Matthieu CHAMBON : Etudiant en Master (EHESS), inscrit en L2 de Turc à l’INALCO
Alors que l’Histoire de l’archéologie dans la période ottomane suscite un intérêt grandissant [1], celle de la République turque est peu étudiée. Pourtant, l’étude de l’usage politique d’autres champs académiques comme la linguistique[2] ou l’Histoire[3] dans la construction du nationalisme turc kémaliste jusqu’à nos jours fait aujourd’hui l’objet de travaux de plus en plus nombreux. Pour alimenter cette réflexion, il semble pertinent de se pencher sur le rôle des archéologues dans cette construction identitaire, comme l’a proposé [1] par exemple Olivier Mariaud [4].
L’archéologue Ekrem Akurgal (1912-2002) a joué un rôle central dans l’essor de l’archéologie turque contemporaine, notamment pour le développement de ses thèses sur « l’âge d’or ionien[5] » dans le récit national turc à partir des années 1950. Sa trajectoire n’a cependant suscité que peu d’intérêt au regard du poids important qu’il a eu dans l’archéologie turque. Celle-ci mériterait d’être étudiée d’autant plus qu’elle comporte un aspect notable : Ekrem Akurgal a reçu une formation de neuf ans, entre 1932 et 1941, en archéologie, en histoire de l’art et en histoire ancienne à l’Université Humboldt à Berlin. Dans quelle mesure avoir étudié dans ce contexte et pendant huit [2] ans a-t-il pu influencer ses travaux ultérieurs, tant sur le plan méthodologique que sur les interprétations qu’il propose des résultats de ses fouilles archéologiques ? Cette question s’avère pertinente d’autant plus lorsque l’on sait à quel point l’histoire antique et l’archéologie ont été mises au service du régime par le national-socialisme[6].
Il serait intéressant de situer cette idée par exemple dans le cadre d’une comparaison entre la réappropriation de l’Antiquité par les intellectuels nazis et les « thèses turques de l’Histoire » développée par Afet Inan dont Ekrem Akurgal était proche. Quelle était la proximité intellectuelle entre ces deux personnes aux parcours semblables ? Nourrissaient-ils une conception similaire de l’archéologie et de son rôle dans la société ?
Ces questions sont d’autant plus importantes que ces thèses, tant celles formulées par Afet Inan que par Ekrem Akurgal, commencent aujourd’hui à être remises en cause, mais constituent toujours, selon Etienne Copeaux, le fil directeur invisible qui sous-tend le discours nationaliste turc[7].
Logiquement, la première étape de ce texte serait de s’intéresser au regard qu’Ekrem Akurgal porte sur sa propre trajectoire. Dans cette optique, se pencher sur son autobiographie publiée à titre posthume semble tout indiqué.
Ekrem Akurgal fait partie des universitaires qui ont fondé l’archéologie moderne en Turquie dans la deuxième moitié du XXème siècle, avec notamment Halet Çambel et Jale Inan[8]. Il a éveillé l’intérêt du grand public quant au patrimoine archéologique des anciennes civilisations anatoliennes dans les années 1960, notamment lors de fouilles menées dans la haute-vallée de l’Euphrate à l’occasion de la construction de barrages dans la région de Keban. Son rôle pionnier est aujourd’hui reconnu dans le champ universitaire, comme en témoigne l’organisation d’une conférence sur son parcours en 2021 par Zeynep Ogun et Coşkun Özgünel du département d’archéologie de l’Université d’Ankara.
