Chapeau : RETOUR à ISTANBUL
En décembre 1979, l’avocat et écrivain Demir Özlü décide de quitter la Turquie plongée dans la guerre civile et s’établit en Suède, en compagnie de son épouse Ulla Lundström. Il y restera dix ans, sera déchu de sa nationalité turque en 1986 et sera amené à y vivre trois ans comme exilé politique. Le séjour en Suède lui permet de participer régulièrement à des rencontres littéraires dans les pays scandinaves, en Allemagne et en France : à Stockholm, il croise de nombreux auteurs de toutes origines et fréquente un jeune auteur kurde qui sera à l’origine de la naissance du roman kurde contemporain : Mehmet Uzun. Toujours attentif aux évolutions de la littérature de Turquie, attaché au cosmopolitisme perdu de l’Istanbul de sa jeunesse, il n’aura cessé de faire preuve d’une grande ouverture d’esprit, reflet de son humanisme généreux. Privé de Turquie pendant une longue période, il publie, à son retour, deux ouvrages : Sürgünde On Yıl (Dix ans en exil, Milliyet Yay. 1990) et Ne Mutlu Ulysses Gibi (Heureux qui comme Ulysses…, Simavi Yayınları, 1991) qui s’achève par un magnifique texte-bilan sur sa ville : Değişen İstanbul.
Nous en proposons ici une version française…
Timour Muhidine *
ISTANBUL A CHANGÉ
Traduction : Julien Lapeyre de Cabanes
Mon père arriva avec sa mère à Istanbul en 1913, au cours de la guerre des Balkans, me semble-t-il. Il avait tout juste cinq ans. Il était originaire de la région de Belen, proche d’Antakya. Quant à la sœur de mon père, Azize Hanım, ce fut bien avant. L’inscription de ma mère à l’état-civil eut lieu dans le quartier de Taş Mescit à Çankırı, mais elle était née à Istanbul, comme sa mère je crois. Le grand-père de ma mère avait été l’un des cadis qui exerçaient à Istanbul. On dit qu’il avait pris part à la rédaction de la Constitution de 1876. Habitant d’Alep, le père de mon père disparut au cours de la Première Guerre Mondiale.
Moi je suis né à Vefa[1] en 1935. En passant devant le célèbre fabricant de boza[2], si vous marchez environ vingt mètres en direction de la mosquée de Şehzadebaşı, vous trouverez une impasse, c’était là, dans une maison de bois aujourd’hui en ruines. Je restai à Istanbul jusqu’en 1940. Puis, avec ma mère nous partîmes à Burdur. À la suite de quoi, avec ma famille qui suivait avec admiration la politique d’éducation de Hasan Âli Yücel[3], nous allâmes à Simav, dans le département d’Izmir – ancienne cité grecque – puis à Ödemiş. Une fois rentré à Istanbul et inscrit en qualité pensionnaire au lycée de Kabataş, cette fameuse année 1950 approchait.
Ceci, je l’écris pour faire remarquer qu’il n’est pas facile de devenir Istanbuliote. Sans quoi, ma petite famille n’intéresse pas grand monde. Pendant les dix ans que je passai à l’écart d’Istanbul – entre 1940 et 1950 – (cela dura jusqu’en 1952 pour mon père, 1953 pour ma mère) je me rappelle que, les années allant, la nostalgie d’Istanbul de mon père augmentait, il faisait antichambre dans les bureaux de ses amis du Ministère de l’Éducation Nationale, et je me rappelle qu’il voulait déménager à Istanbul. Je l’accompagnais souvent au ministère, à Ankara. Là, au cours de ces longues discussions entre mon père et ses amis bureaucrates, j’étais étreint par une sensation d’étouffement. J’étais à l’âge qui mène à l’adolescence, à peine sorti de l’enfance. Quant à ma mère, elle était plus fiable en la matière. Et quand parfois elle demandait à mon père « Pourquoi veux-tu tant aller à Istanbul ? », la réplique de mon père était toujours : « Istanbul c’est la ville de la culture ». Je crois que ce qu’il fallait entendre dans la réponse de mon père, c’était qu’à cette « ville de culture » il ne subordonnait pas seulement l’université, les écoles, les bibliothèques… mais y incluait également l’architecture, les tramways, les cafés, les amis…
À quatorze ans, je passai quelques mois dans l’Istanbul des rêves enchantés de l’enfance, au lycée d’Ortaköy où j’étais retourné en qualité de pensionnaire. Mais quel Istanbul c’était ! Quelle splendeur immense !
J’ai fait remarquer qu’il n’était pas facile de devenir Istanbuliote. Un homme vivant dans un pays étranger, s’il y a vécu cinq ans et qu’il remplit certaines conditions, on lui accorde la nationalité du pays. Mais pour devenir Istanbuliote, suffit-il d’habiter cinq ans dans cette ville enchantée ? Je ne le crois pas. Je crois qu’être Istanbuliote peut se définir comme une immersion dans un milieu culturel exigeant. C’est parvenir à acquérir une manière d’être, une culture qui se reflète également dans la vie quotidienne. Une manière d’être purement dédié à Istanbul. Je pense par conséquent que je saurais reconnaître un Istanbuliote n’importe où dans le monde. Il n’est pas fait du même bois.
Istanbul en 1950…
À l’époque, il y avait très peu de routes pour entrer dans la ville, mais sur le bord de ces routes, partout, était accroché un panneau invraisemblable de nos jours : « Istanbul. Population : 776 000 » Aujourd’hui cela passe pour une légende urbaine..
De l’Istanbul que j’avais quitté à cinq ans au moment de partir pour l’Anatolie, les rêves fanés qu’il me restaient étaient surtout liés aux quartiers de Vefa, de Kıztaşı, aux rues des alentours de l’Aqueduc de Valens, aux cinémas de Şehzadebaşı où j’allais avec ma grand-mère maternelle, au jardin de l’ancien Ministère de la Guerre où nous nous rendions très souvent, à Kumkapı, au bout des rues étroites qui s’étiraient jusqu’à la côte, aux cafés situés en bord de mer – et même sur la mer je crois – aux maisons des copains à Gedikpaşa et Cağaloğlu, à l’esplanade de Beyazıt, en ce temps pourvue de bassins, au café Küllük qui la bordait, à la vaste cour pas encore pavée qui entourait les medrese[4] et la Mosquée de Fatih, à la maison d’un familier située au milieu d’un petit jardin, près du débouché des Six Voies, à Kadıköy, et aux tramways – aux tramways qui roulaient à l’infini – qui allaient à Şişli, à Şişhane, et au-delà de Şehzadebaşı. On ne parlait que la catastrophe provoquée par une rupture de câble à la station Tünel, et de l’accident causé par un tramway qui avait déraillé à Şişhane et était rentré dans les boutiques du bas de la ruelle.
Dans l’Istanbul de 1940, Cağaloğlu était encore un quartier habité par des gens élégants. Ainsi m’en souvient-il. Il me faut y ajouter Fatih, Gedikpaşa, puis Şişhane ainsi que Beyoğlu. L’Istanbul de cette époque – comme d’autres villes préservées que j’ai vues par la suite (par exemple : Nuremberg, Stockholm, Copenhague, Amsterdam) – était une ville qui ne s’étendait pas hors des anciennes portes d’entrée de la cité. Disons que si vous preniez un quartier autre qu’Eyüp, la Porte d’Edirne (au-delà de Karagümrük), la Porte de Topkapı, ou la Porte de Mevlana, on voyait une agglomération qui n’était pas sortie des murailles, dans la péninsule historique. Nous pourrions multiplier ces portes au regard de leurs fonctions : Kumkapı, Yenikapı, Azakapı, etc… En face, sur la rive de Beyoğlu, depuis en moyenne deux cents ans, la ville avait assurément débordé les murailles génoises. Mais si nous considérons Şişli comme une porte, Istanbul ne s’étendait pas au-delà de celle-ci. Chère ville, battue par des vents sans cesse tournoyants !
De retour là-bas en septembre 1949, je fus fourré de force au lycée de Kabataş, en qualité de pensionnaire. Mais avant que ne commençât le second semestre, je passai les vacances qui duraient jusqu’au jour de l’An, à Mecidiyeköy, dans la maison à deux étages qui rappelait une cabane de vigneron de ma tante maternelle Refia Hanım. En ce temps-là, Mecidiyeköy – qui ressemble aujourd’hui à Chicago – était un lieu de vignes et de potagers. Avec Belma (Diren), la fille aînée de ma tante, ou avec Gülçin (Eczabaşı) la cadette, nous quittions la maison, et après avoir marché un moment, nous montions dans le tramway parfaitement vide qui descendait à Beyoğlu. Belma m’emmenait à Beyoğlu, dont je ne me souvenais pas bien pour l’avoir quitté à cinq ans, sur l’avenue Istiklâl, dans des galeries de peintures et quelques cinémas. Après les longs voyages en tramway, je me rappelle m’être senti écrasé face à la magie de la grande ville, qui se reflétait dans l’avenue Istiklâl, dont je trouvais les bâtiments si hauts, si majestueux avec mes yeux de l’époque, je me rappelle que j’admirais cette ville, mais que je la laissais pour les années qui allaient suivre cette rencontre. Tandis qu’on approchait l’année 1950, qui eût dit que moi, écrasé par tant de magnificence, je vivrais plus tard pendant des années dans chaque recoin de cette avenue, et que je connaîtrais de près presque chaque pavé de ce quartier. Avec tous ses sanctuaires religieux et sexuels, ses tavernes et ses bars.
C’est une chose étonnante, mais à l’automne 1953, je remarquai la beauté de Galata et sa splendeur, pour moi secrètes. Comme je marchais, plongé dans mes pensées, du Pont d’Unkapanı vers Azapkapı, j’aperçus soudain le vieux Galata, sa tour, ses sanctuaires coincés entre les anciens et les nouveaux immeubles. Je pensai que je n’oublierais jamais, que je ne voulais jamais oublier l’enchantement de cette apparition, et je résolus que cette vision était sans égale. Cette vision enchanteresse, aux couleurs vives, qui emporte vers le passé, elle eût cependant pu se produire dans plusieurs villes de Méditerranée. Mais pourtant, il me semblait que celle d’Istanbul était unique.
En ce temps-là, nous quittions très souvent notre maison de Fatih pour aller à Beyoğlu, en traversant le pont d’Unkapanı. Avec Hilmi Yavuz, Egrin Ertem, ou bien seul. Par la suite, je contemplai cette vue maintes fois, depuis Sirkeci, depuis Eminönü, depuis le Pont de Galata. Je l’observais dans le vapeur pour Galata ou pour Harem, ou bien dans le vapeur de Kadıköy pour Haydarpaşa, pour Kadıköy. Deux autres fois, comme je m’en allai pour Marseille dans un bateau en partance du terminal passagers de Karaköy, je contemplai à plus soif cette vue inoubliable : à l’automne 1961 et en novembre 1974. C’était une image si captivante qu’elle méritait pour moi que l’on rentre à Istanbul, simplement pour pouvoir s’en délecter à nouveau. Pour un stambouliote, la nostalgie de l’exil commençait au moment où le bateau pour Marseille prenait le large sur la Mer de Marmara. Pour vous distraire, il vous suffisait d’imaginer au cours de la traversée le romantisme des ports et de la Méditerranée.
C’est dans ces années 1950 qu’une conception d’Istanbul propre à la ville se forma dans mon esprit, alors que j’étais épris d’un Istanbul fait des villes en carton-pâte de l’enfance. En particulier, avec la mise en place des politiques du Parti Démocrate et la migration des campagnes vers la ville, avait commencé l’« industrialisation » propre à la ville, et des quartiers entiers commençaient à se former en dehors d’Istanbul. Je crois que les premiers à s’être constitués autour d’Istanbul furent Taşlıtarla et Sağlamcılar.
