N°4 JANUARY 2023
La Veille politique et électorale de la Turquie de l’Institut Thomas More est un outil mensuel de suivi et d’analyse de l’actualité politique turque dans la perspective de l’élection présidentielle de 2023. Elle est rédigée en anglais et en français et est composée de trois parties : prévisions électorales, agenda politique (comprenant des questions poli- tiques intérieures, économiques et socio-politiques) et analyse. La Veille N°4 couvre la période allant du 10 décembre 2022 au 10 janvier 2023.
Part 1. Derniers sondages et prévisions électorales
Cette section présente des prévisions électorales régulièrement réalisées par différents instituts de sondage turcs pendant la période couverte par la veille.
Tendances des votes fin 2022, par Metropoll
Selon l’enquête Turkey’s Pulse réalisée du 13 au 18 décembre par MetroPoll, la répartition des voix entre les différents partis serait la suivante : AKP* (1), 31% ; CHP*, 20,7% ; Parti IYI*, 10,5% ; HDP*, 9,5% ; MHP*, 6,1% ; autres, 6,3% ; indécis, sans réponse, votes protestataires, 15,9%.
En tenant compte de la répartition proportionnelle des non-votants, les nouvelles proportions des votes sont les suivantes : AKP, 36,9% ; CHP, 24,7% ; Parti IYI, 12,5% ; HDP, 11,2% ; MHP, 7,3%. (Rappelons les résultats des élections législatives du 24 juin 2018 : AKP, 42,5% ; CHP, 22,6% ; Parti IYI, 9,9% ; HDP, 11,7% ; MHP, 11,1%.)
En décembre 2022, le soutien apporté au président Recep Tayyip Erdoğan : Approuve = 45,2% (+0,1), Désapprouve = 52,1% (+1,5). S’il y avait une élection présidentielle aujourd’hui, le vote serait le suivant : 43 % des voix en faveur d’Erdogan.
En décembre 2022, un sondage de Metropoll, sur l’approbation ou non de Kemal Kılıçdaroğlu, le chef du CHP, donnait les résultats suivants : Approuve = 40,2% (+1,6) ; N’approuve pas = 56.4% (+0,9). S’il y avait une élection aujourd’hui, les voix se répartiraient comme suit : Oui, 38,7% ; Non, 56,7%.
Premiers sondages 2023, par l’ORC Research
Selon le sondage d’opinion publique réalisé par ORC Research entre le 2 et le 5 janvier, les résultats des élections seraient les suivants : AKP 32,0% ; CHP 23,5% ; Parti IYI 19,1% ; HDP 7,3% ; MHP 6,2 ; Gelecek 2,9% ; DEVA 2,5% ; TDP 2,2% ; BTP 1,8% ; autre 2,5%. En conséquence, l’Alliance républicaine composée de l’AKP et du MHP obtient 38,2 % tandis que l’Alliance nationale composée du CHP, parti IYI, DEVA, Gelecek, Saadet et parti Demokrat obtient 42,6 %. Dans le sondage réalisé par ORC Research du 19 au 22 décembre 2022, l’Alliance républicaine obtenait 38,3 % des voix, tandis que l’Alliance nationale en obtenait 41,7 %.
Dans le sondage de l’ORC, parmi les quatre candidats différents, seul le chef du CHP, Kemal Kılıçdaroğlu, échoue face au Président Erdogan. En fonction de cela, Erdoğan 39,8% vs Mansur Yavaş 49,4% ; Erdoğan 41,9% vs Ekrem İmamoğlu 47,0% ; Erdoğan 41,7% vs Akşener 46,3% ; Erdoğan 42,5% vs Kılıçdaroğlu 41,8%.
Selon le sondage sur le niveau de succès des leaders de l’opposition en décembre, les résultats sont les suivants : Kemal Kılıçdaroğlu (CHP), 40,7% ; Meral Akşener (Parti IYI) 35,6% ; Pervin Buldan & Mithat Sencar (HDP) 17,1% ; Ahmet Davutoglu (Futur) 15,8% ; Ali Babacan (DEVA) 15,2%.
« Panel politique de la Turquie », par Yöneylem
Selon l’enquête « Panel politique de la Turquie » menée par Yöneylem Research entre le 22 et le 27 décembre, les préférences des électeurs pour les élections législatives (sans répartition proportionnelle des votes indécis) sont les suivantes : AKP, 27,3% ; CHP, 21,6% ; Parti IYI, 11,4% ; HDP, 8,2% ; MHP, 6,9% ; autres, 9,4% ; indécis, sans réponse, votes protestataires, 15,2%.
