurs » a également défini les principes de la politique libyenne d’Ankara pour le proche avenir.
Cette visite a eu lieu à un moment où les relations de la Turquie avec la Grèce dans la mer Égée et en Méditerranée orientale sont extrêmement tendues. La politique de gestion des tensions avec l’administration d’Athènes en Méditerranée orientale nécessite la consolidation de Tripoli en termes de capacité et de position. L’accord sur les hydrocarbures signé dans le cadre de cette visite confirme et va plus loin en prenant comme base l’accord de juridiction maritime de 2019. À partir de là, en fonction du niveau de tension en Méditerranée orientale et en mer Égée, les activités de la Turquie dans la zone économique exclusive de la Libye feront partie des réponses aux gestes provocateurs de la Grèce.
Par conséquent, cette faiblesse structurelle des gouvernements basés à Tripoli avec lesquels Ankara est allié contre Haftar a le potentiel de nuire aux intérêts de la Turquie, tant en Libye qu’en Méditerranée orientale. Bien que le GNU et le GAN aient jusqu’à présent survécu aux attaques militaires dont ils ont fait l’objet grâce à l’appui militaire de la Turquie, leur vulnérabilité économique n’a pas disparu. Avec la signature de l’accord sur les hydrocarbures, la fragilité de l’administration de Tripoli dans le domaine de l’énergie et de l’économie pourrait être atténuée. Sur la base de cet accord, la Turquie entend accélérer les activités d’exploration du pétrole et du gaz naturel dans les régions où le GNU est forte et qu’elle peut contrôler, ce qui permettrait de découvrir de nouveaux puits de pétrole qui ne seront pas sous la menace de Haftar.
L’accès de Tripoli à de nouvelles ressources pétrolières et gazières sans partage de la production et des recettes d’exportation renforcerait considérablement sa capacité à « gouverner ». En conséquence, la coopération d’Ankara avec la Libye pour découvrir de nouvelles ressources en pétrole et en gaz naturel et les rendre productives contribuera non seulement à satisfaire les besoins énergétiques de la Turquie, mais fournira également une source d’énergie alternative pour l’Europe, confrontée à des problèmes de coût et d’approvisionnement en raison de la guerre Russie-Ukraine.
Il est temps de prendre un nouveau départ avec l’Égypte
La rupture des relations Turquie-Égypte causée par la crise de Suez de 1956 n’a jamais été complètement dépassée. Ni le partenariat méditerranéen créé par le processus de Barcelone de l’UE, ni l’accord de libre-échange Turquie-Égypte signé en 2007 avec diverses difficultés sous l’égide de l’union douanière de l’UE, n’ont pu réchauffer les relations. Au contraire, au fil du temps, les querelles politiques et les ambitions hégémoniques régionales ont éloigné la Turquie et l’Égypte.
En devenant plus active en tant que productrice, exportatrice et importatrice de gaz naturel depuis 2015, l’Égypte a commencé à renforcer ses infrastructures. Elle a augmenté les capacités des gazoducs et des terminaux GNL. Elle a entièrement affecté deux terminaux GNL aux exportations. En plus de ces deux terminaux à Dimyat et Idku, le premier terminal de réception établi en 2015 était prévu à Ain Sokhna, mais a été construit à Adabiya pour des raisons de sécurité. L’Égypte fonctionne actuellement comme une usine de réception, de stockage et de regazéification du GNL. L’Égypte alimente sa production nationale en gaz israélien par un gazoduc sous-marin et envoie le gaz naturel de Dimyat vers l’Europe et d’autres marchés d’exportation sous forme de GNL par des navires-citernes. En juin dernier, le pays a signé un accord avec Israël et l’UE pour exporter du GNL israélien vers l’UE à partir de terminaux égyptiens. En outre, le protocole d’accord du EastMed Gas Forum a été associé à cet accord. Dans la conjoncture défavorable créée par la guerre entre l’Ukraine et la Russie, nous pouvons considérer aujourd’hui qu’il s’agit de l’occasion la plus importante pour l’UE de réduire sa dépendance vis-à-vis de la Russie en matière de gaz naturel.
La production égyptienne de gaz naturel a atteint 16,6 millions de tonnes au cours des 4 premiers mois de 2022. En revanche, la consommation nationale est tombée à 14,7 millions de tonnes au cours de la même période (15,3 millions de tonnes en 2021). Cette différence pourrait correspondre à une nouvelle ressource à un moment où l’Europe et la Turquie en ont le plus besoin. L’augmentation des recettes d’exportation due à la hausse des prix du marché constitue également une opportunité importante pour un pays endetté comme l’Égypte. En outre, la nouvelle ambition de l’Égypte est de devenir le centre énergétique le plus important de la Méditerranée orientale. Bien sûr, il serait souhaitable que le fait ne constitue pas une nouvelle pomme de discorde entre les deux pays car il existe déjà suffisamment de sujets de litige. La présence turque en Libye a fait monter la tension avec l’accord d’autorisation maritime signé fin 2019. L’Égypte est allée jusqu’à signer un accord d’autorisation maritime avec la Grèce en 2020. Les vents forts qui ont soufflé entre l’Égypte et la Turquie au cours des 8-9 dernières années se font encore sentir dans le commerce bilatéral. Le résultat tangible de cette situation est qu’en 2020, la Turquie n’a pu exporter que 3,31 milliards de dollars de marchandises vers l’Égypte. La même année, les exportations de l’Égypte vers la Turquie se sont limitées à 1,96 milliard de dollars. Néanmoins, en 2021, les exportations de la Turquie vers l’Égypte ont augmenté pour atteindre 4,51 milliards de dollars.