Cette conception était d’ailleurs fort simple : fondation d’un Istanbul « industrialisé » vers le nord, en direction du lac de Terkos et de la côte de la Mer Noire, installation à cet endroit d’usines et de quartiers ouvriers, et liaison de ces nouvelles villes avec l’Istanbul historique au moyen de trains rapides… Je crois que l’Istanbul du début des années 1950 – quel que pût être le renoncement si absurde à de nombreux bâtiments du passé – était une ville très propice au renouvellement, à la restauration, au parachèvement et à la sauvegarde de son patrimoine. Par exemple, selon mon imagination, on protégeait et restaurait des petits bâtiments comme ceux de l’esplanade d’Eminönü.
La conscience d’Istanbul était en train de se renouveler au sens large. Sans doute doit-on étudier à part chaque époque de la ville, quoiqu’il en coûte. Je ne suis certainement pas celui qui fera cette étude mais je suis ici, au milieu d’une abondance de ruines. Je voudrais donner en exemple les immeubles photographiés en grand format qui se trouvent aux pages 104 et 105 du livre de Çelik Gülersoy, Le tramway à Istanbul. La photographie, qui montre des bâtiments perdus à Eminönü au cours de la « première grande opération de reconstruction à Istanbul » en 1940, est l’une des plus belles preuves de la façon dont le riche patrimoine d’Istanbul fut inconsidérément gâché.
Mais qui s’intéressait aux rêves et aux idées qui traversaient l’esprit d’un jeune curieux de littérature dans les années 1950 ? D’après quelle conception notre Premier Ministre en personne (Adnan Menderes) remodelait-il notre chère ville : on détruisait l’esplanade de Beyazıt, on coupait les arbres du Boulevard Fevzi Paşa à Fatih, on démolissait la belle avenue arborée d’Aksaray. Deux avenues toutes droites et sans fonction précise étaient percées, les avenues Vatan et Millet. Au temps de Byzance comme dans mon enfance, ces espaces étaient constitués de jardins. On eût certainement pu leur donner un autre aspect, bien plus beau.
Notre modernisme n’est pas un vrai modernisme. Il est déraciné et usurpé. Et pendant toute cette période, des dirigeants rustauds cherchèrent à donner une forme à la grande ville. La plaie dite des tunnels (j’entends les tunnels au cœur de la ville) atteignit, elle aussi, Istanbul à cette époque. Je ne peux pas oublier l’ancien aspect de Saraçhanebaşı. Là, à l’intersection du Boulevard Atatürk et du boulevard qui allait vers Fatih, on avait échoué à créer une vaste et belle place à cet endroit qui donnait à la fois sur la Marmara et la Corne d’Or. On construisit seulement un parc du côté du quartier de Horhor, dans l’espace libre qui fait face à l’actuel Hôtel de Ville. Nous nous asseyions souvent dans ce parc avec Asaf Çiyiltepe et Hilmi Yavuz.
Il fut décidé que deux boulevards se croisent et que ce débouché de quatre voies fut régulé par des feux de circulation. Mais à cause des véhicules, et de tout un tas de gens qui ne pouvaient s’accommoder des feux de circulation, des policiers surgissaient au milieu de la chaussée pour réguler le trafic aux heures de pointe. Et puis l’on fit une grande trouvaille : on ouvrit le tunnel. Tout l’endroit en mourut. Autrefois du moins, je passais à Saraçhanebaşı avec un copain, fervent du CHP[5]. Des années plus tard, un panneau « Passage Haşim Işcan[6] » fut installé au-dessus de cet hideux tunnel. « Ah », dit mon copain « ça n’est que justice. Qu’on sache un peu dans ce pays la valeur des bâtisseurs. » Je regardai cette horreur avec dégoût . Le tunnel était devenu à la fois une pissotière et un hideux couloir au milieu de la ville. Je songeais à la Place de l’Étoile à Paris. Il ne vint jamais à l’esprit de quiconque de percer un tunnel sous l’Arc de Triomphe, où se rejoindraient huit avenues. À mon sens on ne peut percer de tunnels dans les centres-villes, dans les lieux les plus fréquentés, en bref partout où la ville est la ville. Peut-être que ces nœuds autoroutiers peuvent se situer en bordure de la ville, dans ses environs. N’y a-t-il pas de tunnels dans le Paris actuel ? Il y a des voies pour automobiles qui passent par-dessous les berges de la Seine. Mais celles-ci ne sont pas de grossiers tunnels. Il eût d’ailleurs été préférable qu’elles n’existassent pas.
Le 12 décembre 1989, exactement dix ans après mon retour à Istanbul, je fus pareillement déboussolé par les tunnels percés dans la partie basse de l’Esplanade de Şişhane. Difficile d’admettre qu’il s’agit d’un monument de beauté.
Dans cette suite de textes, je raconterai essentiellement les changements que je constatai tout juste dix ans plus tard lors de mon retour à Istanbul, dont je fus séparé pendant dix années. Le 11 décembre 1979, je quittai Istanbul – la ville, ma ville – à la suite de l’assassinat de Cavit Orhan Tütengil, un homme que j’aimais beaucoup. J’avais 44 ans. Puis, c’est seulement le 12 décembre 1989 que je pus y revenir, à Istanbul. J’approchais les 54 ans. Il y eut des raisons qui me tinrent éloigné de ma propre ville sans interruption pendant dix ans.
« Cette ville te poursuivra. »
Bien souvent, ce n’est pas en vain que nous citons cette phrase profonde tiré du poème La Ville, de Cavafis. Ce grand poète avait vécu ce sentiment. Et pas comme un sentiment passager. Comme un sentiment qui étend son emprise au fil des années. « Cette cité ne te quittera pas »pourrions-nous peut-être dire pour traduire ce morceau de vers. Or dans chaque lieu d’Europe où je vécus au long de ces dix ans, principalement à Stockholm, Istanbul ne me quitta pas.
« J’irai vers un autre pays, vers une autre mer, dis-tu
sans doute y trouverai-je une ville meilleure que celle-ci.
À tous mes efforts le destin oppose une irrévocable sentence ;
– comme un cadavre – est enterré mon cœur.
Mon esprit combien de temps encore habitera cette aride contrée ?
Où que je tourne la tête, où que je regarde
je vois les sombres ruines de ma vie,
qu’ici j’ai tant d’années gâchée en vain.
Tu ne trouveras nul nouveau pays, tu ne trouveras nulle autre mer.
Cette ville te poursuivra. Toi toujours dans les mêmes rues
tu marcheras. Dans les mêmes quartiers tu vieilliras ;
dans les mêmes maisons blanchiront tes cheveux.
Revenant sur tes pas tu retrouveras toujours cette ville. N’espère
rien d’autre
Point de bateau à prendre, point de route où s’enfuir.
Comme tu as gâché ta vie ici, dans ce petit coin.
De même l’aurais-tu gâchée sur toute la terre. »
Ce poème extraordinaire, Herkül Millas me le fit connaître lors de notre service militaire, au Régiment d’Infanterie de Muş en 1967. Il me le lut d’abord en turc d’après le grec, puis m’en donna une traduction écrite.
Voilà, cette ville – Istanbul – dont je fus séparé dix années durant, ne me quitta jamais. Eussé-je voulu m’en défaire que c’eût été un effort vain. Elle pénétrait dans mes songes, mes rêves. Je me promenais dans ses rues mouillées. Je sentais ses vents. Je faisais revivre sous mes yeux l’image de Galata. J’entrais dans ses petites églises, dans ses synagogues. Je regrettais l’architecture de ses mosquées. Un rêve d’Istanbul sombre, en ruine, toujours sur mes pas, un songe d’Istanbul lumineux… Un songe de Beyoğlu… Ainsi pour moi, avec le temps, cette ville que je croyais désormais perdue à jamais, je voulus la recréer dans mes rêves, avec sa beauté passée. Non, je ne pensais pas au nouvel Istanbul, empli de sentiments néfastes que suscitaient mes lectures, moi j’allais créer un Istanbul imaginaire et je me mis à l’écrire.
Or la réalité ne ressemble pas aux rêves. Je retrouvai Istanbul à mon retour, et malgré tous ses défauts, je l’aimai. J’en fus de nouveau amoureux. Bien je ne voulusse pas séparer totalement rêve et réalité. Je crois qu’il est très difficile de rendre avec toutes leurs nuances les sentiments complexes que ressent à son retour dans une ville, des années plus tard, un homme qui en était épris. On ne peut y parvenir que par la voie de la littérature. Et dès lors, un seul texte ne peut s’en charger. Il faut divers fragments, divers lieux.
Je dirais que c’est encore Cavafis qui expliqua le mieux l’une des angoisses – la pire – qui prédominent chez l’homme à son retour. Car, comme je l’ai mentionné plus haut, cela Cavafis l’avait vécu ; or par ailleurs, ce grand poète est notre semblable. Dans son célèbre poème Ithaque, il disait ceci :
« Si tu la retrouves pauvre, ne crois pas qu’elle t’a trompé.
Après tant d’aventures ta sagesse est si grande
Qu’à présent tu le sais sans doute
ce qu’Ithaque pour toi signifie. »
Non, je ne le retrouvai pas pauvre et en ruines, Istanbul. Je revins préparé, épaulé par les mots de Cavafis. Je ne connus pas non plus de désillusion profonde. Je peux d’ailleurs dire que je ne connus jamais de désillusion. D’un côté, il y a un Istanbul qui s’est provincialisé, qui n’a aucune allure ; mais de l’autre, il y a un Istanbul vivant, dynamique, qui s’active à renaître, à s’améliorer. Une ville ensevelie sous de lourds problèmes, mais point morte. Anéantie çà et là, mais qui d’une part abrite d’infinies beautés, et qui d’autre part peut encore être arrangée. Ainsi donc, aimant aussi le nouvel Istanbul, je compris que je n’étais pas le moins du monde un être pétri de nostalgie. Quoique je ne critique pas les gens pétris de nostalgie.
Dans l’avion qui décollait de Vienne, au moment où nous survolions la Hongrie, le vol se passait sans encombres. On prenait l’itinéraire qui va vers la Mer Noire en survolant la Roumanie en droite ligne. Le 12 décembre 1989, le ciel était dégagé. Derrière nous, on voyait s’élever les Carpates, d’un brun sombre. Je ne pouvais pas imaginer auparavant que je verrais si chaleureusement, si intiment les Carpates et la terre de Roumanie que je n’avais jamais visitée. Puis l’avion arriva au-dessus de la Mer Noire. Je rêvais désormais de cette mer. Bifurquant au-dessus de la mer, l’avion se dirigea vers la région de Kilyos. Il entamait à présent sa descente. Je vis alors le tout nouvel Istanbul, que je n’avais jamais vu, qui s’élargissait, qui grossissait, qui s’éparpillait vers l’ouest, sur les contreforts du Bosphore, avec ses immenses quartiers nouveaux, bétonnés, abritant en leur sein des mosquées nouvellement construites. Ce n’étaient pas de nouveaux quartiers, c’étaient des villes toutes neuves. Je vis ensuite les contours de l’Istanbul historique. Au-dessus de la Marmara, l’avion bifurqua vers Yeşilköy. Il y avait là une terre bien différente. Sa couleur tirait vers le rouge.
« Ta ville est là. Voilà qu’elle a grandi, qu’elle a changé, qu’elle est devenue immense, et peut-être ne la reconnaîtras-tu pas. »
Mais c’était un endroit plein d’hommes et de vie, qui reflétait aussitôt son dynamisme difficilement définissable.
Une ville de changements incroyables, marquée par une continuité culturelle d’au moins deux mille ans.
« Retranche-toi dans ta sagesse, accueille-la bien. »
Or Istanbul m’accueillit bien.