Le potentiel électoral du président Erdoğan selon l’enquête de Yöneylem en décembre 2022 : 52 % des électeurs ont déclaré qu’ils ne voteraient pas pour Erdoğan, tandis que 34% ont déclaré le soutenir. Les électeurs indécis représentent 14%.
Part 2. Agenda politique
Cette section propose de courtes analyses sur l’actualité politique, économique et sociale en Turquie dans la perspective de l’élection présidentielle de 2023.
Élections anticipées ? Erdogan demande l’autorisation… pour la dernière fois
Le scénario d’avancée des élections générales (présiden- tielles et législatives), qui devraient normalement se tenir le 18 juin 2023, se renforce. A ce jour, la date qui revient le plus souvent dans les milieux politiques est le 14 mai. Tout d’abord, il convient de noter que la tenue des élections avant le 18 juin ne constituerait pas une «élection anticipée » à proprement parlé. Les élections anticipées ont lieu lorsque le pouvoir politique en place ne pense pas pouvoir gouverner le pays jusqu’à la date normale des élections en raison de certains moments de crise, notamment dans des domaines tels que l’économie et la politique étrangère. Jusqu’à présent, la raison des discussions sur l’avancée de la date des élections en Turquie n’est pas liée à une crise économique ou politique spécifique. Il s’agit plutôt de préparer le terrain pour qu’Erdogan puisse briguer un troisième mandat. Mais comment? En faveur de qui et contre qui cela fonctionnerait-il ?
Le fait d’avancer les élections de quelques mois par rapport au calendrier normal offrira sans doute divers avantages au gouvernement. La hausse du SMIC et l’augmentation des salaires des retraités et des employés de la fonction publique, début janvier, avaient réjoui une grande masse de personnes. Toutefois, selon les experts, l’atmosphère positive créée par ces augmentations ne tardera pas à se détériorer, sous l’effet d’une inflation galopante. Cela pousse les autorités gouvernementales à aller aux élections le plus rapidement possible. De plus, les vacances scolaires, et donc les départs depuis les grandes villes, et le début du pèlerinage du Hajj, qui est majoritairement composé d’électeurs de l’AKP, sont autant de raisons d’avancer les élections.
L’opposition, quant à elle, a déclaré que si les élections devaient être avancées, elle serait favorable à une date avant le 6 avril, mais opposée à une date après le 6 avril. La raison la plus importante est que la nouvelle loi électorale adoptée l’année dernière sera appliquée lors des élections qui se tiendront après le 7 avril. Parce qu’avec la nouvelle loi, l’effet des votes des alliances sur les élections parlementaires a été supprimé, en d’autres termes, la répartition des sièges parlementaires sera calculée sur la base des votes des partis politiques individuels au lieu du total des votes des alliances. Il s’agit d’une situation désavantageuse pour les partis de la Table des Six, qui ont des votes relativement faibles lorsqu’ils sont laissés seuls. Effectivement, cela est plus favorable pour l’Alliance républicaine.
Selon la Constitution, il y a deux façons d’avancer les élections. La première est que le Parlement décide de renouveler les élections à la majorité des trois cinquièmes (360 voix). Les votes de l’AKP et du MHP ne sont pas suffisants pour prendre la décision du Parlement. L’Alliance républicaine a donc besoin du soutien de l’opposition. Il semble que le CHP et le Parti IYI ne le soutiendront pas et le HDP non plus, à ce stade. Dans ce cas, la deuxième option légale serait pour le président d’utiliser son autorité constitutionnelle ou de dissoudre le parlement et de décider de renouveler les élections. C’est là que commence le véritable enjeu : la question de la candidature d’Erdogan.