Depuis le début de 2022 cependant, les importations turques en provenance d’Égypte ont augmenté en raison de l’inclusion du gaz naturel dans la liste. Actuellement, la Turquie figure parmi les plus importants importateurs de GNL de l’Égypte. Au premier trimestre 2022, les exportations de GNL de l’Égypte vers la Turquie ont atteint 917,2 millions de dollars, suivies par 425,7 millions de dollars vers l’Espagne et 317,8 millions de dollars vers l’Indonésie. Maintenant, l’esprit du temps est différent. La Turquie ne va plus à Dimyat pour le riz, mais pour le gaz naturel. Voyons combien de temps cette relation va durer, et si c’est le cas, à quel moment allons-nous commencer à avoir un déficit du commerce extérieur par rapport à l’Égypte ?
La guerre turco-grecque est possible mais pas inévitable
La Grèce repousse simultanément les limites dans ses relations bilatérales avec la Turquie dans un certain nombre de domaines, notamment le statut de démilitarisation des îles égéennes, l’espace aérien, le plateau continental, la concurrence énergétique en Méditerranée orientale et la question chypriote. Le mécontentement de la Turquie à l’égard du récent comportement provocateur de la Grèce tient au fait qu’elle soupçonne Athènes de prendre des mesures plus ambitieuses, d’autant plus que la Grèce développe des relations plus étroites avec les États-Unis et la France. La Turquie répond sur quatre fronts aux mesures prises par la Grèce.
Premièrement, la Turquie a communiqué son programme par voie diplomatique aux organisations internationales et aux pays concernés, notamment les Nations unies et l’OTAN. Ceci est important pour comprendre le contexte et établir la légitimité sur une base solide en cas de tensions accrues dans les relations bilatérales. Par exemple, le 9 septembre, la Grèce a déposé une plainte auprès de l’OTAN au motif que, ces dernières années, la Turquie a élaboré un programme révisionniste qui remet en cause le statu quo et met ainsi en péril la sécurité et la stabilité de la région. De son côté, la Turquie, dans une lettre adressée aux Nations unies (ONU) le 17 septembre 2022, a présenté des arguments juridiques pour établir la violation par la Grèce du statut non militaire des îles de la mer Égée orientale.
Deuxièmement, la Turquie a pris une mesure de normalisation régionale afin de réduire l’influence de la coalition anti-turque dans la politique internationale que la Grèce a initiée et tente de développer. Compte tenu de l’influence régionale et mondiale croissante de la Turquie, notamment dans les zones de crise et de conflit, il est essentiel de rendre visible les sensibilités de la Turquie dans les situations où la coopération et le soutien de la Turquie sont demandés.
La troisième répercussion concerne la question de Chypre. La Turquie, ainsi que la République turque de Chypre du Nord (RTCN), proposent une « solution à deux États » à Chypre, les deux pays prenant des mesures plus actives à cet égard. La RTCN persiste à réclamer un partage équitable de l’énergie et de la juridiction maritime. Le renforcement de la présence militaire de la Turquie sur l’île pour améliorer la sécurité de la République de Turquie en réponse aux récentes actions militaires de la partie sud de Chypre constitue également un message fort.
La quatrième contestation de la Turquie concerne le domaine militaire. Les mesures récentes telles que le survol des îles dont le statut démilitarisé a été violé, le transfert d’informations par le biais d’exercices, la documentation des irrégularités de la Grèce à cet égard et celles relatives au traitement inhumain des réfugiés par la Grèce sont remarquables (voir le rôle des drones dans la collecte des données).
En conclusion, dans la conjoncture actuelle, des organisations telles que l’Union européenne et l’OTAN ne souhaiteraient pas qu’une nouvelle guerre éclate en raison de l’incertitude créée par le déroulement de l’actuelle guerre Russie-Ukraine. Toutefois, à long terme, il est clair que l’Occident soutiendra la Grèce si les tensions turco-grecques dégénèrent en guerre. Les provocations perpétuelles de la Grèce, en particulier sur la question de la mer Égée, pourraient contraindre la Turquie à prendre des mesures militaires. La conjoncture internationale est le facteur le plus important qui détermine la durée de la guerre, et la Turquie devrait prendre des mesures tant militaires que politiques en ce sens.
Selmin Seda Coskun est chercheur associé à l’Institut Thomas More. Titulaire d’une licence de relations internationales et d’un master en économie internationale, elle est docteur en sciences politiques (Université d’Istanbul, 2019). Auteur de Vekalet Savaşları ve Çözümü Zor Sorunlardaki Yeri : Lübnan İç Savaşı Örneği [La guerre par procuration dans les conflits internationaux. L’exemple de la guerre civile libanaise] (Ankara, Nobel Bilimsel Eserler, 2021), elle est chroniqueur international pour le site Dokuz8News. Désormais installée à Paris. elle poursuit des études spécialisées sur la géopolitique du cyberespace à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII) et enseigne les sciences politiques à l’Institut Catholique de Paris. Elle a rejoint l’Institut Thomas More en novembre 2021.
Jean-Sylvestre Mongrenier est chercheur associé à l’Institut Thomas More. Il est titulaire d’une licence d’histoiregéographie, d’une maîtrise de sciences politiques, d’un Master en géographie-géopolitique. Docteur en géopolitique, il est professeur agrégé d’Histoire-Géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Il est l’auteur de Géopolitique de l’Europe (Paris, PUF, 2020) et de Le Monde vu de Moscou. Géopolitique de la Russie et de l’Eurasie postsoviétique (Paris, PUF, 2020). Ses domaines de recherche incluent la « grande Méditerranée » et couvrent avec la Turquie, les enjeux touraniens et les dynamiques géopolitiques en Eurasie.