La Veille stratégique et géopolitique de la Turquie de l’Institut Thomas More est un outil mensuel de suivi et d’analyse de l’actualité géopolitique turque et du monde turcophone. Elle est présentée en anglais et en français et est composée de trois parties: Analyses et débats, Résumés des principales publications et Tableau de veille. La Veille N°18 couvre la période allant du 1er février au 1er mars 2023.
- Conférence européenne des donateurs et élargissement de l’OTAN : quelles relations avec l’Occident après le séisme ?
- L’adhésion de la Suède dans l’OTAN, préalable à la vente éventuelle de F-16 à la Turquie
- Le séisme en Turquie suffira-t-il à surmonter les limites du rapprochement avec l’Arménie et l’Egypte ?
Conférence européenne des donateurs et élargissement de l’OTAN : quelles relations avec l’Occident après le séisme ?
Le séisme du 6 février dernier qui a frappé le sud-est de la Turquie et le nord-ouest de la Syrie est une catastrophe sans précédent. L’ampleur des pertes en vies humaines et des dégâts matériels se précise chaque jour davantage. Les pays occidentaux ne sont pas restés insensibles. Une aide généreuse est arrivée et continue à arriver. Toutefois, alors que la guerre en Ukraine se poursuit, l’Occident s’inquiète de l’impact du séisme sur l’élargissement de l’OTAN. Le séisme dévastateur en Turquie retardera-t-il la candidatu- re de la Suède et de la Finlande ou bien l’aide occidentale sera-t-elle remboursée par l’approbation par la Turquie de l’adhésion des deux pays scandinaves à l’OTAN ?
Le mécanisme de protection civile de l’UE a été immédia- tement activé après le tremblement de terre, vingt mem- bres de l’UE ainsi que l’Albanie, le Monténégro et la Serbie ayant envoyé un grand nombre d’équipes de recherche et de sauvetage. Des mesures telles qu’une aide généreuse, la mobilisation d’équipes de recherche et de sauvetage et la mise en place d’hôpitaux de campagne dans la région ont été rapidement prises. Le Commissaire européen chargé de la gestion des crises, M. Janez Lenaric, a annoncé que l’UE allait fournir un soutien d’urgence et une aide humanitaire d’urgence d’un montant de 6,5 millions d’euros à la Turquie et à la Syrie par le biais du mécanisme de protection civile. Le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, a demandé une aide d’urgence d’un milliard de dollars. Un programme d’« évaluation des be- soins post-catastrophe » destiné à fournir des informations sur les besoins en matière de reconstruction et de réhabilitation et sur les coûts estimés devrait également être lancé prochainement par l’ONU dans le cadre de son programme de développement. Dans une initiative inattendue, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, et le premier ministre suédois, Ulf Kristersson, sont convenu avec le Conseil de l’Europe d’organiser une conférence des donateurs à Bruxelles le 16 mars pour soutenir la Turquie et le peuple syrien.
Les aides financières, les messages de soutien et de condoléances et toutes ces initiatives prises par les pays occidentaux ont été largement reconnues en Turquie. Cependant, un point n’est pas passé inaperçu auprès du public : très peu de responsables occidentaux sont venus en Turquie pour manifester leur soutien (On ne peut nier
l’aide rapide et efficace apportée à la Turquie par la Grèce en particulier. Voir ci-dessous Des relations épuisantes entre la Turquie et la Grèce, par Serhat Güvenç).
Deux visites importantes ont été l’arrivée du secrétaire général de l’OTAN, M. Jens Stoltenberg, le 16 février, et la visite du secrétaire d’État américain, M. Antony Blinken, le 18 février. Toutefois, la planification de ces deux visites était antérieure au séisme, et dans l’ombre du séisme, les questions épineuses de ces derniers jours ne pouvaient être laissées en arrière-plan. M. Stoltenberg a déclaré que l’OTAN utiliserait ses capacités de transport aérien pour aider à construire des logements temporaires dans la région frappée par le séisme et acheminer des milliers de tentes en Turquie, et qu’il était temps que la Turquie ouvre la voie à l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN. M. Blinken, qui ne s’était pas rendu en Turquie depuis deux ans, s’est également engagé à fournir une aide supplémen- taire de 100 millions de dollars. Concluant sa visite par un engagement de solidarité avec le pays, il a souligné l’engagement de Washington à livrer des jets F-16 à la Turquie, sans donner de calendrier officiel. Toutefois, il est encore tôt pour affirmer que les États-Unis s’y engagent.
