« Circulent, sur les réseaux sociaux, des photos satellites des quartiers neufs d’Istanbul où les immeubles sont adossés les uns aux autres sans le moindre espace de respiration » dit Samim Akgönül dans Le Petit Journal.
L’urbanisation verticale accompagne, depuis les années 1950, une urbanisation horizontale en multipliant les espaces en béton-armé à l’infini. Ceci est, d’une part, dû à la migration interne. En effet, la migration est une caractéristique constitutive de la nation turque depuis le début de la construction nationale. Mais le destin migratoire des Turcs ne s’arrête pas à la période de la gestation nationale. Dès les années 1950 commence un exode rural qui pousse les populations anatoliennes à se regrouper dans les périphéries des villes, souvent dans les quartiers de gecekondu* et, dès les années 1960, débute une migration vers l’étranger, notamment vers l’Allemagne et la France, depuis de petites villes anatoliennes vers de grands centres industriels. S’ajoutent, à cela, les migrations politiques des années 1980 et 1990, touchant principalement des populations kurdes de l’Anatolie de l’Est. Aussi, dans la perception d’un Turc, personne ne vit par définition dans sa propre région, ville ou village. Tout le monde est « d’ailleurs ». C’est ainsi que la première question qu’un Turc pose à un autre Turc lorsqu’ils viennent de faire connaissance ne concerne ni son nom, ni son prénom, ni sa profession mais son « origine ». Nerelisin? (d’où es-tu ?) est La Question dont la réponse sera utilisée pour entamer la conversation et déterminer ensuite la nature de la relation. Autrement, quand on entend « Istanbulluyum », personne n’y croit. Non, tu es forcément « d’ailleurs », de la campagne, d’une province, d’un petit patelin poussiéreux d’une ville anatolienne poussiéreuse !
Comment une société très majoritairement rurale et agricole est-elle devenue, en l’espace de quelques décennies, une société principalement concentrée dans les centres urbains même si, justement à cause de la rapidité, les manières de vivre rurales sont reproduites et adaptées à ces mêmes centres ? En effet, alors qu’entre 1950 et 1955, seulement 23 % des Turcs vivaient dans les espaces urbains, entre 2015 et 2020 ce taux atteint les 80%. Cette urbanisation rapide répond à des dynamiques à la fois économiques et politiques. L’exode rural a débuté dans les années 1950, suivant les débuts timides de la mécanisation de l’agriculture et l’industrialisation dans les villes. Les premiers quartiers de gecekondu apparaissent donc dans les périphéries des villes à la fin des années 1960 et tout au long des années 1970. Ces quartiers périphériques deviennent progressivement de nouveaux centres urbains, notamment avec la légalisation progressive de l’habitat suburbain à chaque élection. A partir du coup d’État militaire de 1980, les régions à majorité kurde du pays sont vidées à travers une migration constante vers les centres urbains de la région mais aussi de la partie occidentale du pays. S’ajoute à cela, à partir des années 2000, une urbanisation orchestrée par le pouvoir islamo-conservateur à travers une institution étatique : la TOKI (Toplu Konut Idaresi / Administration du Logement Collectif), qui a été dotée de moyens phénoménaux et qui a pu passer des accords avec des sous-traitants pour construire des villes nouvelles entières dans ou autour des villes existantes. Le résultat est, d’une part, que les grandes villes turques comme Istanbul, Ankara, Izmir, Adana ou Bursa sont devenues de plus en plus minérales, villes où de gigantesques constructions, hideuses, ont poussé comme des champignons, et que d’autre part depuis plus de 20 ans le pays semble être en chantier permanent.
Est-ce fini ? Sommes-nous enfin face à une stabilisation à la fois démographique et architecturale (façon de parler) ? Non bien sûr. Le projet le plus fou des projets fous, « canal Istanbul » annoncé en 2011, à la veille des élections législatives, est toujours plus que d’actualité. Selon ce projet, il est question d’ouvrir un canal artificiel sans écluses de 45 km de long entre la mer Noire et la mer Marmara pour désengorger le passage du Bosphore, transformant ainsi la partie occidentale de la ville en une île entre le Bosphore, le nouveau Canal, la mer Noire et la mer Marmara. Après l’annonce, des spéculations immobilières ont débuté auteur du tracé éventuel de ce canal où les pays du Golfe sont les premiers à investir. Les opposants indiquent que ce canal bouleversera l’écosystème, étouffera la ville en détruisant la forêt qui l’entoure et créera une nouvelle ville autour dudit canal. Malgré les campagnes d’opposition et des rapports alarmants, le premier appel d’offres a été effectué en mars 2020, en pleine crise sanitaire où les débats étaient étouffés. Il est fort probable qu’un nouvel Istanbul s’ajoutera bientôt à un Istanbul déjà à l’étroit. Cela fait écho au slogan de la résistance de Gezi : « Le capitalisme abat l’arbre dont il ne peut vendre l’ombre ».
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(*) Gecekondu (« posé la nuit ») désigne une habitation construite sans permis de construire ou, par extension, un quartier entier composé de ce type d’habitation.
Le Petit Journal, 4 avril 2022, Samim Akgönül