Un ostracisme antikurde qui vient de loin – Jean Michel Morel / LE MONDE DIPLOMATIQUE

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Le 28 mai 2023, avant même la fin du décompte des voix, le président turc déclarait : « Le véritable vainqueur de cette élection, c’est notre nation, dans toutes ses composantes, c’est la Turquie tout entière. Le grand vainqueur, c’est notre démocratie ! » Mais qu’en est-il vraiment de cette démocratie et de la prise en considération de « toutes ses composantes » ethno-confessionnelles, notamment des Kurdes ?

Le Monde Diplomatique, le 20 Septembre 2023

La « question kurde » se pose avec acuité dès la fin de la première guerre mondiale (1). Indociles et remuants, constitués en tribus n’hésitant pas à s’affronter, les Kurdes avaient obtenu de la Sublime Porte de conserver des émirats autonomes en contrepartie d’une surveillance des marches de l’Empire ottoman et d’une participation au maintien de l’ordre intérieur. Au cours du conflit mondial, des régiments de cavalerie kurdes, les hamidiye, ont participé aux massacres des Arméniens. Mais les cheikhs qui gouvernent les tribus restent partagés. D’aucuns entendent négocier avec le pouvoir central une autonomie respectueuse de leurs droits ; d’autres, plus ambitieux, envisagent d’obtenir un État. Comment faire prévaloir l’identité kurde, a priori inconciliable avec la turcité imposée par le Comité union et progrès (CUP) qui dirige l’Empire depuis 1908 ? Le suprémacisme et l’autoritarisme de ce parti s’inspirent des écrits du Français Gustave Le Bon, farouche partisan de la primauté de la race et contempteur de la démocratie (2).

La défaite en 1918 achève de faire disparaître ce qui restait d’un Empire ottoman exsangue et déplorant la mort d’une personne sur six. Les survivants souffrent de famine et de malnutrition. L’armée est désorganisée. Les Alliés procèdent au partage des dépouilles. Le traité de Sèvres de 1920 attribue à la Grèce la côte occidentale de l’Anatolie — y compris la ville de Smyrne (aujourd’hui İzmir) —, prévoit la création d’une Grande Arménie et acte la revendication d’un Kurdistan indépendant. Autant de clauses inacceptables pour Mustafa Kemal (Atatürk), un général de 40 ans qui s’est distingué lors de la bataille des Dardanelles. Délaissant Istanbul, où siège un nouveau gouvernement, il lève une armée. En moins de trois ans, il chasse les Grecs, dissuade Français et Britanniques de l’affronter, instaure une Grande Assemblée nationale qui se réunit à Ankara, la nouvelle capitale du pays, fonde le Parti républicain du peuple (CHP) et persuade les Kurdes de participer à la libération de la future Turquie en contrepartie de l’autonomie.

Ségrégation darwinienne

Mais, le 24 juillet 1923, quand les cloches de la cathédrale de Lausanne annoncent au monde la conclusion d’un traité entre la République turque et les vainqueurs de la Grande Guerre, cette promesse n’a plus cours. La Turquie entre dans l’ère du kémalisme, où règnent un parti unique, la verticalité du pouvoir, et qui réserve la citoyenneté de plein droit aux turcophones sunnites. Les Kurdes ou la communauté alévie — qui pratique un culte hétérodoxe et syncrétique — disposent de leurs droits s’ils renient leur singularité. Quant aux non-musulmans, ils ont le statut d’étrangers.

Kemal s’emploie à prendre quelques distances avec les « unionistes » mais poursuit leur projet de ségrégation darwinienne. Avec d’autres (Arméniens, Grecs, Juifs, Arabes), les Kurdes compteront parmi les principales victimes de cette politique. Ankara envisage que, harcelés et méprisés, ils émigrent en Perse (l’Iran d’aujourd’hui), en Russie, en Irak ou en Syrie et libèrent ainsi les terres fertiles de l’est de l’Anatolie. Mais ce calcul ne se concrétise pas : les révoltes violemment réprimées se succèdent ; bientôt, les Kurdes apparaissent comme une menace intérieure mettant en péril l’unité de la nation ; on leur impose un régime d’exception et l’armée s’oppose au développement de leur région.

Atatürk décède en 1938. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, si le régime du parti unique prend fin, la Constitution défend de s’organiser sur des bases ethniques. Pour contourner cette interdiction, des Kurdes adhèrent au Parti démocrate (DP, droite laïque), ce qui leur permet d’obtenir des sièges au Parlement et même des ministères. Un coup d’État intervient en 1960. Les militaires rendent le pouvoir un an après aux civils. Une classe ouvrière urbaine émerge, les organisations syndicales et politiques de gauche s’affirment. Le Parti ouvrier de Turquie (PIT), pluriethnique, décide notamment de prendre en charge la « question kurde ». Mais dans un contexte de multiplication des mouvements sociaux et de montée de l’islamisme, l’armée déclenche un nouveau putsch en 1971.

L’instabilité qui persiste suscite l’apparition de plusieurs organisations de lutte clandestine, dont le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Cofondée en 1978 par M. Abdullah Öcalan et Sakîne Cansiz (qui sera assassinée à Paris en janvier 2013), cette organisation se réclame d’un nationalisme radical et du marxisme-léninisme. Lorsqu’un troisième coup d’État militaire intervient en 1980, soutenu par les États-Unis inquiets de la poussée de la gauche dans un pays membre de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) depuis 1952, une répression féroce s’abat sur les régions kurdes, en même temps qu’un regain de la politique d’assimilation forcée (interdiction de la langue kurde). M. Öcalan et les leaders du PKK se réfugient au Liban et en Syrie. Quatre ans après, le PKK déclenche l’insurrection contre l’État turc. En accord avec le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) d’Irak, les guérilleros du PKK trouvent refuge dans les monts Kandil, proches de la frontière iranienne.