De l’autre côté, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen dirige la coordination des dons pour une conférence de haut niveau impliquant les États membres de l’UE, les pays voisins, les membres des Nations unies et les institutions financières internatio- nales. La conférence sera co-présidée par Olivér Várhelyi, Commissaire européen chargé de la politique de voisinage et des négociations d’élargissement, et Johan Forssell, ministre suédois de la coopération.
La conférence devrait se concentrer sur les questions humanitaires. Toutefois, les pays européens tiennent compte du manque de confiance dans le fait que la construction de logements d’urgence pour les victimes du séisme commencera bientôt, sans études sismiques dans les zones affectées. En outre, la manière dont l’argent collecté lors de la conférence d’aide de l’UE sera dépensé est essentielle. Les réserves des pays occidentaux lors de la conférence des donateurs pourraient conduire à un soutien international moins important que prévu.
On pourrait avoir tendance à considérer l’aide et la conférence des donateurs comme une occasion de persuader la Turquie de renoncer à son opposition à l’adhésion de la Suède à l’OTAN. Cependant, il ne faut pas confondre la question de l’élargissement de l’OTAN avec les enjeux de la reconstruction. Seuls la Grèce et les États- Unis reconnaissent aujourd’hui que les suites de la catastrophe pourraient être l’occasion de redéfinir des relations jusqu’alors houleuses. C’est une réflexion qui mérite d’être menée par les autres pays européens. Car il semble que les pays occidentaux aient du mal à surmonter leurs différends avec la Turquie.
En ce qui concerne la question de l’adhésion de la Suède et de la Finlande, Ankara a signalé qu’elle était prête à admettre la Finlande dans l’OTAN et a déclaré que les pourparlers suspendus sur l’adhésion reprendraient « dans un avenir proche ». Son annonce de la reprise des pourparlers à Bruxelles doit être un message à la Suède pour la remercier de son aide. Il reste à voir dans quelle direction prendront les pourparlers en mars.
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L’adhésion de la Suède dans l’OTAN, préalable à la vente éventuelle de F-16 à la Turquie
La catastrophe du 6 février dernier a mis un frein à la montée des tensions. Le refus obstiné d’Ankara de ratifier les demandes d’adhésion à l’OTAN de la Finlande et de la Suède est remis en question, la menace de ne pas vendre de F-16 à la Turquie a été mise en veilleuse pour le moment. Toutefois, il est clair que toutes les parties concernées devront bientôt faire face à nouveau à la situation.
Le ministre des Affaires étrangères Mevlüt Çavuşoğlu et le secrétaire d’État américain Antony J. Blinken ont tenu la quatrième réunion du « mécanisme stratégique » entre la Turquie et les États-Unis à Washington, le 18 janvier 2023. Selon la déclaration jointe, les deux homologues sont convenus d’un certain nombre de points, allant du soutien à la souveraineté et à l’intégrité territoriale de l’Ukraine face à la guerre inacceptable de la Russie, au renforcement de la coordination et de la coopération pour la promotion de la paix dans le Caucase du Sud, en passant par la sécurité des voies de communication en Méditerranée orientale. De plus, des consultations sur la lutte contre le terrorisme ont été annoncées.
Deux questions, qui n’ont pas été officiellement mentionnées lors de cette visite, ont en fait constitué la principale préoccupation de la visite : l’attitude de la Turquie à l’égard de l’élargissement de l’OTAN et la vente par les États-Unis de F-16 à la Turquie. C’est-à-dire, tant que l’adhésion de la Suède et de la Finlande ne sera pas possible, Biden ne fera pas pression sur le Sénat pour la vente de F-16 à la Turquie.
Dans l’analyse de cette question, il est nécessaire d’attirer l’attention sur quelques points importants. Tout d’abord, le fait que l’élargissement de l’OTAN et la vente de F-16 à la Turquie soient interdépendants indique que le partenariat stratégique entre les États-Unis et la Turquie s’est transformé en une forme de rivalité et de vengeance. Pourtant, cette relation donnant-donnant a rencontré un problème majeur. Le 21 janvier, le leader politique d’extrême droite danois-suédois Rasmus Paludan a brûlé un exemplaire du livre saint de l’islam près de l’ambassade de Turquie à Stockholm. Ankara a qualifié cet autodafé comme un « acte de provocation islamophobe » et fermement condamné la Suède pour avoir autorisé cet acte « au nom de la liberté d’expression ». Le gouvernement turc a traîné les pieds avec la Suède en raison des préoccupations de la Turquie en matière de sécurité nationale, et il est peu probable que la Suède obtienne la réponse de l’OTAN qu’elle attendait dans ce cas.