Si une grande partie de ses travaux ont participé à la constitution du patrimoine archéologique anatolien[9], Ekrem Akurgal est aussi connu pour être le défenseur de la thèse de « l’âge d’or ionien »[10] développée en réaction à celle du « miracle grec » dont le succès est croissant en Europe dans les années 1960. Cette dernière est en effet problématique pour la narration nationaliste turque en ce qu’elle conteste à la Turquie le statut d’« origine de la modernité ». Ekrem Akurgal, à travers le concept « l’âge d’or ionien », réussit à définir la Turquie comme matrice de l’idée de « modernité » en l’incluant dans le récit du « miracle grec ». Alors qu’Ernest Renan[11] situait le « miracle grec » dans l’Athènes classique (V-IIIe siècle av. J-C) comme lieu de naissance de la Cité, de la démocratie et de la philosophie, Ekrem Akurgal ramène l’émergence de ces trois innovations à la période archaïque (VIII-Ve siècle av. J-C) dans les cités ioniennes (en Asie Mineur, donc en Turquie actuelle) avec une conception « territorialiste » de l’Histoire comme paradigme d’analyse. Pour lui, c’est le territoire qui conserve les caractéristiques culturelles que les différentes civilisations se transmettent au fil de l’Histoire. Ainsi, les colons grecs ioniens auraient hérité de cette idée du « génie moderne » des empires anatoliens via des contacts économiques et des alliances politiques. Par la suite, contraints de fuir Darius Ier lors de la première guerre médique en 492, les Grecs d’Asie Mineur, en se réfugiant à Athènes, auraient diffusé les concepts de cité/démocratie/philosophie. Ekrem Akurgal, fait de l’Anatolie passée, et donc de la Turquie contemporaine, la terre de naissance de la modernité tout en intégrant ce récit dans celui du « miracle grec » construit par les Européens.
Consciemment ou non, Ekrem Akurgal fait du discours de l’archéologie un moyen de légitimer un certain turco-centrisme dans la conception de l’Histoire universelle, introduit par Afet Inan et ses thèses turques de l’Histoire[12], abandonnées depuis par l’historiographie étatique mais constituant toujours la toile de fond de l’historiographie officielle selon Etienne Copeaux[13]. Dans ses « thèses turques de l’Histoire », Afet Inan affirmait que la race turque était à l’origine de toutes les civilisations du monde. Ayant d’abord bâtit une grande civilisation sur les pourtours d’une mer aujourd’hui disparue, les Turcs auraient ensuite migré par-delà le monde, essaimant derrière eux la culture et la civilisation[14].
Or cette thèse d’Ekrem Akurgal est très peu reprise par les archéologues européens alors que la centralité de son héritage n’est pas remise en question en Turquie.[15]
Publiée en 2002, année de son décès, celle-ci peut être comprise comme la défense de son héritage par son entourage pour donner une image positive du personnage. C’est peut-être de cette façon qu’il faut interpréter par exemple ses multiples mentions sur la célébrité de ses professeurs ou la qualité de leur enseignement, même si la postérité n’a pas forcément retenu leur nom. Ainsi évoque-t-il le « célèbre » archéologue Gerhardt Rodenwaldt, son directeur de thèse, dont l’histoire de l’archéologie n’a retenu que la contribution aux buts de l’idéologiques nazie plutôt que sa marque sur les études de l’Antiquité grecque[16]. Ekrem Akurgal se vante en se peignant comme un membre de la haute société bourgeoise universitaire berlinoise. Sur les 30 pages du chapitre consacré à ses études en Allemagne, 18 sont consacrées à la vie mondaine et à ses sorties culturelles. D’autre part, il s’applique à énumérer la totalité les cours qu’il a suivi et le nom de ses professeurs, sans pour autant détailler le contenu de l’enseignement reçu.
En effet, il considère qu’avoir eu la chance d’étudier en Allemagne entre 1932 et 1941 est déjà un argument en soi qui atteste de la qualité de sa formation universitaire. Pour comprendre cela, il faut se pencher sur les relations germano-turques dans les années 1930.
Alors que Mustapha Kemal a pour projet de construire la Turquie sur le modèle de la modernité occidentale, il est nécessaire d’acquérir le savoir scientifique et technologique européen pour palier au retard ottoman en la matière. Or pour la Turquie l’Allemagne dans les années 1930 remplace la France comme modèle d’État-Nation. En pointe dans les domaines techniques, son modèle culturel particulariste convient mieux que l’universalisme français à la Turquie qui souhaite acquérir les savoirs scientifiques tout en conservant sa culture propre[17].