Ils y sont toujours, mais M. Öcalan, arrêté au Kenya après une cavale mémorable, condamné à perpétuité pour « terrorisme », est enfermé depuis 1999 sur l’île-prison d’İmralı, au sud de la mer de Marmara (3). À plusieurs reprises, il a appelé à la fin de la lutte armée et à la recherche d’une solution politique avec le pouvoir. « Les armes vont se taire pour que les idées puissent s’exprimer (4).  »

Le leader du PKK a également abandonné le projet d’un Kurdistan turc indépendant ainsi que la référence au marxisme-léninisme, à laquelle il a substitué les théories du penseur libertaire nord-américain Murray Bookchin pour se convertir à l’écologie sociale, au confédéralisme démocratique et à une absolue primauté de la question féminine (5). Dans le même temps, avec l’intensification de l’exode rural des populations du Kurdistan et les mutations sociologiques qu’elle entraîne, la constitution de partis prokurdes légaux tend à s’imposer comme une nécessité. Interdits, dissous, leurs élus emprisonnés ou forcés à l’exil, ils se reconstitueront jusqu’à former l’actuel Parti démocratique des peuples (HDP), féministe, écologiste, opposé à la stigmatisation des personnes LGBT et poursuivant toujours le même objectif : « Devenir la représentation légitime du mouvement démocratique kurde, afin de favoriser une solution pacifique en Turquie (6).  »

Au début des années 2000, dans un paysage politique cadenassé par le CHP kémaliste, l’arrivée du Parti de la justice et du développement (AKP), soucieux de trouver une solution au problème kurde, redonne de l’espoir aux populations du Sud-Est anatolien. Grâce à ses promesses d’apaisement — les affrontements entre l’armée et le PKK occasionnent des morts par dizaines de milliers et l’arasement de villages —, l’AKP réussit à capter des voix kurdes lors des élections municipales de 2004. Mais d’apaisement, il n’en sera pas question. Après une période de main tendue puis de coup de menton, de négociations ouvertes et vite refermées, en 2014, pour accéder à la présidence, M. Recep Tayyip Erdoğan, déjà premier ministre, déclenche à l’encontre des Kurdes une nouvelle tentative d’homogénéisation ethnique et religieuse dont les alévis (majoritairement kurdes) subiront les effets. La même année, dans un Proche-Orient en ébullition, la proclamation par l’Organisation de l’État islamique (OEI) d’un « califat » contraint les Kurdes syriens alliés à des forces arabes et assyro-chaldéennes à entrer en résistance. Des guérilleros du PKK seront détachés pour leur venir en aide. Nombre d’entre eux le paieront de leur vie.

Les deux principaux dirigeants emprisonnés

Le pouvoir du reis fait aussi le choix de criminaliser les responsables des partis prokurdes. Ce qui contribue à les affaiblir : en 2015, le HDP obtient 80 députés aux élections ; en 2018, 67 ; et, en juin 2023 — alors que son coprésident, M. Selahattin Demirtaş, est incarcéré depuis 2016, accusé de faire la propagande du PKK —, il n’en conserve que 65, siégeant dans une Grande Assemblée nationale où l’AKP s’associe au Parti d’action nationaliste (MHP) d’extrême droite (7). À l’occasion du centenaire de la proclamation de la République turque, M. Erdoğan entend se positionner comme le continuateur d’Atatürk, en chantre d’un panturquisme conquérant aux bases ethno-religieuses. Dans ces circonstances, l’ensemble du mouvement progressiste kurde — dont les deux principaux dirigeants sont emprisonnés — n’a d’autre solution que de repenser sa stratégie et ses méthodes de lutte.

Le 20 Septembre 2023, signé par Jean Michel Morel, paru dans Le Monde Diplomatique.

Jean Michel Morel

Journaliste, membre du comité de rédaction du journal en ligne Orient XXI.

(1)  Lire Olivier Piot, « La course sans fin du soleil kurde », dans Manière de voir, n°169, « 1920-2020. Le combat kurde », février-mars 2020.

(2)  Lire Vicken Cheterian, « Le génocide arménien et ses vies ultérieures », Le Monde diplomatique, avril 2015.

(3)  Lire « La fuite en avant des militaires turcs », article signé par un intellectuel turc qui souhaite garder l’anonymat, Le Monde diplomatique, décembre 1998.

(4)  Dans une lettre lue publiquement à Diyarbakır, en 2013. Cité par Ahmet Insel, La Nouvelle Turquie d’Erdoğan, La Découverte, Paris, 2017.

(5)  Pierre Bance, Un autre futur pour le Kurdistan ? Municipalisme libertaire et confédéralisme démocratique, Noir et Rouge, Paris, 2017.

(6)  Olivier Piot, Le Peuple kurde, clé de voûte du Moyen-Orient, Les Petits Matins, Paris, 2017.

(7) Lire Akram Belkaïd, « En Turquie, le président Erdoğan s’aligne sur l’extrême droite », Le Monde diplomatique, avril 2018.

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