★
Je fus charmé par le nouveau Terminal International de l’Aéroport de Yesilköy. J’en avais entendu parler par ceux qui y étaient passés, mais je le voyais pour la première fois. Il fait nuit tôt en décembre. Avec Turgut Kazan[7], nous devons nous rendre au Barreau de Beyoğlu. Nous ferons là-bas notre premier arrêt. Entre les nouvelles routes et les tunnels de Şişhane, Kazan est déconcerté. Nous ressortons pour descendre vers Kasımpaşa. Et même, pour dépasser la Descente de Şişhane, nous nous éloignons derechef jusqu’à Unkapanı. La circulation a changé du tout au tout. Nous sommes entrés par Tepebaşı dans la rue Piremeci où se trouve le Barreau. Comme nous passions devant le début de l’Avenue Meşrutiyet, j’ai jeté un œil aux six étages du Peras Palas qui peuplait mes rêves. « Ah, Istanbul, Istanbul ! Pourrai-je te toucher ? »
Deux heures après que nous fûmes sortis du Barreau, je me trouvai dans un lieu incroyable, Beyoğlu. Tout m’apparaissait comme en rêve. Tel le héros d’un conte, j’avais dormi des années, et on eût dit que je m’éveillai après tout ce temps. Ce qui me frappa en premier lieu fut la foule de Beyoğlu. Il était environ entre six et sept heures du soir. Je savais que l’avenue m’apparaîtrait étroite. Ceci, ce sentiment, j’en avais entendu parler par nombre de gens qui l’avaient vécu. Après les avenues plus larges des villes européennes, l’Avenue Istiklâl semble étroite, au premier abord. Mais l’on s’y habitue par la suite. Les trottoirs avaient été refaits, on pouvait y marcher. Je lus dans les journaux quelques articles sur l’effondrement de ces trottoirs et sur leur reconstruction. Il me semblait auparavant que les trottoirs étaient parfaitement adaptés à la marche. Puis je remarquai que les trottoirs étaient trop hauts par rapport à l’avenue. Naturellement, voilà qui est étrange. Mais encore plus tard, je me dis qu’ils furent ainsi faits pour empêcher les automobiles de monter sur les trottoirs. Je vis par la suite que des grilles garnissaient le milieu de l’Avenue Cumhuriyet. Je n’ignore pas que nous appartenons à une tradition où l’on attend tout de la municipalité et du gouvernement. Autrefois déjà j’y songeais, mais je le compris bien mieux après avoir fréquenté de nombreuses villes d’Europe ainsi que de petites villes, que chez nous le citoyen n’endosse aucune responsabilité envers sa ville. Que, dans la dégradation des villes, la part qui relève de la structure socio-économique de la Turquie contribue autant que le facteur humain, qui est une composante de cette structure, et pas la meilleure. Je ne dis pas cela seulement pour les nouveaux immigrés urbains, pour ceux qui traversent n’importe où, se jettent devant les véhicules, et pour ceux qui se promènent en ville comme on se promène à la campagne ; chez nous, la conscience que la ville, le quartier, la rue doivent être préservés ne s’est de tout temps manifestée que chez un petit nombre de citoyens, qui se comptent sur les doigts d’une main. Aujourd’hui, ces citoyens irresponsables ont inventé ces trottoirs trop hauts pour les avenues, des grilles en fer qui rappellent des casernes sur les terre-pleins de nos belles avenues, des passerelles en plein centre-ville, hideuses mais impératives. Mais, et je l’expliquerai plus tard, j’inclus également parmi eux les industriels et les citoyens riches : parce qu’issus d’une culture embourgeoisée sans aucune imagination ni perspective d’ensemble, ils firent toujours obstacle au développement des transports collectifs après 1950.
Beyoğlu ! Beyoğlu !
Je parlerai de Beyoğlu séparément, avec une attention particulière. À présent, je vais seulement raconter le Beyoğlu de ce premier soir, la première fois que je marchai sur ses trottoirs, dix ans après. Lorsque je quittai Istanbul dix ans plus tôt, il était malvenu de marcher sur ces trottoirs, n’y marchaient presque exclusivement que des hommes, et comme Şehzadebaşı, Beyoğlu était sur le point d’être un quartier abandonné, ce qu’il devint.
Je déménageai pour Arnavutköy de ma maison située au Çinili Han, dans la Rue de la Première Municipalité, à Tünel. Au cours de la semaine, il m’arrivait certains jours de passer à pied par Beyoğlu. En 1978, le Passage des Fleurs s’effondra à son tour. Les vendredis et les dimanches, quittant la maison d’Arnavutköy, j’allais à Taksim, en voiture ou en dolmuş[8] — poursuivant dieu sait quel vieux fantasme inconscient de Beyoğlu — jusqu’au coin où se situait jadis le Café Eptalipos désormais disparu, et je regardais l’avenue défunte : parcourue par des groupes exclusivement d’hommes, sous la lumière blafarde du jour, donnant dans ses cinémas décatis uniquement des films sexuels, cette avenue s’était transformée en un cauchemar impénétrable. Après dix à quinze minutes à ressentir la douleur de cette vie perdue, je me remis en chemin et me promenai sur la Place Taksim avant de m’en retourner à Arnavutköy. Je rentrai chez moi, plongeai dans le sommeil, et attendis que vînt l’heure de l’apéritif au bar de l’Hôtel de Bebek — il y avait là une vaste terrasse ouverte sur le Bosphore — l’un de mes derniers refuges.
Je ne suis certainement pas contre les films érotiques. Je ne suis pas de ceux qui circonscrivent étroitement la pornographie et l’érotisme. Je suis même de ceux qui trouvent dans la pornographie une part de libération humaine, quand elle ne s’oriente pas vers la violence et les enfants. L’être humain doit pouvoir se montrer dans toute sa nudité ; celle de l’âme et celle du corps. D’autre part, je savais sûrement que l’intérêt montré dans ces années-là pour les films sexuels — au point d’en rendre invivable une grande avenue — était provoqué par un immense appétit pour le sexe dans la société. Je dirais qu’il était nécessaire. Dans chaque pays on joue ce genre de films, dans quelques cinémas bien identifiés, mais cela n’envahit pas pour autant toute une ville, tout un quartier. Car cette atmosphère exclut également les femmes. (Ce n’est pas ainsi à Copenhague, par exemple. Les femmes et les hommes regardent ensemble des films pornographiques.) D’autre part, dans ces films sexuels turcs comme j’en vis un ou deux, une profonde logique féodale persistait et se maintenait.
Je voudrais émettre deux ou trois idées à propos de ceux et celles qui jouent dans ces films. Les femmes qui jouent dans ces films suivent, je crois, une ligne bien plus honnête en termes de mode de vie. Les structures de pensée étant ce qu’elles sont, dans cette société conservatrice elles furent pour ainsi dire perçues chacune comme des précurseuses, voire comme des martyres. Leur vie continua. Même si elles ont joué des scènes avec des hommes, soit hétérosexuelles, soit homosexuelles, une fois la page des films sexuels tournée, elles jouèrent aussitôt des rôles artistiques dans des films d’auteurs. Et la société les applaudit en tant qu’artistes. Je ne veux pas dire que ceux qui jouent dans des films sexuels ne sont pas des « artistes ». Je ne veux pas parler d’impersonnalité. Ni du fait qu’ils seraient prêts à faire n’importe quoi pour de l’argent.
Avant que je ne quitte Istanbul en 1979, l’un des derniers lieux où je me réfugiais avec mes amis était l’Hôtel de Bebek. Sa large terrasse était un endroit fort attrayant, grâce au Bosphore, dont les couleurs variaient sans cesse à l’approche du soir, grâce à sa véranda où l’on s’installait les jours de vent ou de pluie, et tout particulièrement grâce à son bar, celui du Park Hôtel, démonté et reconstruit à l’identique. Quand arrivait l’heure du dîner, soit nous rentrions chez nous, soit nous nous rendions au yalı[9] d’Aziz Çalışlar à Arnavutköy, dans son salon qui ressemblait aussi à un petit bar, ou bien au Restaurant Han à Rumelihisarı, ou bien nous nous attablions dans l’une des tavernes de Bebek ou d’Arnavutköy. Situé à Bebek au milieu des jardins, le bar Nazmi, que je fréquentais depuis l’adolescence, était désormais fermé. Et les restaurants de Tarabya où nous allions beaucoup au début des années 1970 nous agressèrent par leur clinquant tape-à-l’œil, ils avaient changé de mains, étaient couverts de décorations hideuses, étaient devenus infiniment commerciaux. Désormais, nous n’y passions désormais plus.
Une fois, en janvier 1990, je jetai à travers la porte un coup d’œil au bar de l’Hôtel de Bebek ; l’endroit demeurait comme autrefois, mais la composition de la clientèle avait changé. Comme si un changement dans la composition de la clientèle changeait aussi l’endroit.
La nuit du 12 décembre 1989, je ne peux décrire quel bonheur je ressentis en voyant que Beyoğlu était devenu contre toute attente un lieu de promenade. Quelques salles de cinéma avaient ouvert, il n’y avait plus seulement des hommes, mais aussi des femmes et des jeunes filles qui marchaient sur les trottoirs. Beaucoup d’endroits étaient illuminés. Je décidai par conséquent de ne plus m’attarder sur la hauteur excessive des trottoirs.
Par la suite arriva un phénomène absolument nouveau ; tous les taxis étaient jaunes (comme à New York je crois) et ils avaient tous un compteur. Par ailleurs, une grande partie des chauffeurs ne semblait réellement pas trop pingres.
Autour du monument de Taksim, Vakko avait fait réaliser une illumination qui ressemblait à son magasin situé sur l’avenue. Quant à la Place Taksim, elle me parut plus spacieuse. Je devais l’aimer encore davantage par la suite. Et avec les amis, nous n’allions pas hésiter longtemps avant d’élire domicile à la Pâtisserie Opéra – malgré ses piètres expressos – qui est en dessous de l’Hôtel Etap Marmara.
Une file d’arrêts de bus terriblement bondés. Devant la Poste de Taksim. Un vendeur de hamburger avait ouvert. Comme dans le monde entier, même à Moscou. Plus de Café Boulevard désormais. Nous descendions vers Dolapdere depuis le croisement à côté de l’Hôtel Divan. De nouvelles routes très utiles pour gagner Taksim, aux abords cependant inachevés. Le raidillon étroit qui monte de Dolapdere à Kurtuluş (Tatavla). L’avenue de Kurtuluş que j’ai toujours aimée, avec ses maisons là encore plus ou moins préservées.
Une heure pus tard, en allant avec Cevat Çapan à la lokanta de Yakup, de Taksim vers Tünel, je fus choqué de tomber sur le nouveau Boulevard de Tarlabaşı.
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Il y a un Istanbul qui a changé dans des proportions gigantesques en dix ans.
Un nouveau, gigantesque Istanbul, avec ses quartiers neufs bâtis sur les crêtes autour du Bosphore, qui s’étendent vers les lacs de Çekmece à l’ouest, vers Kilyos au nord, vers Izmit sur la rive anatolienne. Avec ce flot humain vers Istanbul, l’adjonction de quelques villes à la ville – et personne ne sachant où ce flux s’arrêtera – se produit aujourd’hui dans une mesure qui outrepasse toutes les projections que j’imaginais dans les années 1950. Je vis ce nouvel Istanbul depuis l’avion qui descendait vers Yeşilköy, puis derechef dans l’avion s’éloignant vers la Mer Noire, en me promenant en voiture autour du Pont de Fatih, et en allant à l’Île de Burgaz en bateau. Ce n’étaient pas Bostancı, Kartal et Pendik, mais un petit New York qui s’offrait à la vue. Mais quel genre de New York, cela était difficile à définir.