Dans le monde des constitutionnalistes, des politiques et des analystes, il y a un débat sur la question de savoir si le président peut à nouveau se présenter à la présidence s’il dissout le parlement. L’article 101 de l’amendement constitutionnel adopté par le référendum de 2017 stipule qu’« une personne ne peut être élue président que deux fois au maximum » et l’article 116 de la Constitution précise que si le Parlement décide d’avancer les élections, le président peut être candidat une fois de plus. Erdoğan a déjà été élu président à deux reprises, le 10 août 2014 et le 24 juin 2018. Cependant, selon certaines analyses, la constitution a été modifiée après qu’Erdoğan a été élu président pour la première fois en 2014, et sa première présidence ne devrait donc pas être comptabilisée. Par conséquent, si les élections parlementaires étaient avancées, il n’y aurait pas de débat sur la durée du mandat, ce qui est le principal objectif de l’avancée des élections. Si la décision n’est pas prise par le Parlement, le Président prendra une décision qui risque d’écourter son mandat. Il faut reconnaître que cela est peu probable.
Il est intéressant de remarquer que le chef du parti DEVA, Ali Babacan, a été le seul à s’élever contre l’inconstitu- tionnalité de la nouvelle nomination d’Erdogan, arguant de l’atteinte à l’Etat de droit qu’un tel scénario représenterait. Les autres partis d’opposition sont convaincus qu’il serait vain de s’opposer à M. Erdogan sur la question de la nomination. Au final, la politique turque traverse un processus dans lequel la Constitution est faible face à la politique pure, i.e. à la logique du pouvoir et du rapport de force.
Quant à la manière dont la situation est susceptible de se refléter dans les élections, si Erdogan utilise son pouvoir de dissoudre le parlement, cela montrera clairement une chose : l’énormité des pouvoirs d’Erdogan. Lorsque le Parlement sera dissous, le public réalisera que le mandat d’Erdogan n’est pas terminé, et que ses pouvoirs sont illimités. Par conséquent, une telle démarche ne serait pas une décision politique aisée pour l’AKP. Néanmoins, cela demeure possible.
La nouvelle stratégie électorale du HDP
Le Parti démocratique des peuples (HDP), troisième parti au Parlement, a annoncé le 7 janvier qu’il allait nommer son propre candidat à la présidence, ce qui veut dire que les élections seront disputées entre trois candidats, et non deux. L’annonce du HDP signifie également qu’il sera plus difficile pour l’élection présidentielle de se jouer dès le premier tour. On comprend que la stratégie électorale du HDP consiste à négocier avec les candidats qui parviendront au second tour. Alors, pourquoi le HDP a-t-il pris cette décision et comment la nomination par le HDP de son propre candidat présidentiel affectera-t-elle l’élection et la Table des Six ?
Tout d’abord, la décision du HDP pourrait être comprise comme un reproche à l’adresse de la Table des Six, doublé d’un message à Erdogan pour lui montrer qu’il n’agit pas de concert avec celle-ci . Comme on le sait, la plainte déposée auprès de la Cour constitutionnelle le 17 mars 2021 pour l’interdiction du HDP se poursuit. Dans le cadre de cette affaire, la Cour constitutionnelle a accepté la demande du procureur général de la Cour de cassation de bloquer les comptes qui versent des aides au budget du parti. Cette « amende » soulève la question de savoir s’il s’agit d’une menace contre le HDP. Le fait que le HDP cherche à s’endistinguer de l’opposition signifie-t-il qu’il risque d’être interdit ?
Il serait également possible de considérer que le HDP n’a pas apprécié l’absence de réaction de la Table des Six. Il peut donc avoir décidé de présenter son propre candidat en réaction au fait que les votes du HDP sont considérés par l’opposition comme acquis. Il est désormais clair que l’option consistant pour les Kurdes à soutenir un candidat sans l’aval du HDP est hors de question. Dans les déclarations précédentes des responsables du HDP, il était entendu que si Ekrem İmamoğlu ou Kemal Kılıçdaroğlu était le candidat de la Table des Six, ils soutiendraient ce candidat. En revanche, le soutien n’était pas garanti pour les deux autres candidats possibles, Meral Aksener et Mansur Yavas. Toutefois, le fait que la Table des Six n’ait pas encore annoncé son candidat pourrait avoir mobilisé le HDP. Ce qui importe dans ce cas, c’est la clarté avec laquelle le HDP entend présenter son propre candidat.
Si l’on considère son impact sur les élections, il est clair que la désignation par le HDP de son candidat aura un effet de ralliement. Jusqu’à présent, l’Alliance républicaine et la Table des Six comptaient sur les votes du HDP au premier tour. A présent, il ne semble pas possible pour un parti de l’emporter au premier tour. Si l’élection se joue au second tour, le facteur déterminant des votes kurdes augmentera encore plus. La compréhension générale de la Table des Six repose sur le maintien du HDP à l’écart de l’Alliance nationale, tout en poursuivant des négociations en coulisses. Cependant, l’Alliance républicaine change la donne en bloquant des fonds destinés au HDP et en menaçant le parti kurde d’interdiction. Il lui est également possible d’obtenir le soutien d’une partie des Kurdes (voir le vote conservateur kurde).
