« Plusieurs personnalités turques de l’e-sport ont reconnu avoir participé à une opération, mais nient avoir été mises au courant de l’origine des fonds récoltés » rapporte Sasha Loizot dans Le Monde.
Un piratage, un réseau de blanchiment d’argent et l’un des sites les plus populaires de l’industrie du jeu vidéo : c’est une histoire surréaliste qui a connu un nouveau rebondissement, mardi 4 janvier, en Turquie. A l’issue d’une opération policière, au moins 40 personnes ont été arrêtées, suspectées d’avoir participé à une arnaque visant à utiliser la plate-forme Twitch pour blanchir des fonds volés ou obtenus illégalement, a révélé le Daily Sabah, un quotidien proche du gouvernement.
Sur Twitch, il existe plusieurs façons de soutenir un streameur dont on apprécie le contenu : acheter un abonnement mensuel, donner de l’argent directement de façon ponctuelle ou encore envoyer des « bits », une sorte de monnaie virtuelle que l’on peut verser à quelqu’un lorsqu’il est en train de diffuser une partie de jeu vidéo ou toute autre activité. A partir d’un certain montant, ces bits peuvent être transformés en argent par le vidéaste qui les a reçus.
En Turquie, des internautes y ont vu un moyen de maquiller de l’argent récupéré avec des cartes bleues volées. Des streameurs ont été approchés et se sont vu proposer un accord : un certain nombre de bits leur était versé lors de leurs streams, puis charge à eux de les convertir en argent pour ensuite les rendre à leurs donateurs, en empochant au passage une commission.
Cette affaire a été rendue publique à la suite d’une importante fuite de données subie par Twitch. Le 6 octobre, un internaute a publié sur le forum 4chan un très grand nombre de fichiers liés à l’architecture technique de la plate-forme vidéo et vraisemblablement volés sur un dépôt de code informatique. Ce même internaute a également partagé un document qui a fait énormément réagir : des dizaines de tableaux Excel détaillant les revenus dégagés par des milliers de streameurs sur Twitch.
Des anomalies dans les revenus
En Turquie, l’histoire ne s’est pas arrêtée là, puisque en observant attentivement les revenus des vidéastes du pays, des internautes ont découvert quelques semaines plus tard des irrégularités. Certains streameurs, peu actifs ou peu suivis, avaient reçu des milliers de dollars de bits, tandis que d’autres gagnaient une part anormale de leurs revenus sur la plate-forme avec ces mêmes bits.
Les réactions sont montées sur les réseaux sociaux, des internautes lançant, sur Twitter, le slogan #TemizTwitch (« Nettoyer Twitch ») et appelant la plate-forme à prendre des mesures contre ce qui semblait suggérer des opérations de blanchiment d’argent.
Dans un message aujourd’hui supprimé, un streameur connu sous le nom de Legoo, membre d’une équipe d’e-sport, a reconnu à la fin d’octobre avoir participé à ce système, après avoir été approché par « par un ami à qui [il] fais[ait] confiance ». « Plus tard, lorsque j’ai réalisé que les donations étaient anonymes, je suis devenu méfiant et j’ai voulu arrêter », explique le streameur, qui ajoute qu’il a demandé à plusieurs reprises à son partenaire de cesser de lui envoyer de l’argent. Il affirme avoir reçu 4 000 dollars en bits, sur lesquels il a touché environ 2 000 dollars (environ 1 800 euros).
Comme le rapporte le site spécialisé Upcomer, un autre e-sportif turc, joueur professionnel de Valorant, un jeu de tir compétitif, a reconnu avoir été impliqué dans ces transferts de fonds frauduleux. Deux témoignages anonymisés et publiés par le même site décrivent un mode opératoire similaire : les streameurs étaient approchés par un individu leur expliquant qu’il avait trouvé le moyen de gagner des bits en regardant des publicités, et leur proposant de leur envoyer ces bits tout en partageant les recettes. « Il n’y avait rien qui éveillait les soupçons. Personne ne savait qu’il s’agissait de fausses cartes de crédit et d’argent volé », a affirmé l’un des streameurs interrogés.
Des suspects en fuite
L’affaire, peu médiatisée hors des frontières turques, a entraîné dans le pays des réactions politiques. Gürsel Tekin, un député du principal parti d’opposition – le Parti républicain du peuple –, a demandé au gouvernement l’ouverture d’une enquête en novembre, tout en estimant que Twitch, propriété d’Amazon, n’agissait pas en conséquence. « Les grandes entreprises numériques ont la responsabilité d’empêcher les crimes sur leurs plates-formes. Les organisations terroristes, la mafia, les réseaux de la drogue blanchissent des milliards de dollars et envoient de l’argent à leurs membres », explique-t-il au Monde.
Selon le quotidien Hürriyet, les recherches menées par les enquêteurs stambouliotes ont permis d’identifier au moins 44 suspects dans onze régions différentes au total, dont quatre sont toujours recherchés ; des perquisitions ont notamment été menées à Ankara, Istanbul et Antalya. Le montant des fonds récoltés par ce réseau n’a cependant pas été dévoilé.
Le Monde, 6 janvier 2022, Florian Reynaud et Sasha Loizot, image: Cumhuriyet