Une fois constatée la réalité de cet Istanbul devenu gigantesque, il serait désormais presque aussi naïf qu’un conte pour enfants de raconter et de se souvenir qu’autrefois Bakırköy fut un arrondissement de villégiature, et qu’à une époque Yeşilköy, Erenköy, Suadiye et Bostancı furent des villégiatures, boisées et rurales.
Lors des périodes où je n’habitais pas à Istanbul, je me rappelais souvent du vieux train de banlieue, désert, aux sièges en maroquin, qui partait de la gare de Haydarpaşa en direction de Kartal, et des gares où il s’arrêtait, toutes ces petites agglomérations. « C’était ce train » disais-je en mon for intérieur où à quelqu’un de très proche, « Si vous aviez fait le voyage dans ce train de banlieue aux sièges en maroquin, vous auriez aimé Istanbul infiniment, ou bien vous auriez compris pourquoi moi je l’aime si profondément. » Aujourd’hui, ne serait-ce que le penser est au-delà du rêve.
De même que penser aux plages de Florya où, enfants, nous allions avec ma grand-mère maternelle, ou aux plages de Fenerbahçe, de Suadiye, de Moda, où nous plongions dans la mer à l’adolescence et dans les années de jeunesse, ou à la plage d’Ataköy que nous fréquentions pendant les années d’université.
En 1979, avant que je ne quitte Istanbul, s’étaient produites deux grandes catastrophes générales : la violence qui apparaissait sous forme criminelle, ainsi que la mort de la ville. Je ne pouvais séparer ces deux termes l’un de l’autre. Ces deux désastres allant de pair, au fond de moi je trouvais naturel que dans les villes qui s’effondrent, qui se détériorent, qui tombent en ruine, la violence naisse d’elle-même – cette idée est-elle vraie ou fausse ? me disais-je sans trop y penser. Les villes façonnent l’âme humaine. Aussi les villes ruinées produisent-elles des âmes déchirées, des hommes déracinés, des cerveaux confus minés de pensées refoulées.
Il est nécessaire de prendre en compte l’augmentation de la population, cause de cette gigantesque croissance. Vue sous cet angle, n’ayant pas été planifiée dans sa totalité, n’ayant pas été rénovée, n’ayant jamais su faire coexister toutes ses entités en une seule ville, Istanbul n’est rien d’autre qu’une ville qui s’est faite assaillir, conquérir, envahir. À ce titre elle peut elle comparée à Mexico City, à Sao Paulo, dans une certaine mesure au nouveau Madrid, au Caire et à Alexandrie. Tout en soulignant leurs différences.
La première chose qui saute aux yeux dans tous ces nouveaux quartiers – qui sont presque tous situés dans l’extension périphérique de la ville – ce sont les mosquées, récemment construites et du point de vue architectural, de mauvais goût. On a ouvert une petite mosquée à l’emplacement de l’Administration des Eaux Place Taksim, l’appel à la prière est récité via des haut-parleurs, depuis son minaret portatif. À Feriköy, à l’endroit où l’avenue fait un coude vers Kurtuluş, on a construit une mosquée – ou bien un centre religieux, une « külliye[10] » – qui ressemble à un immeuble de style arabe. Pile en face du cimetière orthodoxe. Comme si Istanbul n’était pas aussi une ville d’Islam, comme si n’appartenaient pas l’Islam ces mosquées d’Istanbul à l’inégalable beauté – cette beauté qui donne à la ville sa silhouette originale – un fanatisme hâtif, inculte et exhibitionniste s’extériorise avec une vulgarité étrangère à toute esthétique.
Je me promenai à Çarşamba, quartier que je connais depuis l’enfance, où nous jouions au ballon sur les terrains autour de la mosquée Sultan Selim. Là, je tombai sur un quartier défavorisé qui avait ouvert ses propres magasins d’habillement, qui avait établi ses fondations bienfaitrices avec leurs centres de soins islamiques, où l’on voulait se différencier de tous, enfouissant pour cela même les petites filles de six ans sous des tcharchafs noirs. Sur la crête de Çarşamba donnant sur la Corne d’Or il y avait une grande fondation privée qui comprenait des écoles religieuses et des cours de Coran, là encore édifiée dans un style arabe. Cette grande külliye de style arabe, un peu en surplomb du Patriarcat de Fener, on eût dit – peut-être l’était-ce à dessein – qu’elle menaçait le Christianisme. Comme si était besoin, à notre époque, d’affrontements religieux ou de rivalité religieuse et confessionnelle.
J’ai tendance à montrer un profond respect pour la croyance de chacun. Mais je ne puis comprendre les manifestations de croyance qui prennent la forme de l’exhibitionnisme. Je voudrais pouvoir penser cette évolution de la même façon que certains amis penseurs, qui la considèrent comme exprimant la pluralité de la Turquie en matière intellectuelle. Mais je pense également qu’il est invalide de ne pas voir que ce pluralisme* (en français dans le texte) est artificiel. Je dirais que cette tendance ne prend pas la forme d’un retour à certaines époques qui vouaient un amour débordant à l’Islam, ainsi qu’il en était de l’époque ottomane. Elle n’a en fait aucune dimension historique. C’est pourquoi l’on ne peut pas dire non plus qu’elle ait une dimension culturelle. De même que sont apparues à gauche des imitations récentes (comme être maoïste, fervent de l’Albanie ou de Ceausescu), grossières, branlantes, qui rejetaient deux cents ans de tradition modernisatrice en Turquie, il n’est pas possible de ne pas voir également, dans cette tendance religieuse, une imitation artificielle dissimulée, y compris dans ses intérêts économiques, en lien avec les milieux conservateurs actuels de l’Iran ou des pays arabes.
J’avoue par conséquent avoir été déboussolé la première fois que j’entendis s’élever l’appel à la prière des haut-parleurs de la Place Taksim. Car la religion est quelque chose de sacré. Même si elle n’est pas secrète, elle demande à être cachée.
On peut en tirer la conclusion suivante : qu’ils aient émigré dans un pays étranger ou dans une grande ville comme Istanbul, les migrants qui ont quitté leur lieu d’origine perdent leur culture et sont amenés à s’ouvrir à certains courants extrémistes. Il n’y a pas à Istanbul d’institutions qui les accueille et les satisfasse culturellement. Leurs enfants ou petits-enfants seulement seront en mesure de pénétrer la grande culture urbaine. La perte de culture des émigrés, le repli, au nom de la culture, sur quelques mœurs uniquement (mœurs religieuses, mœurs de l’alimentation et de la vie quotidienne), sont particulièrement vrais pour les Turcs. Cette réalité peut aisément être observée chez les émigrés turcs expatriés. Dans leur migration vers les Etats-Unis, les Suédois emportèrent avec eux la droiture personnelle que leur conféraient leur morale protestante ainsi que leurs chants, et ils ne la perdirent pas là-bas. Ils la rendirent même dominante à certains endroits. Car le protestantisme, qui œuvre à la constitution personnelle de l’individu, est une religion intérieure. La constitution d’une morale, d’une personnalité, ne subsistaient pas en tant qu’habitudes comportementales, elles définissaient aussi la subjectivité* de cet individu. Il en va de même du Judaïsme. Comment pourrait-on expliquer autrement que les Juifs n’aient pas perdu leur culture en deux mille ans d’émigration. Quant à l’islam turc, il n’est pas intérieur. Peut-être même que l’islam dans sa globalité n’est pas une religion intérieure. L’émigré se réfugie pour cela dans quelques-unes de ses formes, étrangères à sa subjectivité, et en arrive à l’exhibitionnisme. Encore une fois, puisque la religion n’est pas intérieure, la refoulant à l’extérieur, il veut l’affirmer au moyen d’habitudes comportementales qui sont parfois agressives. Cette attitude religieuse qui n’est pas intérieure n’enrichit pas son intériorité, le but de ses croyances religieuses n’est pas tourné vers sa propre intériorité. Par conséquent il n’améliore pas son intelligence, pas plus que son âme. En faisant ces observations, il me faut encore une fois mettre à part les musulmans qui comprennent l’islam comme une manière d’accéder à un enrichissement de leur intériorité, à la sérénité intérieure et à une morale spirituelle.
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Pendant les dix ans où je ne vis pas mon Istanbul, la conscience urbaine et la conscience de détenir un héritage culturel augmentèrent en Turquie. Cela avait déjà commencé, mais se cantonnait seulement à quelques cercles. Aujourd’hui cette conscience se généralise. Ceci est aussi une évolution des plus positives.
Toujours pendant ces dix ans, je lus beaucoup de critiques et de jugements portés sur ce qu’avaient fait et Bedrettin Dalan, ancien maire d’Istanbul, et Çelik Gülersoy[11]. Je crois qu’il faut que nous acceptions d’être une nation qui adore la critique et qui ne lui connaît point de bornes. Et qui voulut même présenter comme des rivaux luttant l’un contre l’autre ces deux hommes qui façonnaient la ville. Nous sommes une nation qui adore la critique. Partant, je ne dis pas qu’il faille nous habituer à ce que soient ainsi dénigrées les meilleures choses, mais plutôt qu’il faille nous boucher les oreilles en apprenant à nous connaître.
D’autre part, nous n’avons pas en notre possession de système de pensée analytique. Rassembler des choses qui n’ont rien en commun, et se disputer en les comparant les unes avec les autres, voilà encore, je crois, l’un de nos particularismes nationaux. Cela a meilleure allure vu de l’extérieur.
Çelik Gülersoy entreprit beaucoup de travaux à une micro échelle. Toutes ses œuvres trahissent une personnalité et une culture belles et réjouissantes.
Quant à Bedrettin Dalan, il entreprit des travaux à l’échelle macro, à une très grande échelle. On peut jauger ses entreprises selon une logique religieuse. Les œuvres (les réalisations) de Bedrettin Dalan dans lesquelles il s’engagea à très grande échelle, recèlent à la fois de très grandes « bonnes actions » et de très grands « péchés ». Il y a de très belles, de très importantes, de très grandes choses qu’il réussit à réaliser. Mais dans le même temps, il y a des massacres, des méfaits auxquels il donna son aval.
Mais on ne peut opposer ce qu’entreprirent ces deux hommes qui changèrent Istanbul.
Dans ce que Çelik Gülersoy fit renaître, restaurer, ou qu’il rendit fonctionnel dans un style subtil et avec grand soin, on compte le Palais d’été du Khédive à Çubuklu sur la rive anatolienne ; le Kiosque de Malte et autres monuments des Jardins de Yıldız à Beşiktaş ; l’Hôtel Kariye et autres bâtiments voisins dans le périmètre de Saint-Sauveur in Chora ; à Sultan Ahmet « la Medrese de Mehmet Efendi » (Marché aux Arts d’Istanbul), un monument du XVIIIème siècle qui fut restauré et qui abrite la Bilbliothèque d’Istanbul, hôtels, restaurants, pâtisseries ; la rue Soğukçeşme qui longe les remparts du Palais de Topkapı… Tous autant d’immenses gains pour Istanbul dans cette grande œuvre délicate et plaisante à l’œil.