Toutefois, il convient de noter que la décision du HDP pourrait annuler la propagande émanant des cercles de l’Alliance républicaine, qui présente sous le HDP comme le « septième membre » de la Table des Six. Cela soulève la question de savoir si la décision du HDP de présenter un candidat serait une manière de soutenir la Table des Six. Dans tous les cas, le HDP a clairement déclaré que les votes du HDP ne sont pas dans le sac et il négociera avec les candidats qui arriveront au second tour.
La feuille de route de la Table des Six est enfin connue
Lors de sa dixième réunion, le 5 janvier 2023, la Table des Six a décidé d’« entamer des consultations pour identifier un candidat commun à la présidence ». Le 12 février 2022, elle avait montré sa détermination à poursuivre leur coopération conformément aux principes et aux objectifs annoncés au public. Ce processus de coopération est une première dans l’histoire politique turque car il engage les principaux mouvements politiques des cent ans d’histoire de la République. La Table des Six souligne que l’objectif est « d’éliminer les dommages publics causés par le système de gouvernement présidentiel et de commencer une nouvelle ère qui pare la République d’un régime démocratique véritable et mature ».
Ainsi les dirigeants de la Table des Six ont-ils trouvé un point d’entente et présenté les textes intitulés « Consensus sur le renforcement du système parlementaire », « Principes et objectifs fondamentaux », « Sécurité électorale », « Réforme institutionnelle » et « Proposition d’amendement constitutionnel sur le renforcement du système parlementaire ». Autant d’indicateurs de leur niveau de maturité démocratique. Le 30 janvier prochain, ils présenteront leur « feuille de route » gouvernementale et le texte des politiques communes. Désormais, il ne reste plus qu’à annoncer le candidat ! En février prochain ? Après les obstacles juridiques imposés à Ekrem Imamoglu, maire d’Istanbul, la faveur semble être passée au chef du CHP, Kemal Kılıcdaroglu. Mais rien n’est sûr. Le nom de Mansur Yavaş n’a pas l’approbation du HDP. Le nom du leader du parti IYI, Meral Aksener, est parmi les derniers mentionnés.
Nous savons par ailleurs que la Table des six travaille sur un calendrier électoral alternatif. Elle semble avoir fait ses préparatifs en partant du principe qu’Erdogan pourrait appuyer sur le « bouton électoral » dès février. Parmi les questions sur lesquelles ils se sont mis d’accord, il y a celle de savoir comment agir au Parlement au cas où les élections seraient anticipées. Les membres de la Table des six sont opposés à la tenue des élections avant le 18 juin, qui est la date normale. Si l’AKP et le MHP veulent obtenir une résolution parlementaire pour avancer les élections, ils devront soit aller au HDP, soit Erdogan dissoudra le parlement et avancera les élections. Cela pourrait conduire à une escalade du débat sur la candidature d’Erdogan.
Un autre domaine important de compromis était l’opposition à la proposition d’Erdogan de modifier la constitution afin de faire du « voile » un droit constitutionnel et de redéfinir la structure de la famille qui envisage l’exclusion des personnes homosexuelles au niveau constitutionnel sous couvert de «renforcer la famille » (voir Les objectifs de l’AKP dans le débat sur la révision constitutionnelle, Veille politique et électorale N°2). Il a été convenu que la question du voile devait être traitée comme une question de droits de l’homme, et non comme une opportunité électorale, et que la modification de la loi proposée par l’AKP devait être discutée au Parlement. Cela permettrait de modifier le texte.
En outre, la possibilité que le ministre de l’Intérieur, Süleyman Soylu, lance une enquête sur le terrorisme dans la municipalité d’Istanbul et nomme un administrateur pour remplacer le maire Ekrem Imamoglu, ou la tentative du ministre de la Justice, Bekir Bozdag, d’exercer une pression politique sur Imamoglu pour que son interdiction politique soit confirmée par les tribunaux supérieurs, ont renforcé la coopération entre les partis membres de la Table des six. Les dirigeants de la Table des six apportent un soutien ouvert et conjoint à Imamoglu. La chef du parti IYI, Meral Aksener, affirme que la pression exercée sur la municipalité d’Istanbul pourrait s’étendre à d’autres municipalités d’opposition.
