« L’opposition turque a enfin donné le coup d’envoi à sa course au double scrutin, législatif et présidentiel, du 14 mai » rapporte Delphine Minoui dans le Figaro du 5 février 2023.
Pari lancé. Pari risqué. En annonçant, lundi 30 janvier, un programme de 240 pages comprenant plus de 2300 objectifs, l’opposition turque a enfin donné le coup d’envoi à sa course au double scrutin, législatif et présidentiel, du 14 mai. Objectif principal: en finir avec le règne sans partage du «reis» sur un pays économiquement asphyxié et politiquement sclérosé par vingt ans de gouvernance de l’AKP, le parti islamo-conservateur au pouvoir. Mais à l’approche de cette élection très attendue, aux allures de référendum pour ou contre Erdogan, les promesses d’un retour de la démocratie suffiront-elles à surpasser les divisions internes à cette «Table des six» (alliance incongrue de six mouvances) face à un chef de l’État prêt à tout pour préserver son pouvoir?
Sur le papier, les propositions sont alléchantes, porteuses d’un projet commun de «guérison», selon le journaliste Murat Yetkin. Vent debout contre le système hyperprésidentiel, en place depuis 2017, l’opposition ambitionne de revenir à un régime parlementaire et de supprimer les décrets présidentiels. Ces dernières années, Recep Tayyip Erdogan n’a pas manqué d’en abuser pour limoger de hauts responsables, dont le gouvernement de la Banque centrale, ou encore retirer la Turquie de la Convention d’Istanbul, destinée à lutter contre les violences faites aux femmes. Selon ce manifeste électoral, le futur président ne pourra pas non plus mettre son veto à une loi débattue par le Parlement, mais pourra renvoyer ce texte devant les députés s’il entend le contester. La poursuite engagée contre un parti politique en vue de son interdiction devra également obtenir le feu vert du Parlement. Autre promesse, hautement symbolique: celle de réinvestir le palais historique du quartier Çankaya d’Ankara – pied de nez à l’extravagant complexe présidentiel aux 1 100 pièces qu’Erdogan s’était fait construire sur une forêt. D’autres mesures incontournables figurent au programme de cette coalition: le renforcement de la liberté d’expression et de la presse, la réintégration des fonctionnaires purgés, la lutte contre l’inflation.
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«Une telle alliance était jusqu’ici improbable», observe l’économiste et politologue turc Ahmet Insel, auteur de La Nouvelle Turquie d’Erdogan (La découverte, 2015), en référence à cette coalition contre-nature qui prévoit d’annoncer son candidat commun le 13 février. Rassemblée autour de la principale mouvance d’opposition (sociale-démocrate), le CHP, elle comprend des factions aussi diverses que le parti conservateur religieux de la Félicité, le Bon Parti, issu d’une scission de la droite ultranationaliste, et les deux nouveaux partis créés par d’anciens cadres de l’AKP, l’ex-premier ministre Ahmet Davutoglu et Ali Babacan, ex-ministre de l’Économie. «Comme en République tchèque ou en Hongrie, poursuit Ahmet Insel, les partis ont compris que face à Erdogan, la seule option consiste en un front uni. En République tchèque, cela a porté ses fruits.»
L’ébauche de ce nouveau bloc remonte aux municipales de 2019. En joignant ses forces, l’opposition parvient – c’est une première – à reprendre les mairies d’Ankara, la capitale, et d’Istanbul, chasse gardée d’Erdogan, et met fin au mythe de l’invincibilité de l’AKP. Le grignotage de la liberté d’expression, né de la répression consécutive au coup d’État raté de 2016, ainsi que la flambée de l’inflation et du chômage sont autant d’arguments en faveur des anti-Erdogan. Au pouvoir depuis 2003, d’abord comme premier ministre, puis comme président, ce dernier a bâti son ascension politique sur l’essor de l’économie et sa capacité d’alors à rassembler un éventail très large d’électeurs, laïcs et religieux, turcs et kurdes, nationalistes et libéraux.
« Nous comptons sur des dizaines de milliers de bénévoles pour surveiller les urnes et le dépouillement des bulletins de vote » dit-il, Ali Babacan, à la tête du nouveau parti Deva.
Échaudée par la dérive autoritaire d’Erdogan et sa – vaine – tentative de torpiller l’élection d’Istanbul lorsqu’il invalida une première fois la victoire d’Ekrem Imamoglu, nouvelle figure phare des insoumis, l’opposition a déjà commencé à plancher sur un dispositif visant à éviter la fraude. «Nous comptons sur des dizaines de milliers de bénévoles pour surveiller les urnes et le dépouillement des bulletins de vote. Nous allons rassembler nos ressources communes pour faciliter la transparence et éviter les abus», confiait, il y a quelques semaines, Ali Babacan, à la tête du nouveau parti Deva, lors d’une rencontre avec quelques journaux, dont Le Figaro.
