« Les menaces du président Erdogan à l’adresse de la Grèce pourraient bel et bien déboucher sur un affrontement militaire, s’inquiète ce journaliste et universitaire turc », affirme Cengiz Candar dans T24, traduit par Courrier International du 23 octobre 2022.
En mai dernier, Recep Tayyip Erdogan parlait d’“intervenir pendant la nuit, soudainement”, en Syrie [une phrase régulièrement prononcée dans le passé en prélude aux interventions militaires turques contre les forces arabo-kurdes des FDS en Syrie]. Le ministre de la Défense Hulusi Akar s’est rendu à la frontière avec les hauts gradés, des manœuvres importantes ont été effectuées, on comptait les heures avant le déclenchement d’une intervention militaire d’ampleur dans la région de Tel Rifat-Manbij. L’Iran a manifesté sa stricte opposition à une telle opération, mais c’est l’action de la Russie qui a été décisive. Erdogan s’est d’abord entretenu avec Poutine au téléphone, puis ils se sont vus à Sotchi, et il n’a plus du tout été question d’“intervenir soudainement de nuit”.
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Désormais, c’est la Grèce qui doit s’inquiéter d’une “intervention soudaine de nuit”. Ce n’est pas la première fois qu’Erdogan fait des déclarations hostiles à notre voisin de la mer Égée, mais celles-ci dépassent les précédentes et font office de menaces directes.
“Ils nous menacent avec leurs S-300 [un système de défense antiaérienne utilisé par les Grecs fin août pour intimider des avions turcs qu’Athènes accusait de violer son espace aérien] ? Holà, Grèce, regarde ton histoire, si tu continues sur cette route, le prix à payer sera lourd ! Je n’ai qu’une chose à dire à la Grèce : n’oublie pas Izmir [en septembre 1922, lors de la deuxième guerre gréco-turque, les habitants grecs, arméniens et levantins de la ville portuaire alors appelée Smyrne sont massacrés par dizaines de milliers avant d’être évacués par la marine grecque]. Tu occupes les îles mais le moment venu nous ferons le nécessaire. Comme on le dit, nous pouvons venir soudainement une nuit.”
“Reconquérir” les îles
La partie la plus importante de ces déclarations n’est même pas la menace d’une intervention militaire, que l’on peut mettre sur le compte d’une menace prononcée dans un contexte de montée des tensions. Le plus important réside dans l’accusation d’“occuper les îles”. Cela revient, pour le président turc, à dire qu’il ne reconnaît pas la souveraineté grecque sur certaines îles de la mer Égée.
Il s’agirait donc des îles indûment “occupées” par la Grèce, qui nous reviendraient de droit, qui seraient une part de notre héritage historique [ces îles avaient progressivement été conquises par les Ottomans entre 1456 et 1718] et qu’il serait légitime de reconquérir.
Mais Erdogan peut-il vraiment mettre ces menaces à exécutions et “intervenir soudainement de nuit” ? Est-ce réellement une option envisageable ?
Avant même ces dernières menaces, l’historien spécialiste de la Turquie Ryan Gingeras, avertissait que “la guerre en Ukraine a montré qu’il ne faut pas prendre à la légère les risques de conflits armés entre des États qui entretiennent un antagonisme profond, des revendications territoriales opposées et une histoire conflictuelle”, et que “certaines voix influentes en Turquie, qui soutiennent la guerre de Poutine contre l’Ukraine [référence à une partie de l’armée, laïque et eurasiste, que l’on qualifie en turc de ‘souverainistes’, ou ulusalci] considèrent que la mer Égée peut être un autre front contre la domination américaine [qui soutient Athènes].”
Un rapport de force défavorable à Ankara
En menant une politique étrangère [et financière] parfaitement irrationnelle et incompréhensible, la Turquie s’est procurée il y a quelques années et au prix de 2,5 milliards de dollars des missiles russes S-400, dont on ne sait toujours pas comment et contre qui ils pourraient être utilisés.
Surtout, ce marché conclu avec Moscou a empêché Ankara de bénéficier des avions américains de nouvelle génération F-35, tandis que les sanctions décidées par le Congrès américain pour l’achat d’équipements russes ont coûté plus de 12 milliards de dollars à l’économie turque. Sur le plan militaire, cette situation place la Turquie en position de faiblesse, l’équilibre des forces en mer Égée commençant à pencher en faveur d’Athènes.
De son côté, la Grèce a reçu 20 de ces avions de cinquième génération, et en a commandé 20 autres. Elle dispose aussi de 24 avions français Rafale [un contrat signé en mars 2022 prévoit la livraison à la Grèce de six Rafale et de trois frégates, pour un montant de plus de 5,5 milliards d’euros]. Athènes a aussi signé avec la firme de défense américaine Lockheed Martin un contrat pour la remise à niveau de 84 de ses avions de type F-16 d’ici à 2027.
De l’autre côté, la Turquie a demandé aux États-Unis de lui livrer 40 avions F-16 de nouvelle génération et d’en moderniser quatre-vingt qu’elle détient déjà. Le président américain, Joe Biden, a annoncé qu’il était favorable à la signature de ces contrats, mais obtenir l’approbation du Congrès américain ne sera pas une promenade de santé.
Et le lobbying d’Athènes, qui pèse de tout son poids pour éviter que cela ne se produise, ne facilite pas la situation.
Même si la Turquie obtient les nouveaux F-16, elle disposera alors de 120 avions, quand Athènes en aura 128, dont potentiellement 40 F-35.
Un piège tendu par Athènes ?
De son côté, la Grèce peut être tentée de profiter de la situation actuelle pour faire avancer ses pions, comme le souligne l’universitaire et spécialiste des questions de défense Serhat Güvenç : “Athènes pourrait profiter de l’avantage qu’elle a pour pousser la Turquie à faire un faux pas, en l’incitant par exemple à activer ses missiles S-400 achetés à la Russie, ce qui créerait une crise diplomatique majeure avec les États-Unis et l’Otan, et isolerait la Turquie. La Grèce semble vouloir expulser la Turquie du bloc occidental, et dans ce but provoque des tensions qui renforce le camp des eurasistes à Ankara.”
Il est ainsi possible de lire la tension actuelle en mer Égée à la lumière des pièges tendus à la Turquie par Athènes, mais cela ne suffit pas à expliquer la situation.
Il faut également avoir à l’esprit un autre paramètre important : les dirigeants à la tête du régime turc, s’ils considèrent leur défaite comme inexorable, peuvent être tentés de chercher un prétexte pour annuler les élections [présidentielle et parlementaires, qui devraient se tenir en juin 2023].
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Les différences d’opinions entre Erdogan et la table des six [qui désigne la coalition de six partis d’opposition qui devraient proposer un candidat commun] s’estompent quand il s’agit de la Grèce.
Comme le dit Serhat Güvenç : “Il est très peu probable qu’un simple incident en mer puisse dégénérer en un conflit entre les deux pays. Pour qu’un tel conflit ait lieu, il faudrait qu’un des camps ait la volonté politique de mener un tel affrontement.”
Et si l’un des camps possède effectivement cette volonté politique ? La guerre pourrait-elle arriver soudainement une nuit en mer Égée ? Elle le pourrait. Je ne dis pas qu’elle va avoir lieu. Mais elle pourrait.
Courrier International, 23 octobre 2022, Cengiz Candar