D’autre part, la question des F-16, qui est actuellement la question la plus importante dans la négociation entre les États-Unis et la Turquie, revêt une grande importance pour la Turquie. Tout d’abord, la demande d’Ankara d’acheter une nouvelle flotte de F-16 à Washington et de renouveler sa flotte existante est importante pour renforcer la force aérienne du pays. Compte tenu notamment des F-35 donnés à la Grèce, il est à craindre que l’armée de l’air turque soit affaiblie au cours de la prochaine décennie.
Pour finir, il faut aussi se pencher sur sa contrepartie politique intérieure. Il ne serait pas faux de voir dans le veto turc à l’adhésion de deux pays dans l’Alliance une tentative
d’Erdoğan de projeter une image d’homme d’État international. De plus, l’année des élections en Turquie, un achat important d’armes renforcerait la position d’Erdogan aux yeux de l’opinion publique nationale. En particulier, compte tenu de la concurrence avec la Grèce, l’incapacité de la Turquie à acheter des F-16 après son exclusion du programme F-35 serait un coup dur pour le gouvernement Erdogan. Par conséquent, Erdogan a bien conscience de l’importance des F-16. Ceci a maintenant évolué vers une situation dans laquelle l’adhésion de la Suède et de la Finlande sera révisée.
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Le séisme en Turquie suffira-t-il à surmonter les limites du rapprochement avec l’Arménie et l’Egypte ?
Ces derniers mois, le trend de normalisation a souvent été évoqué à propos de la diplomatie turque. Les tentatives de rapprochement avec certains pays avec lesquels la Turquie est depuis longtemps en désaccord, dont l’Arménie et l’Egypte, avaient débuté. Récemment, la Syrie était aussi sur le point d’être ajoutée à cette liste. Pourtant, après le séisme du 6 février qui a causé d’importantes destructions et pertes de vies humaines en Turquie et en Syrie, les autorités turques, qui se sont vantées d’avoir reçu de l’aide et des messages de condoléances depuis près d’une centaine de pays, ont négligé d’appeler le président syrien. Le seul à l’avoir fait est Kemal Kılıçdaroğlu, le président du principal parti d’opposition. L’aide liée au séisme meurtrier du 6 février, les messages d’amitié et certaines visites pourraient-ils véritablement ouvrir la voie à la Turquie pour réparer ces relations problématiques ?
Il ne fait aucun doute que la Turquie est aujourd’hui dans une bien meilleure position pour améliorer ses relations avec l’Arménie qu’il y a un mois. La visite du ministre arménien des affaires étrangères, M. Ararat Mirzoyan, à Ankara le 15 février a été significative à cet égard, étant donné que très peu de ministres des Affaires étrangères sont venus en Turquie après la catastrophe. Des équipes arméniennes ont participé aux efforts de sauvetage à la suite des séismes qui ont dévasté Gaziantep et Kahramanmaras, qui abritaient autrefois d’importantes communautés arméniennes. Fermée depuis 1993, la frontière terrestre a été ouverte pour apporter de l’aide aux victimes du séisme.
Quant à la réalité politique, elle est marquée par le conflit du Haut-Karabakh entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, qui s’est transformé en guerre en 2020. Les tensions entre les deux pays se sont aggravées après que des civils azerbaïdjanais se présentant comme des militants écologistes ont bloqué, le 12 décembre, la seule autoroute reliant le Haut-Karabakh et l’Arménie, le « corridor de Lachin ». Le 16 février, l’Arménie a fait une proposition de paix à l’Azerbaïdjan. Ankara, quant à elle, s’est rangée inconditionnellement du côté de Bakou dont l’objectif est de rendre à l’Azerbaïdjan sa souveraineté sur le Haut- Karabakh.
La résolution du conflit en cours entre Erevan et Ankara constituerait avant tout un défi pour la Russie, qui poursuit sa guerre en Ukraine. Il est évident que le conflit entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie se poursuit aujourd’hui dans l’ombre de la Russie. Si Ankara parvient à un accord avec l’Arménie en contournant Moscou, elle pourrait réduire l’espace de la Russie dans le jeu géopolitique. Cependant, Ankara n’a pas assez d’espace pour le faire. Bien que la Turquie, qui a consolidé son statut d’acteur important dans le Caucase du Sud alors que l’Azerbaïdjan a la haute main sur le Karabakh, est satisfaite d’établir des relations avec l’Arménie dans une telle atmosphère, elle soit consciente que sa marge de manœuvre est limitée. Cela s’explique principalement par le haut niveau de coordination entre Bakou et Ankara. En outre, l’ouverture du corridor de Zangezur après la guerre du Karabakh est considérée comme importante pour la Turquie afin d’étendre son influence aux États turcs d’Asie centrale. Tant que la Russie contrôlera l’ouverture de ce corridor, Ankara ne serrera pas la main d’Erevan.