Nous verrons dans les jours à venir comment Erdogan réagira à cette coopération renforcée. Mais entre-temps, les augmentations du salaire minimum, des fonctionnaires, des retraités et du régime de retraite permettront sans doute au parti au pouvoir de souffler un peu. La Table des Six annoncera sa feuille de route et sa campagne électorale le 30 janvier. Leur prochaine réunion aura lieu le 26 janvier. Alors le rideau sera-t-il levé, et les principaux acteurs entreront en scène pur des élections de la centième année de l’histoire républicaine turque.
Part 3. Analyse
Cette section propose l’analyse approfondie d’un thème d’actualité particulièrement important dans la perspective de l’élection présidentielle de 2023.
Imamoglu : plus qu’un simple maire selon le président Erdogan
Recep Tayyip Erdogan, ancien maire de la municipalité métropolitaine d’Istanbul (1994-1998), fut emprisonné pendant 4 mois en 1999 pour avoir incité les gens à la haine et à l’hostilité en récitant un poème religieux. L’actuel maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, est condamné à deux ans et sept mois d’emprisonnement et à la perte de son éligibilité lors d’un procès qui s’est tenu le 14 décembre 2022, pour avoir insulté des membres du Conseil électoral suprême. Erdogan, considéré comme n’étant pas apte à être maire, devint président de la Turquie. Son grand rival politique, et successeur à la mairie d’Istanbul, connaîtra-t- il la même destinée ?
Le 31 mars 2019, Ekrem Imamoglu, membre du Parti républicain du peuple (CHP) qui a remporté la mairie d’Istanbul, une métropole dirigée par le Parti de la justice et du développement (AKP) pendant vingt-cinq ans, est désormais la cible du gouvernement. Si la sentence d’Imamoglu est confirmée, l’un des principaux opposants d’Erdogan sera disqualifié et Istanbul passera de fait sous la coupe du pouvoir présidentiel. Cela montre que l’Alliance républicaine sait ne pas pouvoir remporter les élections sans prendre le contrôle d’Istanbul et écarter Imamoglu.
La démarche judiciaire visant à imposer une interdiction politique à Imamoglu a un objectif principal pour le gouvernement: liquider un des principaux rivauxd’Erdogan et minimiser les dangers possibles au cas où ce dernier ne serait pas élu. En d’autres termes, dans ce contexte, la décision Imamoglu traduit la volonté du gouvernement de réduire les options de l’opposition et d’entrer dans la lutte vitale en choisissant ses adversaires. Ce faisant, il déstabilise l’unité et l’équilibre de l’opposition. On sait que la Table des Six mais aussi le HDP soutiendraient la candidature d’Imamoglu.
Imamoglu n’agit pas en fonction de la demande des électeurs qui veulent le voir comme un candidat à la présidence. Il agit plutôt de concert avec le chef du CHP. Selon l’électorat et l’opinion internationale, il s’agit d’un homme politique jeune et efficace qui se concentre sur la tâche de maire et évite d’afficher une ambition présidentielle. Il a toutes les caractéristiques du candidat parfait, admiré par les nationalistes kémalistes, respecté par les islamistes et décrit par les Kurdes comme un homme de compromis. Cependant, Imamoglu est maintenant un candidat avec un point d’interrogation. À moins que le jugement rendu contre lui ne soit annulé par la Cour d’appel dans un proche avenir – ce qui est hautement improbable -, il ne faut pas s’attendre à ce qu’Imamoglu se présente contre Erdogan.
Alors que la sanction infligée à Imamoglu et les scénarios possibles en ce cas sont discutés, une autre initiative est venue de Süleyman Soylu, ministre de l’Intérieur. Soylu a ouvert une « enquête sur le terrorisme » dans la municipalité métropolitaine d’Istanbul au motif qu’il aurait engagé des membres du PKK. Cette enquête pourrait conduire à la nomination d’un administrateur à la place d’Imamoglu. Alors que les partis d’opposition ont critiqué l’enquête, en la qualifiant de conspiration, le CHP a déclaré qu’il considérerait la situation comme du terrorisme si un administrateur était nommé.