En janvier, je me rendis rue Soğukçeşme depuis les environs de la porte d’entrée du Palais de Topkapı – du côté de la Fontaine de Sultanahmet. Là, sur la gauche, derrière cet incomparable monument qu’est Sainte-Sophie, il y avait dans un coin une vieille citerne que je n’avais jamais vue, ou bien un bâtiment en forme de cylindre qui descendait sous terre. L’installation de Sarkis[12], reste de la Biennale, se balançait au-dessus du vide. Soudain, depuis ce jardin comme du haut de la rue Soğukçeşme, j’entendis profondément le très vieil Istanbul. À vrai dire, Sultanahmet – cette majestueuse place sans égale sur la terre – me fit une impression neuve, rafraîchissante, comme si je ne l’avais pas vue depuis fort longtemps. Mais ce que je perçus là-bas, c’était un Istanbul complexe qui remontait à un passé très ancien. Un sentiment qui pénétrait droit dans le cœur, une ambiance surgie des endroits où autrefois nous jouions au football à l’extérieur de la muraille, à Çarşamba, Sultan Selim, Fatih ou bien à la Porte d’Edirne, tous les bâtiments byzantins, plus tard grecs orthodoxes, qui demeuraient à l’entour de Karagümrük et de la Porte d’Edirne, l’énorme stade de Karagümrük qui était une ancienne fontaine, les arches de l’aqueduc à Saraçhanebaşı, Zeyrek, tous les vents qui là-bas soufflaient et soulevaient la poussière du sol brûlé. Ainsi donc, je compris que j’éprouvais une émotion que pouvait seulement éprouver une personne qui avait vécu à Istanbul – le vieil Istanbul – et qui y était liée, une émotion qui ne pouvait être éprouvée ailleurs. L’unique chose à laquelle je pensai au milieu de ce bouleversement, ce fut de savoir comment il me serait possible de laisser à nouveau Istanbul derrière moi.
Après quoi je me promenai rue Soğukçeşme. J’avais lu des critiques sur le fait que les couleurs de ses bâtiments étaient occidentales. Ces critiques, je crois qu’il n’y en avait nul besoin. Il n’est pas prouvé que les originaux n’aient pas été ainsi. Et puis, les années passant, ces bâtiments ne seraient-ils pas repeints dans des couleurs plus naturelles ?
L’humanité comme l’histoire de l’art ne crurent-elles d’ailleurs pas à la pureté du marbre immaculé des statues de la Grèce Antique, avant que ne fût révélé qu’au temps jadis ces statues étaient toutes peintes de vives couleurs ? Quelques siècles de l’époque ottomane mis à part, qui sait quelles couleurs il y avait à Istanbul à l’époque de Byzance.
Plus bas que la rue Soğukçeşme, en descendant vers Alemdar (en face duquel se trouve la résidence de Talat Paşa), Çelik Gülersoy découvrit une très grande citerne. Là encore, restaurée, elle fut transformée en un restaurant-taverne dans le style byzantin. Non pas pour moi, mais pour un touriste, quel décor exceptionnel pour prendre un repas. Il y avait une nouvelle citerne qui fut mise à jour non loin de là, plus petite. Dans une autre petite citerne encore fut installée une unité de chauffage. L’une des particularités de Çelik Gülersoy était de réfléchir dans les moindres détails aux lieux qu’il aménageait, de se pencher minutieusement sur la moindre fleur mise en terre, et jusque sur l’emplacement de chaque fleur.
J’allai également à la mosquée de Fethiye (l’église). Ce coin-là aussi sera splendide. Et je fus comblé : je revis les petites églises proches de la muraille à la Porte d’Edirne.
Quand à Bedrettin Dalan, il entreprit de très grands travaux à une grande échelle. Il en acheva certains, il en laissa d’autres inachevés. Il me faut d’abord énoncer ses péchés, ceux-là étant tous des drames incontestables, des crimes. Les autorisations de construire sur les coteaux du Bosphore. Puis les bonnes actions, de belles actions de grâce celles-là : l’ouverture des environs de la Corne d’Or, le nettoyage des sous-sols du Palais de Yerebatan, l’exhumation de ses galeries intérieures, la restauration de plusieurs embarcadères du Bosphore, la mise en service des navettes maritimes (ce fut également très bien de faire fonctionner les plus grosses d’entre elles), la démolition du dépôt de charbon de Kuruçeşme pour en faire un parc, et plus généralement l’ouverture des berges aux habitants (combien de fois le « populaire » maire de la ville n’en fit-il pas des tonnes à ce sujet. Du temps d’Aytekin Kotil[13], je voulus faire enlever par un conseiller municipal la montagne d’ordures qui se trouvait dans les containers à côté du parking de Tepebaşı, j’eus aussitôt ma réponse.) Je ne dirai pas que la voie sur berge d’Arnavutköy fut une mauvaise chose. Outre qu’elle ne fut pas gâtée, la rive ne se contenta pas d’être ouverte à la circulation, les gens pouvaient également y flâner en profitant du Bosphore. De la même manière, je n’affirmerai pas que l’ouverture d’espaces libres à Üsküdar et la construction d’une voie côtière après que des remblais eurent gagné sur la mer furent de mauvaises choses. Je n’affirmerai pas que la portion de la voie sur berge qui va à Büyükdere fut aussi intelligemment pensée que celle d’Arnavutköy, mais je n’ai pas tant de critiques à lui faire. Quant à l’Avenue de Bagdad, Fenerbahçe et sa Marina, je ne pus les voir.
Avec les ponts sur le Bosphore, les périphériques qui y conduisent… Je crois que ceux-là sont le résultat de la politique de l’essence et des autoroutes à l’américaine adoptée en Turquie après les années 1950. Ce ne sont pas des œuvres voulues et exécutées par l’ANAP[14] uniquement. J’ai toujours été partisan de la politique de développement des chemins de fer face à la politique des autoroutes en Turquie, en tant qu’amoureux des trains. Mais qui donc défendit cela, quelle force l’aurait mis en pratique ? Menant avant les années 1950 une politique fermée d’isolationnisme, la Turquie rendit d’elle-même justice aux autres pays après les années 1950.
Je ne dirai rien au sujet de la route qui fut ouverte de Şişhane jusqu’à Taksim et qui fut la cause de la démolition de nombres d’immeubles de Tepebaşı. J’eusse assurément préféré que Tepebaşı fût restauré. Mais comme le disait un ami, dans une ville vieille de deux mille ans, peut-on considérer ces immeubles comme historiques ? Mais dans leur état présent, il est clair que les abords de cette route sont, à un degré effrayant, anarchiques et hideux. La population d’Istanbul aurait dû accorder une période de travail supplémentaire à Dalan. Mais à la condition de ne pas détruire les vieux bâtiments qui demeurent dans cette zone – en particulier à Aynalıçeşme – et de ne pas planter de hauts immeubles en lieu et place de ceux détruits. À la condition de ne pas vendre les bâtiments de la ville au seul tourisme.
Il suffisait de soutenir Dalan aussi bien pour le nettoyage du Palais de Yerebatan que pour l’ouverture des abords de la Corne d’Or. Et quelle stupeur produisit sur moi le bas-relief à la méduse exhumé d’entre les pierres sous les grands piliers du Palais de Yerebatan ! Dans le Palais de Yerebatan peuvent être donnés d’intéressants concerts que les spectateurs suivraient debout.
Le cœur actif et économique de la ville glisse vers Levent et au-delà, autour de la route de Maslak. À cette occasion, quels horribles immeubles ne furent pas construits, non seulement sur les versants qui regardent les eaux du Bosphore, mais aussi derrière. Ce sont ceux-là qui assassinèrent radicalement Istanbul. Cette nouvelle barbarie.
Des années auparavant, je me promenai sur les rives de la Corne d’Or – de Cibali à Eyüp – en lisant le livre d’un Américain qui avait habité à Istanbul des années durant. Il n’existait pas de bon guide écrit par les Turcs. (Du temps où je me passionnais pour Galata, j’avais acheté un livre de Semavi Eyice. En raison des obsessions islamo-conservatrices de l’auteur, j’avais à grand-peine tiré du livre des remarques sur les immeubles non musulmans, et ils n’y figuraient pas tous.) Dans ces décombres se trouvent je crois, sur la Corne d’Or, près de l’eau – à Balat – quelques synagogues anciennes et délabrées qui furent détruites. Il n’eût évidemment pas été nécessaire les détruire. Mais on vit apparaître dans toute sa splendeur l’Église Bulgare miniature, en fer. Il y a aussi des restes de vieux bâtiments ottomans. Quand le Palais de Venise fut détruit, une œuvre effroyable avait été iciaccomplie. Si l’on investissait en travail et en capital sur les rives de la Corne d’Or, ce pourrait être l’un des endroits du monde des plus beaux et des plus captivants. Portée par le passé millénaire d’Istanbul, son âme colorée, mystique, ne se laisse pas facilement mourir. Sur la rive opposée de la Corne d’Or furent découverts des monuments d’une incomparable beauté, comme le palais d’été d’Aynalıkavak. Comme les palais d’été sur la route de Maslak. Metin Sözen leur donna fort belle allure.
Dans le secteur de Yıldız également, il y a de très beaux édifices des derniers Ottomans qui furent mis à jour. À la fois dans la partie située au-dessus de la mosquée, sur les bords de la route qui descend à Ortaköy, mais aussi en face, aux endroits où l’avenue de Yıldız arrive à Beşiktaş. À Istanbul, au détour des petites rues surgit parfois sous vos yeux une petite église ou bien un édifice des derniers Ottomans. Tant de richesse n’existe presque dans aucune autre ville.
Les attentats contre Tepebaşı avaient commencé depuis longtemps. Comme l’absence d’entretien du jardin de Tepebaşı, la démolition intentionnelle du Théâtre Dramatique et des Théâtres Comiques, la destruction d’un des plus vieux hôtels d’Istanbul, l’Hôtel Royal (ensuite Hôtel Alp) dont l’emplacement fut laissé à l’abandon. Aujourd’hui, à l’emplacement de l’Hôtel Alp situé à proximité des jardins du Palais d’Angleterre, se trouve le Palais de Justice de Beyoğlu, qui jure avec les alentours, à l’endroit des théâtres en bois qu’on rasa, et juste à côté le Parc de Tepebaşı qui ressemble à un polygone de tir, dans le genre des maisons de la culture qu’on voit dans toutes les villes allemandes reconstruites. Dans ce quartier, on peut se réjouir de la remise en état de cet incomparable monument qu’est le Péra Palas (dernier arrêt de l’Orient-Express), de l’ouverture d’une agréable pâtisserie à sa gauche en entrant, et du maintien sur pieds de l’Hôtel Büyük Londra, ainsi que de la façade de l’Hôtel Bristol.
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Les problèmes fondamentaux tels que la circulation, l’énergie, l’eau à Istanbul prirent de l’ampleur pour moi qui n’y avait pas vécu pendant dix ans. Parmi eux, j’observai que seules les coupures d’électricité étaient moins fréquentes en comparaison des années 1970. Quant à la question de l’eau, elle avait pris beaucoup d’ampleur. Celle de la circulation aussi. S’y ajoutait également une question tout à fait vitale : la pollution de l’air. Comme à Athènes. Du fait que chacune des deux villes étaient devenues des villes vraiment industrialisées.
Par ailleurs, il ne faut pas oublier non plus l’augmentation de la pollution marine. Il ne faut pas dissocier les questions de santé publique des questions urbaines. Dans nombre de pays les hôpitaux dépendent des municipalités. Sans doute est-ce une grande part du budget global qui doit être dévolue aux questions de santé (c’est environ 30% en Suède) : cependant il est nécessaire que le peuple en personne, grâce à ses propres ressources, fasse également des efforts en la matière. Les Turcs, qui sont tous fatalistes, ne pensent aux questions de santé que le jour où ils tombent malades. Il en va de même pour les riches. Pareillement, dans les secteurs où habitent uniquement des riches, il n’existe pas de centres de soins construits pour leur propre santé – en moyenne meilleure que celle du peuple. Lorsqu’ils sont confrontés à une maladie grave, ceux-là espèrent qu’ils iront suivre un traitement en Angleterre ou aux Etats-Unis. Bien entendu, la plupart arrive trop tard et se rend dans ces pays pour y mourir. Car la santé n’est pas de prendre des précautions après qu’on est tombé malade. L’être humain demande à être surveillé, observé, sans attendre la maladie. En Turquie, même les plus favorisés n’en ont pas pris conscience.