Mais rien n’est gagné d’avance. Outre un contrôle sur la quasi-totalité des médias, le pouvoir dispose d’une capacité de nuisance qui s’exprime jusque dans l’enceinte des tribunaux et dont l’édile d’Istanbul vient justement de faire les frais. Mi-décembre, un juge proche de l’AKP a condamné Imamoglu à plus de deux ans et demi de prison et à une interdiction de politique pour avoir qualifié d’«idiots» ceux qui rendirent caduque sa première victoire de 2019. Ses avocats ont fait appel, mais son sort incertain rend sa candidature à la présidentielle risquée, malgré certains sondages prédisant sa victoire au second tour face à Erdogan.
L’épisode malheureux a également mis en lumière les rivalités internes à la «Table des six». Le jour du jugement, des milliers de partisans rallièrent la mairie au pied d’une tribune où le maire inquiété fut aussitôt rejoint par Meral Aksener, la chef du Bon Parti et autre figure de la coalition. De quoi contrarier Kemal Kilicdaroglu, le leader du CHP – et prétendant à la présidence – qui s’empressa d’écourter son séjour à Berlin par crainte qu’on ne lui vole la vedette. «Ces différends portent préjudice à l’opposition. Pendant qu’ils perdent leur temps à se disputer sur le candidat commun à présenter, l’AKP marque des points en faisant campagne à travers le pays, estime la politologue Selin Senocak. Qu’on les aime ou non, il faut reconnaître que les pro-Erdogan travaillent comme des fourmis, via un réseau d’associations, de femmes, de jeunes. Ils vont à la rencontre des gens. Ils leur présentent des mesures populistes et concrètes, telles que la réforme des retraites», poursuit-elle.
Selon la chercheuse, les «Six» font, quant à eux, figure d’«amateurs», avec un «programme trop abstrait, décalé des réalités du pays». Sans compter que les électeurs indécis jugent les candidats potentiels sur leurs actes: «Certes, Mansour Yavas, le nouveau maire d’Ankara, a mieux géré la ville que son prédécesseur de l’AKP. Certes, Imamoglu a marqué les esprits par son franc-parler, mais qu’ont-ils réellement accompli pour leurs villes en trois ans? Quand Erdogan était maire d’Istanbul (de 1994 à 1998, NDLR), il entreprit la construction de nombreuses infrastructures: lignes de tramway, tunnels, ponts… Ce genre de projets génère de la dette, mais la population y voit une amélioration de ses conditions de vie.» À la question «quelle personnalité peut résoudre les problèmes économiques?», posée en novembre 2022 dans un sondage de l’Institut Anatolia Report, 28 % des interviewés citèrent Recep Tayyip Erdogan, loin devant Kemal Kilicdaroglu (10 %), Mansour Yavas (7 %), Meral Aksener (7 %), et Ali Babacan (4 %). Signe d’une crise de confiance de l’électorat, 28 % répondirent par «aucun».
Le vote kurde, crucial
Sur le front diplomatique, où le «reis» a imposé sa marque, les propositions de la coalition manquent également de créativité, d’après les observateurs. Dans leur manifeste, les opposants disent espérer relancer le processus d’adhésion à l’Union européenne et établir une «relation d’égal à égal» avec les États-Unis en concluant notamment un accord sur la livraison litigieuse des avions de combat F-35. Soucieux de rester dans l’Otan «en tenant compte des intérêts nationaux», les «Six» ambitionnent de maintenir la relation avec la Russie par un «dialogue équilibré» et de renouer, comme le fait progressivement Erdogan, avec la Syrie de Bachar el-Assad. Quant à la question des réfugiés, pouvoir et opposition s’accordent à vouloir les renvoyer chez eux. À ceux qui voudraient voir dans cette mouvance anti-Erdogan le gage d’une réelle ouverture démocratique, d’aucuns rappellent que la question kurde n’apparaît pas une seule fois dans ce pavé de 240 pages. Le troisième parti du pays, le HDP (gauche, prokurde) ne fait d’ailleurs pas partie de l’alliance, à cause des penchants nationalistes de certains membres de la «Table des six». Or le vote de la minorité kurde, tout comme celui des jeunes électeurs, s’avère pourtant crucial.
Le Figaro, le 5 février 2023, par Delphine Minoui.