Des étudiants et même des lycéens sont donc envoyés par le ministère de l’éducation turc afin de former les futurs cadres techniques, mais aussi les futurs ouvriers formés au maniement des machines modernes. Les domaines où sont envoyés les boursiers relèvent donc des sciences « dures » : l’ingénierie, la chimie mais aussi l’agriculture[18]. Mais Mustafa Kemal décide aussi d’envoyer des étudiants en archéologie, même si en plus petit nombre[19], et ce dans un objectif politique précis. Dans le cadre du débat sur la construction d’une identité nationale turque, Atatürk préfère la solution « anatolienne » incluant dans le passé de la nouvelle nation un héritage non-Turc au panturquisme trouvant ses racines dans l’histoire des Turcs d’Asie Centrale. Dans cette conception de la nation turque, il importe donc de mettre en avant la richesse archéologique anatolienne qui témoigne du prestige civilisationnel dont les Turcs modernes sont les héritiers, comme nous aurons l’occasion de le voir plus loin.
Faisant partie du faible nombre d’étudiants envoyés dans le pays phare de l’époque pour la Turquie, Ekrem Akurgal peut faire valoir cet argument pour défendre ses travaux ultérieurs. Par ailleurs, il n’hésite pas à mettre en avant sa réussite universitaire en soulignant l’exception de son parcours : « Des Turcs, il n’y eut que Jale Inan et moi pour faire un doctorat »[20]. Il est notable qu’il affiche aussi ses liens avec la fille adoptive de Mustapha Kemal, mettant en parallèle dans cet extrait sa trajectoire universitaire avec une figure majeure du monde universitaire kémaliste. Par ailleurs, il met en avant sa proximité avec cette dernière, se targuant d’avoir été choisi par l’inspecteur des étudiants turcs en Allemagne pour lui faire visiter les musées de la ville[21] et relatant leur séjour commun à Paris en 1938[22].
Le futur archéologue se met à nouveau en scène comme le héros de ses propres études, surmontant des obstacles, mettant en exergue les difficultés auxquelles il a dû faire face, et donc son mérite d’avoir achevé avec succès son cursus. Il décrit alors cette mise à l’épreuve comme un rite de passage lui permettant de se construire un ethos scientifique et de devenir un véritable érudit. Ainsi évoque-t-il un ouvrage de 30.000 pages à lire (« Comment lire un livre de 30.000 pages ? »), puis ses premiers succès à l’oral en séminaires (« Mon premier succès »)[23].
Évoquant ses neuf années d’études seulement par la succession des enseignements suivis et au rythme des évènements mondains auxquels il participe, le décalage est frappant entre son récit d’une vie bourgeoise paisible et la représentation que nous pourrions avoir de ce que signifie de vivre sous le régime nazi. Ekrem Akurgal met d’emblée une distance avec l’Allemagne nazie dans son texte en intitulant le chapitre sur ses neuf années d’études à Berlin « Les années où j’ai étudié en Europe » alors qu’excepté l’Allemagne, il n’a effectué qu’un seul séjour à Paris en 1938 pendant ses années « européennes ».
L’Allemagne est avant tout pour lui un nouvel espace de liberté, comme pour nombre d’étudiants turcs qui arrivent en Europe. Il n’a que 21 ans lorsqu’il découvre l’occident. Il évoque en premier lieu des anecdotes témoignant de son expérience de ces opportunités nouvelles. Dès la première page du chapitre il relate son premier repas en Allemagne où il commande ostensiblement un verre de vin rouge devant son camarade :
« Le lendemain, après avoir pris un bain, m’être rasé et pris mon café j’ai visité de fond en comble le Kurfürstendamm pendant deux heures. En déjeunant, je me servis un bon vin rouge. Sedat Alp qui me vit me dit « Qu’est-ce que c’est que ça ? Tu ne bois pas de vin chez toi ? ». Ma réponse fut courte « Là-bas c’est İstanbul, ici on est à Berlin. A présent il n’y a aucune raison pour ne pas s’adapter l’esprit d’ici » dis-je en versant du vin dans son verre. « Aller mon ami, toi aussi accompagne – moi. Honneur, santé et réussite ! » dis-je. « Tu es un homme courageux » dit-il et il prit aussi son verre et commença à le remplir de vin rouge.[24] »
A la page suivante, il évoque les activités physiques pratiquées par les jeunes Allemands dont la natation (en se vantant d’être l’un des seuls Turcs sachant nager), sa découverte des loisirs modernes comme les bars dansant et le cinéma ainsi des premières aventures amoureuses[25].