Imamoglu, auquel s’opposent le pouvoir judiciaire et le ministère de l’Intérieur, est bien plus qu’un maire selon le président Erdogan. Car ces efforts pour liquider un homme politique puissant montrent une fois de plus que l’Alliance républicaine est prête à tout pour conserver le pouvoir. La Table des Six, quant à elle, fait preuve d’un esprit d’unité et de solidarité en soutenant Imamoglu. Il s’agit d’un tournant dans la vie politique turque: le parti au pouvoir et l’opposition sont maintenant en pleine effervescence.
Glossaire
AKP, Adalet ve Kalkınma Partisi (Parti de la Justice et du Développement). Le parti est au pouvoir en Turquie depuis 2002, fondé par l’actuel président Recep Tayyip Erdoğan. On peut définir l’idéologie du parti, situé à droite, comme favorable à une démocratie conservatrice et au conservatisme social. Il défend le néo-Ottomanisme et peut être qualifié d’islamiste. Il est. Il dispose actuellement de 286 députés et fait partie de l’Alliance Républicaine (Cumhur İttifakı). Dirigeant : Recep Tayyip Erdogan.
Alliance Nationale, Millet İttifakı. Alliance électorale formée en mai 2018 qui réunit les partis suivants : CHP, DP, IYI Parti et SP.
Alliance Républicaine, Cumhur İttifakı. Alliance électorale formée en février 2018 qui réunit les partis suivants : AKP et MHP.
Alliance pour le Travail et la Liberté, Emek ve Özgürlük İttifakı. Alliance électorale formée en septembre 2022 qui réunit les partis suivants : EHP, EMEP, HDP, SMF, TİP et TÖP.
CHP, Cumhuriyet Halk Partisi (Parti républicain du Peuple). Fondé en 1923 sous la direction du fondateur de la République Mustafa Kemal Atatürk, il défend la doctrine dukémalisme et de la démocratie sociale. Il est aujourd’hui progressiste et pro-européen, favorable au socialisme démocratique et au renforcement du parlementarisme. Il se situe au centre-gauche et constitue le premier parti d’opposition. Il dispose actuellement de 134 députés. Fait partie de l’Alliance Nationale (Millet İttifakı). Dirigeant : KemalKılıçdaroğlu.
DEVA, Demokrasi ve Atılım Partisi (Parti de la Démocratie et du Progrès). Fondé en 2020 sous la direction d’Ali Babacan, qui a été ministre des Affaires étrangères et de l’Économie pendant treize ans de gouvernement AKP. Il est favorable au conservatisme libéral, au libéralisme social, au renforcement du parlementarisme et il pro-européen. Il se situe au centre- droit. Il a actuellement 1 député et fait partie de la Table des six/Alliance Nationale (Millet İttifakı). Dirigeant : Ali Babacan.
DP, Demokrat Parti (Parti démocrate). Fondé en 2007, lorsque le Doğru Yol Partisi (DYP) a changé de nom, il se situe au centre-droit. C’est un petit parti, qui ne dispose actuellement que de 2 députés et qui fait partie de l’Alliance Nationale (Millet İttifakı). Dirigeant : Gültekin Uysal.
EHP, Emekçi Hareket Partisi (Parti du Mouvement travailliste). Fondé en 2004, il s’agit d’un parti marxiste-léniniste et vise à abolir le système de propriété privée. Il se situe à l’extrême- gauche et fait partie de l’Alliance pour le Travail et la Liberté (Emek ve Özgürlük İttifakı).
EMEP, Emek Partisi (Parti du Travail). Parti marxiste-léniniste fondé en 1996, il prône la dictature du prolétariat et la démocratie populaire par le biais du pouvoir de la classe ouvrière (prolétariat). Il se situe à l’extrême gauche et fait partie de l’Alliance pour le Travail et la Liberté.
Gelecek Partisi (Parti du Futur). Fondé en 2019 par Ahmet Davutoğlu, ancien ministre des Affaires étrangères et ancien Premier ministre de l’AKP. Il se situe à droite, défend le conservatisme libéral et le système parlementaire renforcé. Il n’a actuellement aucun député au parlement et fait partie de la Table des six. Dirigeant : Ahmet Davutoğlu.
