Ne pas freiner l’Iran, c’est laisser les mains libres à la Chine et à la Russie argumente Jean Sylvestre Mongrenier chercheur associé à l’Institut Thomas-More dans une tribune au Monde du 21 septembre 2022.
Si la guerre en Ukraine et les tensions sino-américaines avaient fait perdre de vue le Moyen-Orient, les prochains rebondissements de la crise nucléaire iranienne auront tôt fait de réactiver nos cartes mentales. Les agissements de Téhéran dans cette partie du monde requièrent un engagement ouvert et assumé auprès des Etats de la région qui joignent leurs forces pour endiguer et refouler l’Iran.
De fait, les agissements iraniens s’inscrivent dans un contexte bien plus large. L’Occident est confronté à la dynamique de formation d’une grande Eurasie sino-russe. Les revers militaires russes en Ukraine ont bien des conséquences délétères pour la « verticale du pouvoir » de Vladimir Poutine, mais ils ne remettent pas en cause l’alliance entre Pékin et Moscou. Simplement, le maître du Kremlin ne pourra plus arguer de son savoir-faire diplomatico-militaire pour prétendre compenser l’immense supériorité démographique et économique de la Chine populaire.
Etat hybride de paix-guerre
C’est donc Xi Jinping et l’Etat-parti chinois qui, dans l’Organisation de coopération de Shanghaï (OCS) et au-dehors, tenteront d’organiser et de diriger un bloc de puissances révisionnistes, hostiles à l’Occident. Menaces et défis sont d’envergure planétaire : de l’Europe centrale aux « Méditerranées asiatiques » (les mers de Chine du Sud et de l’Est), de l’Arctique à la région Indo-Pacifique, les tensions s’accroissent dangereusement. C’est d’une nouvelle guerre froide qu’il s’agit, au sens d’un état hybride de paix-guerre. Bien évidemment, ledit conflit ne reproduit pas à l’identique la « guerre de cinquante ans » qui mit aux prises le bloc soviétique et le monde libre. « La guerre est un caméléon », écrivait Carl von Clausewitz (1780-1831) ; elle revêt des formes changeantes selon les époques et les contextes.
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Susceptible de se transformer en une grande guerre hégémonique qui établirait un nouveau rapport de force, ce conflit nous remémore une vérité énoncée par l’amiral Raoul Castex (1878-1968) dans Théories stratégiques (Economica, 1997) : « Tous les siècles ou à peu près, il y a un perturbateur. Il y a une nation en plein épanouissement, débordante de sève, assoiffée d’ambition qui veut tout dominer… Ce perturbateur, puissant par le nombre, par ses ressources de tous ordres, par la politique, par les armes, manifeste ouvertement le dessein d’absorber et d’écraser ses voisins. »
Ces considérations sur l’alliance Pékin-Moscou et la dimension planétaire de la menace n’occulteront pas l’importance névralgique de zones plus réduites, comme le Moyen-Orient. Carrefour entre l’Europe et l’Asie du Sud et de l’Est, cette région occupe une place centrale dans le projet chinois de « nouvelles routes de la soie ». Vue de Moscou, elle constitue un boulevard géostratégique en avant de son « étranger intérieur », c’est-à-dire le Nord-Caucase et les « sujets » musulmans de la Fédération de Russie.
Prétentions iraniennes dans l’ensemble de la Méditerranée
Venant après le rattachement manu militari de la Crimée et le déclenchement d’une guerre hybride en Ukraine, l’intervention militaire russe en Syrie et son activisme diplomatique déployé jusque dans le golfe Arabo-Persique ont souligné la place du Moyen-Orient dans la vision du Kremlin. Négociée et mise au point, alors que l’accord sur le nucléaire iranien de 2015 n’était pas encore couché par écrit, cette intervention s’est déroulée en bonne alliance avec Téhéran : la Russie fournissait l’aviation, l’Iran dépêchait les gardiens de la révolution et les milices chiites.
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Depuis, les positions de Téhéran ont été constamment renforcées. Les forces terrestres irano-chiites se sont enracinées en Syrie, assurant un pont terrestre depuis le golfe Arabo-Persique jusqu’au bassin levantin, avec des prétentions dans l’ensemble de la Méditerranée. Avec les houthistes au Yémen, le régime iranien dispose également d’un levier de pouvoir dans le sud de la péninsule Arabique, en mer Rouge et dans la Corne de l’Afrique. En 2019, Téhéran n’a pas hésité, tout en prétendant le contraire, à frapper le sol de l’Arabie saoudite.
L’Occident ne peut donc se détourner du Moyen-Orient. D’un autre côté, les Etats-Unis et leurs alliés européens risquent l’élongation stratégique. La réaffirmation de leur puissance dans la région ne peut se faire sans de solides points d’appui et partenaires stratégiques ; ceux-là mêmes qui sont courtisés par Pékin et tapent à la porte de l’OCS. La possible victoire de l’Ukraine sur la Russie et le choc géopolitique qui s’ensuivrait ne suffiraient pas à inverser la poussée chinoise.
Soutenir les accords d’Abraham
On retrouve ici les accords d’Abraham, dont le deuxième anniversaire a coïncidé avec le sommet de l’OCS, réuni à Samarcande à partir du 15 septembre. Signés à Washington par les Emirats arabes unis, Bahreïn et Israël en 2020, ces accords salutaires ont instauré des relations officielles entre l’Etat hébreu et plusieurs pays du monde arabo-sunnite. Avec lucidité, Abou Dhabi a instauré un processus de paix qui remodèle les rapports de force au Moyen-Orient et modifie la situation géopolitique. Depuis, le Maroc et le Soudan ont normalisé leurs relations avec Israël.
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Très concrètement, le principal enjeu est de transformer une entente diplomatique, doublée d’un ambitieux partenariat économique et technologique, en un axe stratégique et militaire, afin de contrer l’expansionnisme irano-chiite régional. L’Occident a tout intérêt à soutenir franchement et ouvertement la dynamique des accords d’Abraham : l’Iran, étroitement lié à la Russie et à la Chine, est le maillon moyen-oriental d’une chaîne de puissances révisionnistes qui entendent faire basculer les équilibres mondiaux.
En vérité, le temps presse. Une fois doté de l’arme atomique, le régime iranien se sentira invulnérable et poussera les feux. Les Etats menacés se tourneront alors vers la Chine qui se posera en puissance arbitrale. Si l’Occident refuse de perdre le Moyen-Orient et veut rallier les monarchies sunnites à sa politique d’endiguement du tandem sino-russe, il faut envisager la possibilité d’un conflit régional, promouvoir un axe arabo-sunnite et préciser ses intentions stratégiques face à un régime iranien nucléarisé.
Jean-Sylvestre Mongrenier est docteur en géopolitique et chercheur associé à l’institut Thomas-More.