En écrivant les changements que je vis à Istanbul après dix ans, je me sens l’obligation de noter pour moi-même à ce propos : le cancer est de nos jours une maladie très répandue, mais dans nul autre pays je n’ai entendu parler d’autant de cas de cancer qu’à Istanbul. Il doit y avoir une raison à cela.
Si l’on en vient aux mœurs, je fus confronté à une autre attitude : lors d’une réunion ou à table, au bout d’une heure les gens commencent à parler de questions de santé, comme si ils étaient en théorie tous médecins. On discute d’un tas de problèmes et de solutions, à commencer par le cancer, le cholestérol et les maladies cardiaques. Beaucoup aussi s’arrêtent sur les diètes et régimes alimentaires. Une vue parfaitement moyenâgeuse. Or, le moyen de parvenir à résoudre rationnellement toutes ces questions est d’organiser la santé dans la mesure qui convient à chacun.
En décembre, je me confrontai à Istanbul à une pollution de l’air d’une ampleur telle que je n’en avais jamais rencontrée dans aucune ville d’Europe. Une pollution mortelle, à en rendre les gens malades sur-le-champ. Si l’on va par là, la santé des gens est en danger à Istanbul. Les femmes peuvent donner naissance à d’étranges créatures au lieu d’enfants. Des maladies jusqu’ici inconnues peuvent y faire leur apparition.
Je crois qu’il y a deux raisons à la pollution de l’air à Istanbul : les gaz d’échappement des véhicules et les fumées de chauffage domestique. C’est à ça que cette ville a été réduite par la « bourgeoisie industrielle » que nous avons créée des années 1950 à aujourd’hui. Eux construisent à la va-vite des voitures, et, complexés face aux produits occidentaux, les vendent aux plus larges couches de la population. Cela s’est du reste transformé en une idéologie de vie autant qu’en une idéologie d’ascenseur social. Tout le monde est ainsi devenu propriétaire d’une voiture. Au prix de quelles pertes pour l’économie nationale !
Émergeant dans les années 1950, cette bourgeoisie en herbe qui voulait s’enrichir n’a certainement pas pensé à fonder une grande société anonyme de transports publics pour notre belle ville (tunnels, tramways, omnibus, trains de banlieue, autobus, etc.), tout en s’en réservant la portion la plus importante, ni à ouvrir un peu la porte au peuple de cette ville, et à ainsi solidifier la classe moyenne tout en tissant le réseau d’un système de transports publics urbains (dont elle aurait tiré les gains). Elle n’a même pas rêvé d’une grande entreprise en partenariat, la municipalité ayant eu des parts dans cette grande société anonyme, et à laquelle même l’État eût été pour partie associé. C’est à ça qu’une ville – qui plus est l’une des plus belles du monde – a été réduite par une bourgeoisie sans imagination, sans idéologie, sans romantisme : un lieu où chacun dépense généreusement pour sa santé, où les gens perdent leur temps, où la classe moyenne s’est dissoute, où les penchants créatifs des gens sont tués dans l’œuf.
Du point de vue des infrastructures de base, Istanbul est au niveau d’une ville des années 1940 au sortir de la guerre.
Il n’est pas nécessaire d’avoir beaucoup d’imagination pour penser qu’Istanbul, qui n’a pas su se doter d’un réseau de transports publics, ne pourra à l’avenir rien faire d’autre que d’étouffer sous des problèmes croissants, grandissants, harassants. Ces problèmes tels que la pollution de l’air, lorsqu’ils atteignent la dimension d’une menace pour la vie des gens, c’est que la situation est à prendre définitivement très au sérieux. Mais l’Istanbul actuel fait preuve d’un étrange déficit de dynamisme, d’un impensable déficit de réflexion sur l’avenir. Par exemple, alors que le centre des affaires de la ville s’est étendu vers la route de Maslak, vers les crêtes du Bosphore, je n’ai pas entendu parler du développement d’un projet de transport public qui relierait au moins Beşiktaş-Tarabya-Şişli-Tarabya.
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Il y a des siècles de cela, Paris n’était qu’un village de pêcheurs sur les rives de la Seine. Pour Istanbul, on dit que ce n’était après Jésus-Christ qu’un village de pêcheurs sur les rives du ruisseau de Kağıthane. Plus tard ce fut une colonie grecque, Istanbul. À l’époque on l’appelait Byzance. Au IVe siècle après Jésus-Christ, Constantin le Grand en fit la capitale de l’Empire Romain. On appela d’abord Istanbul la Nouvelle Rome ; puis la ville prit le nom de Constantinople. En 395, suite à la partition de l’Empire Romain, ce devint le centre de l’Empire Romain d’Orient. Au Xe siècle les Vikings y arrivèrent également. Assurant la garde rapprochée de l’Empereur, ils eurent un temps souveraineté sur la ville. Il en reste des traces à Sainte-Sophie. Ces nordiques appelaient Istanbul Miklagard. Le mot Mikla vient du mot mikil qui avait autrefois le sens de « grand ». Donc Miklagard : le Grand Jardin. Certains l’interprètent aussi comme étant le Jardin de Saint-Michel.
Au Moyen-Âge Istanbul était peut-être la plus grande ville du monde. En 1204 elle fut prise par les Latins. Ils restèrent souverains de la ville jusqu’en 1261. En 1453 les Turcs s’en emparèrent. Istanbul demeura capitale de la Turquie jusqu’en 1923.
La population tomba en dessous du million après la prise de la ville par le Conquérant. Or elle dépassait le million au Moyen-Âge. En dépit des politiques de peuplement systématique des Sultans, la population de la ville ne devait plus jamais atteindre le million d’habitants. Même en 1950, cette population était de 776 000. Cependant ce chiffre sera dépassé vers la fin des années 1950, et la ville se densifiera davantage après les années 1960. Après les années 70 et 80, cette ville connaîtra une explosion vertigineuse de sa population, accroissant les problèmes dont nous avons parlé.
Il est indubitable que la partie la plus précieuse d’Istanbul soit celle de l’Istanbul originel, la plus ancienne partie. Aux époques anciennes la ville était plus proche du niveau de la mer, comme le révèle chaque fouille (par exemple les constructions byzantines découvertes à Sultanhamet au moment de la construction du Palais de Justice, aujourd’hui les grandes citernes mises à jour lors des fouilles dans le bas de la rue Soğukçeşme). Le niveau de la ville s’accrut au fil des siècles par suite des bâtiments construits et détruits, d’incendies, de tremblements de terre. L’Istanbul dont je veux parler, le sous-sol du véritable Istanbul, est rempli d’un grand nombre d’œuvres. De ce fait, la construction d’un métro dans ce secteur est aussi difficile qu’à Rome.
Parmi les villes d’Europe, c’est surtout à Rome que vous pouvez vous sentir à Istanbul. Si vous vous rapprochez de la Rome Antique ou des vestiges du passé (Rome en est à vrai dire remplie), vous vous direz sûrement : « Voici la Rome de l’Occident, Istanbul elle, est la Rome de l’Orient, et comme les deux se ressemblent ». Mais le climat de Rome est plus sec et plus chaud que celui d’Istanbul. Il n’y a qu’un fleuve qui coule au milieu. Vous pouvez sentir l’Afrique à Rome. Istanbul est quant à lui situé sous un excellent climat. Il est juste dans le prolongement de la ceinture climatique nord méditerranéenne. Moi, pour ma part, je sens le climat nord méditerranéen commencer aux Îles aux Princes, de là vers le Sud. C’est un climat incomparable. L’un des meilleurs au monde. Istanbul est situé juste aux limites de ce climat. Tout en montrant davantage de variétés, avec une flore qui lui est propre. De plus, à la différence de la Rome de l’Occident, il y a en plus de la mer le Bosphore et la Corne d’Or, sans équivalents. Istanbul fut bâti à un endroit où les vents se croisent et changent de direction. L’histoire offre peu de tels sites pour une ville.
Dans la partie stambouliote d’Istanbul, il y a une telle variété de choses à protéger, qui furent bâties dans un intervalle de temps allant du Ve siècle à nos jours. Cela va des constructions byzantines à celles des derniers Ottomans. La partie stambouliote est à elle seule une ville de culture. Et les fouilles seront vraisemblablement l’occasion de nous révéler beaucoup d’autres choses qui sont sous terre. Nous ne savons même pas ce qu’il y a sous Sainte-Sophie.
Lors de ma visite annuelle à Sainte-Sophie, je la trouvai, dans une certaine mesure, négligée. Il était fondamentalement nécessaire de refaire la couverture de plomb de sa coupole. Les autorités compétentes durent collecter énormément d’argent. Or les experts dirent qu’il était nécessaire de commencer les travaux au plus vite, et qu’il serait fort utile de recouvrir la coupole morceau par morceau. Il était nécessaire que se réduisît l’humidité intérieure d’un tel chef-d’œuvre. Je crois que le monde entier aidera à cela.
Istanbul dans ses murailles ! Les anciens Stambouliotes – Byzantins inclus – ne sortaient guère au-delà des remparts qu’en cas de nécessité impérative. Telle est la vie réellement citadine. Les citadins veulent passer leurs journées et toute leur existence en ville. L’ancien Istanbul était un lieu favorable à vivre, en toute saison, avec les beautés propres à chacune. Plus tard naquit la mode de la villégiature, comme de nos jours celle de descendre vers la côte méditerranéenne. Cette mode se fourvoie : sur les côtes de Méditerranée, les Turcs ne peuvent inventer de nouveau style de vie, de grande culture. Ces endroits resteront aux touristes qui s’y rendent et aux notables venus d’Anatolie. Là-bas, les Istanbuliotes qui abandonnent leur ville se transformeront en petits isolats s’amenuisant au fil du temps. Des isolats sans défense. Je ne crois pas qu’ils aient d’autre alternative que de préserver leur propre quartier, leur propre ville – qu’elle qu’en soit la difficulté. Du reste, l’histoire a enterré la villégiature depuis belle lurette.
Istanbul dans ses murailles est une cité monumentale, des anciennes églises orthodoxes fichées jusqu’au pied des remparts, en passant par les majestueux édifices ottomans, jusqu’aux plus grandes et plus belles mosquées du monde. Il faut savoir la protéger.
Je dirai que sont uniques, après le Stamboul originel, le vieux Galata et le plus récent Beyoğlu. Dans notre monde où Gênes est une ville qui se meurt (je ne sais pas ce qui est fait pour la préserver), la restauration de Galata ne saurait être une économie d’importance. C’est un bout de ville sans pareille dont les racines remontent au Moyen-Âge.
Pour en venir à Beyoğlu : en comparaison de celui que j’avais quitté en 1979, le Beyoğlu actuel est un endroit où se promener. Mais il y manque encore certainement beaucoup de choses.
