C’est une promenade dans le livre « le Musée de l’innocence »que Marie-Pierre Verrot vous propose aujourd’hui. Son auteur Orhan Pamuk reçut le prix Nobel de littérature notamment pour cet ouvrage en 2006
France Culture, le 14 juin 2024, par Marie-Pierre Verrot
Il s’agit d’un projet un peu fou. Le Musée de l’innocence est à la fois un roman publié en 2006, et un musée, une maison rouge dans une tortueuse ruelle pavée en plein cœur d’Istanbul. C’est celle où vit Füsun, l’héroïne du roman et où débute une troublante mise en abyme entre le réel et la fiction.
Oran Pamuk a écrit ce roman, qui relate les amours contrariées entre Kemal et Füsun, tout en collectionnant les objets de leur relation, de leur quotidien, et qui sont aujourd’hui exposés dans le Musée de l’Innocence à Istanbul.
« Je voulais, explique-t-il, collectionner et exposer les vrais objets d’une histoire fictive dans un musée et écrire un roman basé sur ces objets. » Le projet d’écriture est donc consubstantiel à celui de musée. Les deux se sont construits et nourris l’un l’autre. Parfois, Pamuk cherchait un objet de son roman dans les brocantes ou chez des amis, pour en garnir le musée. Parfois, un objet surgissait qui ouvrait de nouvelles possibilités littéraires au roman.
Des objets qui peuplent le musée et l’œuvre de fiction
Les objets ont une place prépondérante dans l’œuvre d’Orhan Pamuk, tout comme sa ville Istanbul. Mais ici la place de l’objet dans le livre est encore plus prégnante. Ils incarnent cet amour fou de Kémal, appartenant à la bourgeoisie et promis à la belle Sibel « que tout le monde, écrit-il, trouvait parfaite pour moi » qu’il délaisse pour la jeune Füsun d’extraction populaire. D’ailleurs, c’est un objet qui scelle son destin, un sac à main que Kemal souhaite acheter à sa fiancée. Lorsqu’il pousse la porte de la boutique, néanmoins, il tombe sous le charme de la belle vendeuse. Et sa vie bascule. Une passion tragique forcément. Füsun, après avoir cédé, lui échappe. Le héros comble alors ce vide terrible en dérobant et collectionnant tout ce qu’elle peut avoir touché, du mégot de cigarette, à une fameuse boucle d’oreille. Dès l’entrée du musée dans une vitrine, sont exposés 4 213 mégots portant trace de rouge à lèvre. Chacun est accompagné d’une notice rappelant le lieu où il a été dérobé. Ce sont des cigarettes rageusement écrasées, ou à moitié consumées. Et en regardant la vitrine, on se remémore des moments du roman. Mégots de cigarette, mais aussi affiches, bijoux, plans de la ville d’Istanbul, publicités, photographies, chaussures, vêtements, assiettes ou bibelots… Cette collection, le kleptomane Kemal l’amasse lorsqu’il comprend que sa belle ne sera jamais sienne et qu’il décide de lui consacrer un musée. Encore une fois la frontière se brouille entre réalité et fiction. D’autant que le héros confie ses tourments à un ami qui n’est autre qu’un certain Orhan Pamuk. Les objets que l’on découvre sont à la fois les témoins de leur passion mais ils deviennent, et on le comprend encore mieux en parcourant le musée, des personnages à part entière du livre.
Un musée à livre ouvert
Le musée se présente comme une succession de vitrines, de cabinets de curiosité. 83, c’est-à-dire un pour chaque chapitre. Le cheminement, qui vous emmène sur 3 étages, suit la chronologie du roman. Nous marchons donc littéralement dans le livre, glissant d’un chapitre à l’autre. Et l’on redécouvre ici avec une tasse, là avec un chien de porcelaine ou encore dans une photo d’une place d’Istanbul, un moment oublié du roman. Istanbul, la passion de Pamuk, est aussi au cœur du récit. Il nous la raconte dans son roman, comme il la présente sous vitrines. Car cette histoire d’amour se double aussi du portrait d’une ville et de celui d’une Turquie des années 70. Les violences qui ont déchiré la société, entre extrême droite et extrême gauche, les tirs dans les rues, le couvre-feu, les assassinats de journalistes… Une Turquie aussi dont la bourgeoisie se presse au cinéma, dans les boutiques de luxe, où les séries fascinent la société, où naissent les starlettes, où monte la publicité, entre modernité et traditions. Le visiteur sera ainsi frappé par une grande vitrine présentant des pages de journaux où des photos sont barrées de noir. Les visages de femmes légères ou victimes de viols. C’est ainsi qu’alors la presse les représentait. Une ligne dans le roman, une vitrine, qui donne soudain à quelques mots une terrible réalité
Le manifeste du musée d’Orhan Pamuk est aussi un manifeste pour le roman. Face aux grandes épopées des grands musées, qui célèbrent l’histoire glorieuse et abritent les œuvres des grands maîtres, il se fait l’avocat des musées du quotidien. Il présente les objets de petites gens qui racontent une autre histoire que la grande histoire, et la complètent. En disant l’histoire des individus, il révèle ainsi leur humanité, tout comme il le fait dans son œuvre romanesque.
Bibliographie
Orhan Pamuk, Le Musée de l’innocence, traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy, Gallimard, 2006.