Capitale culturelle du monde, Paris, abrite à Jaurès, dans le 19e arrondissement, un centre d’événements qui « nage à contre-courant » sur la Seine : la Péniche Anako. Ce modeste lieu poursuit une mission importante, il sert de point de rencontre à des artistes issus de différents horizons culturels, en particulier à des musiciens.
Observatoire de la Turquie Contemporaine, le 28 mai 2024, par Ayşan Sönmez*
Alors que le monde devient de plus en plus polarisé, homogénéisé, chacun se repliant sur sa communauté religieuse, sexuelle ou ethnique, ou bien préférant passer du temps uniquement avec des personnes semblables à soi, la Péniche Anako propose le contraire. Elle invite tout le monde à faire connaissance de « l’autre », à apprendre de « l’autre » et à enseigner à « l’autre ». Et elle le fait de manière très agréable à travers le langage de l’art, de la musique, de la danse, du théâtre et du cinéma. Comme le décrit Sarven Özaltın, l’un des fondateurs du lieu, « Anako est une maison arménienne, mais ses fenêtres sont ouvertes sur le monde ». Sa mission : faire connaître les Arméniens et faire connaître tous les autres aux Arméniens.
Les initiateurs de la Péniche Anako en 2009 sont des franco-arméniens originaires d’Istanbul et des personnalités très productives vivant à Paris : Il s’agit du couple de musiciens Aram Kerovpyan et Virginia Kerovpyan. Ils ont commencé en 1976 avec le groupe de musique arménienne Kotchnak (Cloche), ils donnent maintenant des concerts ensemble sous le nom d’Ensemble Kerovpyan, jouant de la musique arménienne traditionnelle avec des gammes orientales (maqam). Le dentiste Sarven Özaltın est un autre des architectes de ce lieu. Il a porté l’idée d’un espace culturel indépendant. Il est le président du Comité de secours pour la Croix Rouge Arménienne (CSCRA), ainsi que de l’association Les amis de la Péniche Anako. Quant à Jirayr Çolakyan, lui aussi à l’origine du projet il est rédacteur en chef de Nor Haratch, journal bilingue franco-arménienne, il est aussi spécialiste des questions d’éducation en langue arménienne. Ils voulaient créer un endroit où les gens peuvent aller sans se soucier de leur affiliation ou de leurs opinions politiques.
La Péniche Anako a été achetée à l’ethnologue français Patrick Bernard. Auparavant, sous sa direction, elle abritait la Planète Anako, produisant des documentaires sur les peuples souvent opprimés, dispersés dans le monde. Patrick Bernard a préféré la vendre non pas pour en faire un restaurant ou une entreprise commerciale, mais pour en faire un lieu d’événements culturels. Les nouveaux propriétaires ont conservé le nom d’Anako, et en raison de ce choix, Patrick Bernard est devenu le président honoraire des Amis de la Péniche Anako. |
Anako : Une maison arménienne aux fenêtres ouvertes sur le monde
En matière d’intégration linguistique et culturelle, La Péniche Anako trace un profil singulier : à l’instar du légendaire Charles Aznavour, 100% arménien et 100% français. Cette maison flottante représente tout à la fois des cultures anatolienne, balkanique, moyen-orientale, et européenne. C’est un lieu où tout le monde se connaît et communique. Aram Kerovpyan l’affirme : « Anako n’est pas un lieu pour la communauté arménienne ». Anako accueille toutes les personnes à l’esprit ouvert. Ici, ces identités ne se chamaillent pas entre elles. Kerovpyan explique que tous se rendent ici sans hésitation. « Ils sont à l’aise parce qu’ils savent qu’il n’y aura ici aucune querelle ou lutte politique. Les gens se parlent, c’est un lieu de dialogue. »
Un lieu parisien – reconnu dans le domaine de l’ethnomusicologie
Cette péniche est un lieu typiquement parisien, Il rend hommage à la multiculturalité et au multilinguisme de la ville. Lorsque les fondateurs ont commencé en 2009, ils ont d’abord proposé des projections de films et des spectacles de danse (indienne, africaine, etc.). Le lieu était également couru par les conteurs. Cependant, ces atouts n’ont pas réussi à attirer un large public. Les concerts et les jam sessions sont devenus les événements les plus constants : musiques du Moyen-Orient, rebetiko, musiques orientales, etc. Des chants alévis, des musiques arméniennes, des chansons anatoliennes sont interprétés en arménien, turc, kurde, zazaki et dans de nombreuses langues. Depuis environ deux ans, la péniche accueille un bal populaire qui renaît en France. Certaines associations ou groupes professionnels (arméniens ou autres) y tiennent leurs réunions. Des activités ont lieu qui encouragent les enfants à parler arménien entre eux et à apprendre les danses folkloriques. Les femmes arméniennes y exposent leurs travaux artisanaux. Des ateliers de chant en arménien sont régulièrement organisés. Chaque année, des événements commémoratifs sont organisés pour Hrant Dink journaliste arménien assassiné en 2007 en Turquie, ainsi que pour le génocide arménien (1915). Le nombre d’événements pouvant être qualifiés d’« arméniens » représente seulement 5 % environ des activités.
L’une des premières associations qui vient à l’esprit lorsque l’on parle de La Péniche Anako est le Collectif Medz Bazar qui se reconstitue et repart avec un nouveau répertoire. C’est un quintet de musique urbaine des diasporas de musiciens de descendances arménienne, turque, française et américaine. Imprégnés de leurs traditions respectives et de celles de cultures avoisinantes, les membres du collectif créent à la fois des arrangements originaux de chants traditionnels et un corpus grandissant de compositions propres. Le collectif donnera bientôt des concerts à Berlin et à Paris. Le nouveau répertoire de Medz Bazar promet d’être captivant.
Soutien aux jeunes musiciens : un lieu abordable en plein cœur de Paris
Anako protège les petits groupes d’artistes contre la grande industrie culturelle et leur permet de survivre. La musique à Paris coûte très chère, les bons artistes sont nombreux mais manquent de visibilité. C’est dans ce contexte qu’Anako offre aux jeunes artistes la possibilité de louer l’espace à des prix modiques, permettant à des nouveaux petits groupes de donner des concerts, l’objectif étant que tout le monde puisse jouer et, bien sûr, que tout le monde puisse écouter. Certes la musique ne doit pas être réservé à un public aisé mais à une condition : les groupes doivent amener leur propre public. Le bar constitue la seule source de revenus de la péniche et couvre les frais de personnel et de location.
Aujourd’hui lorsque des groupes de musiciens qui connaissent déjà le lieu passent par Paris ils donnent un concert à Anako. Jouer à Anako est même devenu une sorte de référence pour les groupes de musique plutôt ethnique. Sarven Özaltın explique que la péniche est devenue un tremplin pour les groupes connus dans leur pays mais inconnus à Paris.
Entretien avec Virginia Kerovpyan par Claire Barbuti, 2017.
(*) Ayşan Sönmez, est doctorante à l’Institut français de géopolitique (Université Paris 8). Elle prépare une thèse sur le périple du théâtre arménien au 19è siècle d’Istanbul à New York en passant par Tbilissi et Moscou.