Que je précise tout de suite que je ne souscris pas aux critiques dirigées à l’encontre de l’association créée (ou bien à créer) pour l’embellissement de Beyoğlu. Les personnes propriétaires de grands magasins à Beyoğlu peuvent à cet égard vouloir l’embellissement de Beyoğlu. Si j’ai correctement résumé la critique, alors quoi de plus naturel que cela. Faire des critiques en essayant de pénétrer dans le cerveau des gens est le propre des sociétés comme les nôtres qui n’ont pas de tradition de libéralisme et de tolérance. Nous ne savons pas ce qui se passe dans le cerveau des gens, et quels qu’en soient les visées, celle-là est une visée naturelle. Par ailleurs, pourquoi n’y aurait-il pas parallèlement à cette visée certains objectifs désintéressés, quand bien même dans une moindre mesure. Sur ce sujet, seul importe le résultat. Il suffit qu’ils ne dégradent pas Beyoğlu, et si possible qu’ils l’embellissent. Par la suite, des gens poursuivant des buts plus désintéressés quant à Beyoğlu pourront se rassembler et fonder une association, faire accepter leurs idées, prendre des initiatives. Le Beyoğlu que je vois aujourd’hui, ce n’est pas l’ancien Beyoğlu, mais c’est au moins un lieu où l’on peut se promener. Je crois que les raisons en sont les suivantes : certains cinémas ont été rénovés et rouverts ; et peuvent y aller les femmes comme les hommes, les jeunes filles et les étudiants de l’université. Les trottoirs sont hauts mais on peut y marcher. Les lampadaires ne sont pas mal du tout. Des étals de libraires ont été installés à l’entrée de certains cinémas. Ceci est un gain inestimable. C’est une marque de civilisation. Il convient de l’embellir, et de lui donner une forme esthétique. Le marché qui s’est créé en contrebas du cinéma Atlas peut prospérer. Le club Kulis a rouvert à cet endroit. Il attend sa clientèle. Au premier étage du passage qui se trouve en face du cinéma Atlas a ouvert un délicieux bar-restaurant aux standards européen et américain, de la décoration au service : le Beyoğlu Pup. Ferhan Şensoy a restauré, ou est en train de le faire, le Passage du Théâtre Ses et sa külliye. La rue qui va au cinéma Yeni Melek comme certaines rues adjacentes ont été fermées à la circulation et leurs trottoirs joliment décorés. Le plus important étant principalement que l’on vend désormais – à quelques endroits – des journaux étrangers entre Taksim et Tünel.
Ce sont autant de gains. Mais il manque encore certainement beaucoup de choses à Beyoğlu.
Je dois tout d’abord dire que l’on trouve toujours d’exquis édifices et immeubles dans les rues de Beyoğlu. Ils sont dans les rues qui descendent vers la partie inférieure de la Mosquée Ağa, autour de Tünel, et dans la partie située entre Parmakkapı et Cihangir : de majestueux et superbes édifices.
D’autre part, il faut rouvrir au plus vite les pâtisseries Baylan, Markiz et Lebon (Löbon), et il faut que la Municipalité de Beyoğlu suive une politique attentive pour ouvrir des bars américains, des cafés et des pâtisseries dans certaines des boutiques qui sont abandonnées. Au fur et à mesure que Beyoğlu revivra, je crois que pourront s’y ouvrir aussi des librairies qui vendent des livres en langue étrangère.
Le plus important est qu’à la fois la Municipalité de Beyoğlu, mais aussi les institutions qui y ont un intérêt, esthètes, détenteurs de capitaux, que tous suivent la voie d’une politique attentive pour faire revivre Beyoğlu comme centre de culture et de loisirs. Sur ce point, le camp des experts doit tirer profit des gens dont l’imagination et le goût sont en avance.
Je suis également partisan de l’aménagement de la ligne de tramway entre Tünel et Taksim, et de la remise en fonction du tramway. Le Consul de Suède Nils Urban Allard, qui avait lu ma nouvelle « Un songe de Beyoğlu », formula cette aspiration dans une lettre qu’il m’écrivit. Beyoğlu n’est pas seulement à nous, il s’enrichit aussi de tous les étrangers qui y sont liés. À ce sujet, les Suédois ne comptent pas que de grosses sociétés comme Asea qui cherchent le profit, mais davantage de fondations plus désintéressées et qui peuvent aider Istanbul. Il n’est pas judicieux de fermer à la circulation l’avenue de l’İstiklâl dans sa totalité. Cette expérience fut d’ailleurs tentée pour deux jours, avant 1960 ou bien juste après, et transforma Beyoğlu en foire d’empoigne. Les artisans perchés dans les passages débarquèrent aussitôt des fûts de bière dans la rue, invitant à les utiliser comme tables et à boire dessus. Aujourd’hui, bien que ce ne puisse être fait, un Beyoğlu entièrement fermé à la circulation perdrait sa beauté. À Beyoğlu passe le meilleur, le plus gracieux des tramways.
Je lus avec plaisir le livre de Giovanni Scognamillo intitulé Souvenirs de Beyoğlu d’un Levantin. C’est un livre qui nous en apprend beaucoup. Il est parfaitement impossible de contredire son idée qu’il n’y aura nulle résurrection de l’ancien Beyoğlu, et que le Beyoğlu levantin originel a sombré dans les oubliettes de l’histoire. Tel est dans un sens le Beyoğlu de Scognamillo. Mais ce ne signifie certainement pas que Beyoğlu ne sera plus un centre de culture et de loisirs. Un centre d’un autre genre de culture et de loisirs.
Pour expliquer ma pensée à ce sujet, je prendrai l’exemple de la ville de Berlin-Ouest :
En décembre 1980, je prenais l’avion pour Hambourg afin de participer à un colloque sur la Littérature turque qui se tiendrait à Wannsee, à Berlin. C’était ma première année à Stockholm. Ravi de voir que je ne voulais pas du whisky « suédois » de l’hôtesse suédoise, le Suédois qui était à côté de moi se mit à me causer avec bonheur. Nous continuâmes ensuite dans une autre langue. C’était un professeur de droit suédois, qui se trouvait par ailleurs investi d’une mission décisive auprès du Ministère du Commerce extérieur, qui est d’une très grande importance pour la Suède. Nous allions par la suite nous revoir à Stockholm. Lorsqu’il apprit que j’allais à Berlin pour un colloque de littérature turque, le professeur, sans entrer plus profondément dans le sujet, me dit que d’après lui de tels congrès se tenaient à Berlin-Ouest uniquement pour garder la ville en vie, cette ville maintenue sous respiration artificielle, dont la population n’augmentait pas et qui était encerclée comme une île, et il dit : « ce n’est ni du romantisme, ni un idéal vide de sens. Cela veut dire qu’ils se battent toujours pour Berlin. » Or aujourd’hui, dix ans plus tard, l’idée du professeur suédois a été prise complètement à contre-pied : le mur de Berlin s’est effondré, les deux Berlin sont unifiés. Berlin deviendra la capitale d’une Allemagne vivante comme on n’osait le rêver, et peut-être réunifiée.
Il n’est point besoin de respiration artificielle pour ressusciter Beyoğlu. Il est seulement besoin d’une politique attentive. D’une attention portée à ceux qui s’y installent, au genre de ceux qui y achèteront des locaux, à leur qualité. Il faut inviter des ensembles musicaux pour donner des concerts dans le vrai Beyoğlu. Une résurrection par l’entremise des célébrités mondiales de la culture, qui y seraient invitées avec des bourses, trois mois, six mois, comme ce fut fait à Berlin.
Me basant sur le jeune âge de Scognamillo, je préférais atterrir parmi les écrivains que parmi les cinéastes. À cette époque, qui sait s’il n’avait pas plus d’espoirs à propos du quartier ?
Les abords de la Corne d’Or aussi sont propices à nombre d’aménagements culturels.
Je ne crois pas qu’il existe sur terre d’autre ville qui abrite en son sein tant de cultures différentes héritées du passé, à la topographie immortellement belle, où l’on peut aisément se réinventer soi-même au fil de ses divers quartiers. Istanbul est mon amour, dirais-je, et cela ne vient pas de mon chauvinisme d’être Istanbuliote, cet amour s’appuie sur du très concret.
Istanbul offre à nouveau son incomparable silhouette. Les couchers de soleil y sont plus colorés qu’en bien des lieux. La main de l’homme y est bien plus tendre.
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Si la Turquie, parallèlement à l’ouverture de quelques autoroutes, avait pu engager une solide politique du chemin de fer, si la croissance démographique du pays avait eu lieu dans des proportions raisonnables, et si la population d’Istanbul, qui était de 776 000 en 1950 n’avait pas plus que doublé jusqu’à nos jours, alors, restauré en maints lieux, Istanbul ne serait pas devenu cette ville chaotique écrasée sous le poids de ses problèmes actuels. Mais c’est un rêve qui ne fut point réalisé. Cependant, ce peut être un fantasme nostalgique. Pour l’heure, il n’y a d’autre solution que de prendre les problèmes de cette ville à bras-le-corps. Ces villas qui gâchent les coteaux donnant sur l’eau à Boğaziçi, quelle qu’en soit la valeur, il faut les détruire, il faut planter à leur place des arbres typiques du Bosphore. Il faut d’ores et déjà planifier de manière réfléchie pour les besoins futurs d’une métropole de dix ou vingt millions d’habitants, la zone sur la crête entre Tarabya et Mediciyeköy où ont été construits de grands centres bancaires et des immeubles d’affaires. Il faut fixer la hauteur des bâtiments, et il ne faut pas que la construction s’étende vers le Bosphore, mais vers l’intérieur, vers l’ouest. Un excellent aménagement de cet arrondissement (en se projetant vers l’avenir) pourrait peut-être alléger la charge qui pèse sur les secteurs de Osmanbey, Nişantaşı, Pangaltı. Aujourd’hui ces arrondissements sont trop engorgés. Dans cette nouvelle cité économique qui s’étendra sur les crêtes donnant sur le Bosphore, il faut pouvoir mettre en place, dès maintenant, un système de transport public équipé de véhicules des plus modernes. Je dis cela pour la partie moderne du nouvel Istanbul. Sans quoi c’est assurément un problème distinct que de civiliser les villes toutes neuves qui s’étendent de Eyüp à Ali Bey Köy, et même au-delà.
À présent, lorsque vous allez de Topkapı à l’aéroport de Yeşilköy, après le croisement de Bakırköy, sur le côté gauche de l’autoroute, vous voyez un mur de béton fait de très hauts immeubles qui se pressent jusqu’au bord de la route. Au fil de la route, le mur de béton semble s’entrouvrir. Alors vous réalisez que les gratte-ciels s’alignent les uns derrière les autres dans cette zone qui se prolonge jusqu’aux limites de la route d’Ataköy. Dans aucune des villes que j’ai vues jusqu’à ce jour, n’ai-je été confronté à une vision qui se rapproche autant du roman de Orwell « 1984 ». Par ces aspects, Istanbul est train de ressembler particulièrement aux nouveaux quartiers qui sont bâtis à Berlin-Est. Cependant, à Berlin-Est, agrémenté de canaux, de lacs, de cours d’eau, le nombre d’habitants n’a jamais augmenté comme à Istanbul. Si cette immigration ne cesse pas, j’ai peur qu’il ne reste d’Istanbul que quelques vieux quartiers et quelques belles vues sur le Bosphore et aux Îles aux Princes.
Si l’on considère Istanbul d’un point de vue général, il nous faut faire les observations suivantes : avec ses vestiges si singulièrement inégalables, Byzance conserve sa vraie place dans la partie stambouliote. En étant certainement pour partie enfouie sous terre. Au cours de la période de près de cinq cents ans – jusqu’aux derniers temps – les Ottomans, qui donnèrent son nom à Istanbul, dotèrent cet incomparable bout de terre d’édifices et de monuments qui s’accordaient à la conformation topographique des lieux. Ces édifices monumentaux s’intégrant à la silhouette de la partie stambouliote, en particulier les mosquées et les palais, sont les indices d’une esthétique impérissable. De la même façon, les édifices de la dernière période ottomane furent adaptés au site d’Istanbul, et en choisissant leurs dimensions en fonction. Depuis qu’elle s’est vouée totalement au capitalisme, la Turquie gâche cette ville, la ravage. Les nouveaux dirigeants n’ont rien apporté esthétiquement à la ville.