L’Égypte est un autre pays qui a mis de côté ses différences et ses désaccords de longue date avec Ankara au moment des séismes. Le ministre égyptien des Affaires étrangères a effectué sa première visite de haut niveau après la Syrie à Mersin, une ville du sud de la Turquie, pour offrir son soutien à la zone touchée par le séisme, après dix ans de désaccord diplomatique entre Ankara et Le Caire. (Les deux leaders avaient déjà été photographiés en train de se serrer la main lors de la Coupe du monde au Qatar en novembre 2022). Au cours de la visite dans la zone du séisme, le ministre turc des Affaires étrangères a déclaré que l’État et le peuple égyptiens ont montré qu’ils étaient les amis et les frères du peuple turc en ces temps difficiles, tandis que son homologue égyptien a déclaré que l’important était de rétablir les relations à leur niveau antérieur et de les amener beaucoup plus loin, conformément aux intérêts communs des deux pays. Les secousses du séisme ont-elles suffi à briser la glace entre la Turquie et l’Égypte ?
La chute du président islamiste Mohamed Morsi en 2013 suite à des manifestations et le coup d’État militaire d’Abdel Fattah al-Sisi ont conduit le président turc Erdogan à rompre ses relations avec l’Égypte. Les relations ont été partiellement interrompues pendant 10 ans. Cette situation a été exacerbée du fait qu’Ankara et Le Caire soutiennent les différentes parties du gouvernement libyen divisé et en raison du conflit d’intérêts dans la région méditerranéenne. En outre, le soutien du président Erdogan aux Frères musulmans depuis le début est un autre facteur qui a entravé ses relations avec l’Égypte. Sans aucun doute, cette nouvelle tentative de rapprochement entre Le Caire et Ankara est inquiétante pour les Frères musulmans basés en Turquie. Bien que depuis 2019, le gouvernement turc ait commencé à expulser certains membres de la confrérie et des proches de l’organisation, pour tenter de combler les différences avec l’Égypte et les pays du Golfe, le gouvernement égyptien accuse toujours la Turquie de permettre à des fugaces de la confrérie de se rassembler ouvertement en Turquie et de s’organiser contre le gouvernement égyptien. La stratégie est interprétée comme le positionnement d’Erdogan et de gouvernement comme « paraains » des groupes islamistes sunnites dans le monde musulman. Cela montre que la raison de la rupture de 10 ans entre les deux pays ne pourrait pas être facilement rétablie avec le gouvernement Erdoğan.
En conclusion, il est peu probable que la diplomatie du séisme suffise à promouvoir le rapprochement des relations Arménie-Turquie et Egypte-Turquie. Aujourd’hui, nous constatons que les espoirs de normalisation se sont accrus, mais si de nouvelles perspectives ne sont pas ouvertes, il ne serait pas surprenant de voir le langage diplomatique se durcir à nouveau.
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Selmin Seda Coskun est chercheur associé à l’Institut Thomas More. Titulaire d’une licence de relations internationales et d’un master en économie internationale, elle est docteur en sciences politiques (Université d’Istanbul, 2019). Auteur de Vekalet Savaşları ve Çözümü Zor Sorunlardaki Yeri [La guerre par procuration dans les conflits internationaux] (Ankara, Nobel Bilimsel Eserler, 2021), elle est chroniqueur international pour le site Dokuz8News. Désormais installée à Paris, elle poursuit des études spécialisées sur la géopolitique du cyberespace à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII) et enseigne les sciences politiques à l’Institut Catholique de Paris. Elle a rejoint l’Institut Thomas More en novembre 2021.
Jean-Sylvestre Mongrenier est chercheur associé à l’Institut Thomas More. Il est titulaire d’une licence d’histoire- géographie, d’une maîtrise de sciences politiques, d’un Master en géographie-géopolitique. Docteur en géopolitique, il est professeur agrégé d’Histoire-Géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Il est l’auteur de Géopolitique de l’Europe (Paris, PUF, 2020) et de Le Monde vu de Moscou. Géopolitique de la Russie et de l’Eurasie postsoviétique (Paris, PUF, 2020). Ses domaines de recherche incluent la « grande Méditerranée » et couvrent avec la Turquie, les enjeux touraniens et les dynamiques géopolitiques en Eurasie.