HDP, Halkların Demokratik Partisi (Parti démocratique des Peuples). Fondé en 2012, issu du mouvement politique kurde. La plupart de ses anciens dirigeants sont actuellement emprisonnés pour des accusations de terrorisme. Il se situé au gauche. Il dispose actuellement de 56 députés et fait partie de l’Alliance pour le Travail et la Liberté (Emek ve Özgürlük İttifakı). Dirigeants : Mithat Sancar et Pervin Buldan.
IYI Parti (Le bon Parti). Fondé en 2017 par des dissidents du MHP qui ont quitté le parti après sa coopération avec l’AKP. Il est favorable au kémalisme, au nationalisme turc, à la démocratie libérale, au conservatisme libéral, à l’intégration européenne et au renforcement du parlementarisme. Il se situe au centre droit. Il compte actuellement 37 députés et fait partie de l’Alliance Nationale (Millet İttifakı). Dirigeant : Meral Akşener.
MHP, Milliyetçi Hareket Partisi (Parti du Mouvement nationaliste). Fondé en 1969, représentée au parlement par 48 députés qui soutiennent le gouvernement actuel, il s’agit d’un parti politique d’extrême-droite, ultra-nationaliste et eurosceptique. Il fait partie de l’Alliance Républicaine (Cumhur İttifakı). Dirigeant : Devlet Bahçeli.
SMF, Sosyalist Meclisler Federasyonu (Fédération des Assemblées socialistes) Il s’agit d’une organisation socialiste qui se présente comme anti-capitaliste, anti-mpérialiste, anti- fasciste et anti-sexiste. Il fait partie de l’Alliance pour le Travail et la Liberté (Emek ve Özgürlük İttifakı).
SP, Saadet Partisi (Parti du Bien-être). Fondé en 2001, le parti est un parti islamiste, favorable au nationalisme religieux, au conservatisme social, au néo-Oottomanisme et au renforcement du parlementarisme. Il se situe à l’extrême- droite et fait partie de l’Alliance Nationale (Millet İttifakı). Dirigeant : Temel Karamollaoğlu.
Table des Six, Altılı Masa. Partenariat entre six partis d’opposition (les quatre partis de l’Alliance nationale ainsi que Deva et le Gelecek Partisi) qui se sont réunis pour défendre un système parlementaire renforcé.
TİP, Türkiye İşçi Partisi (Parti des ouvriers turcs). Fondé en 1961, il fut le premier parti socialiste représenté au parlement, interdit après les coups d’État de 1971 et 1980. Refondé en 2017, il est sur une ligne marxiste-léniniste et populiste de gauche. Il a actuellement 4 députés et fait partie de l’Alliance pour le Travail et la Liberté (Emek ve Özgürlük İttifakı). Dirigeant : Erkan Baş.
TÖP, Toplumsal Özgürlük Partisi (Parti de la Liberté sociale). Parti fondé en 2020 et défendant le marxisme-léninisme, le communisme, le socialisme et se situant à l’extrême gauche. Il fait partie de l’Alliance pour le Travail et la Liberté (Emek ve Özgürlük İttifakı).
Selmin Seda Coskun est chercheur associé à l’Institut Thomas More. Titulaire d’une licence de relations internationales et d’un master en économie internationale, elle est docteur en sciences politiques (Université d’Istanbul, 2019). Auteur de Vekalet Savaşları ve Çözümü Zor Sorunlardaki Yeri [La guerre par procuration dans les conflits internationaux] (Ankara, Nobel Bilimsel Eserler, 2021), elle est chroniqueur international pour le site Dokuz8News. Désormais installée à Paris, elle poursuit des études spécialisées sur la géopolitique du cyberespace à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII) et enseigne les sciences politiques à l’Institut Catholique de Paris. Elle a rejoint l’Institut Thomas More en novembre 2021.
Jean-Sylvestre Mongrenier est chercheur associé à l’Institut Thomas More. Il est titulaire d’une licence d’histoire- géographie, d’une maîtrise de sciences politiques, d’un Master en géographie-géopolitique. Docteur en géopolitique, il est professeur agrégé d’Histoire-Géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Il est l’auteur de Géopolitique de l’Europe (Paris, PUF, 2020) et de Le Monde vu de Moscou. Géopolitique de la Russie et de l’Eurasie postsoviétique (Paris, PUF, 2020). Ses domaines de recherche incluent la « grande Méditerranée » et couvrent avec la Turquie, les enjeux touraniens et les dynamiques géopolitiques en Eurasie.