Les Ottomans firent montre de leur grande culture dans cette ville essentiellement. Ces édifices sont l’expression du cœur même de la grande culture, et de la manière la plus solennelle qui soit. Quant au peuple, vivant en vase clos, il n’apporta rien à cette ville. L’initiative ne fut pas laissée au peuple ; je crois que le peuple non plus n’eut jamais l’intention d’entreprendre quoique ce soit pour avoir l’initiative. Nulle société civile ne s’étant constituée au cours de l’histoire, il y a en premier lieu des raisons sociales à la ruine passée d’Istanbul et à ses catastrophes présentes. Que continuellement il hésite quand sont confiées des compétences élargies à la municipalité, ou bien qu’il puisse faire reculer ces compétences par des décisions politiques, tel est le peuple qui vit ici, dans la ville qui subit ces influences au pire sens du terme. Mais il n’y a aucune contribution du peuple aux travaux, aux structurations des municipalités. Comme il n’y eut aucune contribution à la ville.
Dans mon enfance, je voyais à Karagümrük de vieilles maisons à deux étages, en bois léger, aux pots de fleurs sur les fenêtres, à la vigne pendant sur les murs du petit jardin, au pas de la porte et au jardin arrosés, de petites maisons scintillant de toutes parts. Voilà toute la contribution du peuple à la ville. Se bornant à décorer ses foyers selon son bon plaisir. Le quartier et la ville n’en sont pas touchés. Bien que nous aimions vivre en société, voire en communauté, nous faisons également preuve d’un individualisme très profond, d’une incurable étroitesse d’esprit.
On s’arrêta souvent ces dernières années sur le caractère « nomade » de nous autres Turcs, en concomitance avec la croissance chaotique d’Istanbul. C’est assurément l’une de nos particularités. Nous ne conservons que peu de choses qui nous sont liées. Nous aimons pour ainsi dire n’avoir pas histoire. Ceci est également valable pour les familles riches. De fait, eux aussi sont nomades. Dans mon enfance, les familles riches habitaient à Şişhane par exemple. Puis elles déménagèrent à Şişli. Les années qui suivirent, à Levent, à Etiler. Les années d’encore après, dans le quartier d’Ulus. Et maintenant encore au-delà, encore plus loin. Ils ne protégèrent pas les maisons de la population distinguée qui habitait à Cağaloğlu, ils les céderèrent aisément à des entrepreneurs. Les gens distingués, lorsque changea la composition ethnique de ce pays, migrèrent vers d’autres lieux. De même, à Kuledibi, qui est le site même de la ville, d’un agencement architectural unique – mais infiniment délabré – les gens choisirent de s’éparpiller ailleurs au lieu de protéger leur quartier et de restaurer leurs maisons. Je dirai que notre « bourgeoisie » aussi est nomade. Elle non plus ne sait préserver aucune valeur. Ce qui ne sied vraiment pas à une bourgeoisie.
Dans le Berlin (Ouest) d’après-guerre, si vous marchez au-delà de Hallensee, le long de la Königsallee vers Grünewald, vous verrez entre autres la villa de Siemens, l’un des représentants de la bourgeoisie allemande. Ces résidences furent construites pour l’ensemble des générations à venir. Une fois passées les maintes secousses que la société endura, ces maisons se voient habiter par les descendants de ces familles. Et quand la lignée d’une telle famille arrivera à épuisement, on fera de la maison un musée, ou bien elle sera utilisée à d’autres fins publiques.
À Istanbul, à Erenköy, à Suadiye, à Bostancı, les propriétaires de villas, pris dans la furie de la spéculation immobilière, n’hésitèrent pas à abandonner leurs villas aux promoteurs. Combien de fois ne fus-je pas témoin de conversations affolées au cri de « à moi il donne trois étages ! », « une moitié de l’étage est à moi ! ». Ces gens n’eurent de respect ni pour le passé de leurs familles, ni pour eux-mêmes (les gens aussi ont une histoire, une histoire singulière inhérente à leur personnalité), ni pour leur quartier, ni pour la ville dans laquelle ils vivaient. Et comme ils cédèrent facilement la plupart de ces chères villas à deux étages et demi qui furent construites à Levent dans les années 1950 ! C’est une démarche inflationniste, dira-t-on. Mais une nation qui a la tête ainsi faite ne choisira sûrement pas de combattre les politiques inflationnistes, et se placera au contraire du côté de la spéculation.
Qu’Istanbul ait été tant ruiné, et qu’il soit en danger de l’être davantage, c’est la faute de la population qui y vit – riches comme pauvres. C’est un peuple sans histoire, qui ne croit pas non plus à sa propre histoire individuelle, qui pense se moderniser en se déracinant. Chaque citadin doit se demander en son for intérieur : « est-ce que je sais vivre ? ». Dans la mesure de ses moyens.
C’est encore cette mentalité d’une majorité des habitants de la ville qui est la cause des ouvrages tels que les trottoirs trop hauts par rapport au niveau de la route, ou que les barreaux de fer qui transforment nos belles avenues en prisons. Les gens qui traversent la rue n’importe où croient encore que c’est là un comportement normal. Dix ans après, j’ai constaté que la conscience de traverser au vert s’était dans une certaine mesure répandue, mais ce n’est pas encore suffisant. Les chauffeurs de taxis se coupent mutuellement la route en ruant pour atteindre leur destination ; or, déjà trop dense pour ce que les routes peuvent supporter, la circulation est encore ralentie à cause de cet individualisme. La production en chaîne de voitures se poursuit sans interruption pour le compte de la bourgeoisie industrielle qui a mené la ville où elle en est. Les dégagements de fumées d’échappement des autobus contribuent à la pollution de l’air.
Ce système de circulation suffit seul à faire de la vie des gens qui partent chaque jour travailler un enfer. Tel est le visage qu’a donné à Istanbul notre bourgeoisie qui s’est formée après les années 1950.
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Y revenant après dix ans, je restai presque trois mois à Istanbul ; prêt à y revenir, à y revenir encore et toujours. Durant cette période je n’eus pas le problème d’aller travailler. Je choisissais des heures où la circulation n’était pas bouchée pour retrouver mes amis ou expédier mes affaires courantes. Je m’épargnai – dans une certaine mesure – les problèmes de circulation en passant par les nouvelles routes que connaissaient les chauffeurs. Mais si j’étais allé travailler cinq jours par semaine, je ne sais pas ce que j’en aurais-je pensé,
Contemplant Istanbul du haut de la Tour de Galata, je tombai une nouvelle fois en admiration devant cette ville éternelle. Je visitai à Bomonti l’Église Catholique Géorgienne (Notre-Dame de Lourdes), l’une des rares au monde. Bien sûr également Santa Maria Draperis, Sainte-Sophie, et l’église datant du XIIe siècle qui se trouve dans la partie supérieure du Patriarcat Grec de Fener, et le Palais de Yerebatan… Et encore davantage. Il m’arrivait de me promener à Beyoğlu avec mes amis femmes ou hommes, et de me rendre à leurs locaux. Il m’arrivait d’entrer dans un des cinémas de Beyoğlu et d’y regarder un film. Il m’arrivait d’écouter de vieilles chansons juives et grecques au club Noyan Noyan à Talimhane. Il m’arrivait de contempler le Bosphore à l’apparence changeante à chaque heure du jour, infiniment beau depuis la rive de Bebek à Arnavutköy. À bien y chercher, nulle part au monde je ne découvris de telle vue, toujours et encore. À minuit ou un peu après minuit, il m’arrivait de passer par Beyoğlu, sur l’Avenue de l’İstiklâl.
Je tombai de nouveau amoureux d’Istanbul. J’allai à Ortaköy, qui commençait à devenir un quartier culturel. Je me promenai sur les crêtes de Beşiktaş et d’Ortaköy. Je ne peux oublier les jeunes gens de là-bas.
Comme le dit à Berlin un urbaniste mondialement connu : « La plus belle ville du monde demeure toujours Istanbul, et un jour viendra où s’effondreront ces horribles tas de béton. »
L’un de nos plus grands poètes vivants, Sabahattin Kudret Aksal, dans l’un de ses jolis essais écrits avec un souci de clarté, écrivait ceci à propos de Beyoğlu : «Ma jeunesse, et avant elle mes années d’adolescence, se passèrent en grande partie à Beyoğlu. À cette époque, comme tous les gens gagnés par l’art, je ne pus rester insensible à cette tradition. En ces jours-là nous nous liâmes à Beyoğlu par une passion qui nous vint secrètement, nous épuisâmes le plus clair de notre temps sur cette avenue. » J’aurais voulu à mon tour écrire ces mêmes paragraphes. Car quinze ans après sa génération, notre mère patrie aussi devint Beyoğlu.
Toujours dans le même essai, Sabahattin Kudret Aksal s’arrête sur le célèbre poème « Le Tombeau d’Edgar Poe» de Stéphane Mallarmé, interprétant ainsi son premier vers : « Le poète, par ce vers, pose les conditions du passage du mouvement à la fixité, de l’arrivée au terme de la vie, de son parachèvement sous une autre expression, et de l’accession à l’essentialité de l’existence humaine… Une vie non mortelle commence, une vie qui ne se trouve pas soumise au changement… Comme les hommes, les époques, les villes et les quartiers, trouvent leur achèvement hors du temps et accèdent à l’essentiel. » Moi qui fus dix ans hors de Beyoğlu, je n’ai pas atteint la fixité ni accédé à sa totalité, mais j’ai vu, je crois, Beyoğlu en totalité. « J’ai pu le regarder d’un œil plus objectif. » Ainsi éprouvai-je la plus grande sérénité que l’on peut éprouver au monde en foulant de nouveau les trottoirs, traversant les passages.
Les écrits de Salâh Birsel, à eux seuls, sont une raison suffisante pour que Beyoğlu soit sauvé. Je ne plonge pas dans plus vivante, plus originale, plus stimulante et plus immense histoire que dans son œuvre.
Je me rendis également Rue Postacı à Tünel, où l’on dit que Casanova habita. Là, dans la maison Racine, je me trouvai à une table où Melih Cevdet Anday[15] se trouvait également. Il y avait une nuit d’Istanbul par la fenêtre. Je la regardai.
Laissez-moi conclure ce texte par les trois premiers vers d’un poème en cinq d’Aksal que j’associe à Istanbul :
« Cette ville qui hante le sommeil
Quand tu te dépouilles comme un vêtement de son deuil
La voilà qui la nuit entre par la fenêtre »
Que toute ma vie la nuit d’Istanbul entre par ma fenêtre.
*TimourMuhidine dirige la collection “littératures turques” chez Actes Sud. Professeur, il dirige également le département des Etudes turques à l’INALCO. Dernière publication: Istanbul Rive Gauche, CNRS éditions, 2019
[1] Quartier d’Istanbul dans la péninsule historique.
[2] Boisson fermentée à base de céréales.
[3] Ministre de l’Éducation Nationale pendant la Seconde Guerre Mondiale, qui développa l’enseignement du latin et du grec en Turquie.
[4] École coranique.
[5] « Parti Républicain du Peuple ». Parti fondé par Mustafa Kemal, longtemps parti unique, au pouvoir sans interruption jusqu’en 1950.
[6] Maire d’Istanbul de 1963 à 1968.
[7] Avocat turc et ami de Demir Özlü, né en 1940, président du Barreau d’Istanbul à quatre reprises entre 1988 et 1996.
[8] Transport collectif intermédiaire entre le taxi et le minibus.
[9] Luxueuse résidence secondaire sur le Bosphore, traditionnellement en bois.
[10] Complexe architectural attaché à une mosquée et comprenant traditionnellement une école coranique, une cantine, un dispensaire, une bibliothèque.
[11] Juriste, écrivain, directeur qui contribua à la préservation et la restauration du patrimoine d’Istanbul.
[12] Artiste turc d’origine arménienne né en 1938.
[13] Maire d’Istanbul de 1977 à 1980.
[14] « Parti de la Mère Patrie » au pouvoir depuis 1984, qui lança la libéralisation économique de la Turquie.
[15] Poète turc (1915-2002) qui fut l’un des fondateurs du mouvement « Garip » dans les années 1940, à l’origine d’un renouvellement majeur de la poésie turque.
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