Concernant l’Allemagne des années 1930, Ekrem Akurgal n’évoque la situation politique brièvement qu’à deux reprises dans son témoignage. Vers la fin du chapitre il raconte avec amusement lors d’une conférence de l’association des étudiants étrangers, dont il est à cette période le secrétaire général la rencontre officielle entre une actrice célèbre et J. Goebbels, le numéro 2 du parti en ces termes :
« Ceux qui venaient à la rencontre de Dr. Goebbels, qui était installé dans une loge spéciale, le saluaient en disant “Heil Hitler !”. Le “Heil Hitler !” qu’une célèbre actrice de cette période et d’origine polonaise, Pola Negri, fit de la main droite fut bref. Nous la regardâmes gaiement l’exécuter d’un mouvement plus horizontal et avec grâce appuyée. Comment une femme aux idées libérales pouvait-elle faire autrement le salut hitlérien ?[26] ».
Quelques pages avant, notre étudiant évoque la cohabitation de deux étudiants allemands, l’un de gauche et l’autre nazi, en remarquant que la police n’est jamais venue arrêter le premier. Données sur le ton de l’anecdote, ces deux témoignages laissent imaginer un Turc peut-être peu intéressé par les évènements politiques allemands. De la même façon, les descriptions des soirées organisées par ses professeurs, ses sorties au restaurant et à l’opéra donnent à voir un milieu à peine perturbé par les agitations politiques de l’époque. Ainsi, la chute du Mark allemand n’est évoquée que pour souligner sa richesse relative par rapport aux étudiants allemands :
« Dans les années 1930 une livre turque valait 2.5 Mark sur le marché. Même si après 1935 le gouvernement nazi créa le Registermark et fit rentrer les devises de l’étranger, on commençait à payer 6.5 Mark pour une Livre turque. Une bourse étudiante était de 96 Lires. Quand les étudiants allemands passaient le mois avec 100-150 Mark nous, nous avions 650 Marks. À l’époque cet argent coulait à flot. Pour cela j’allais parfois à des restaurants connus comme Kempinski ou Mampe. Je m’habillais bien et faisait coudre mes vêtements chez un tailleur, Müller, dans une des rues adjacentes au Kurfürstendamm »[27]
Plus généralement, si Ekrem Akurgal évoque ces années comme celles de la découverte du monde extérieur à la Turquie, il semble paradoxalement rester dans un cercle de fréquentation assez restreint. Ses relations sont exclusivement liées aux sociabilités étudiantes (professeurs, élèves, association étudiante) et à la communauté d’étudiants turcs à Berlin via l’association des étudiants turcs en Allemagne[28] et le lien institutionnel incarné par l’inspecteur du ministère de l’éducation. Alors que les mentions de l’actualité politique allemandes sont rares comme cela a déjà été noté, Ekrem Akurgal donne beaucoup de détails sur ses fréquentations mondaines, ses habitudes vestimentaires et ses loisirs :
« J’avais aussi des vêtements officiels, de sport, pour le quotidien, et un smoking. J’étais invité chez des familles bien connues. Avec l’ophtalmologue connu Krückmann le directeur général des musées de Waetzold organisait de superbes soirées chez lui. Le Prof. Krückmann avait soigné les yeux de Tevfrik Rüşdü Aras. Je participais la plupart du temps à ces rencontres en redingote. »[29]
Ainsi le déclenchement de la 2ème Guerre mondiale et son retour temporaire contraint en Turquie est décrit comme très brutal. Habitué à une vie bourgeoise, il se retrouve démuni, avec ses « vêtements sur le dos et rien d’autre »[30].
Transfert technique, universitaire ou culturel ?
Si l’on essaye de se pencher sur les contenus de ses apprentissages, même s’il ne fait que les évoquer succinctement, il apparaît que l’acquisition de savoirs techniques était un des objectifs de ses études en Allemagne. Ainsi lorsqu’il évoque sa participation aux fouilles du site de Zantoch, il souligne que :
« Là-bas j’ai appris les techniques d’excavation et l’usage du théodolite. […] [L]a technique jouait un grand rôle lors des fouilles. Quand j’ai commencé à effectuer des fouilles en Turquie j’ai vu les importants avantages des expériences que j’avais faites à Zantoch. »[31]
En effet, comme le montre Laurent Olivier dans Nos ancêtres les Germains[32], l’archéologie allemande sous le nazisme a énormément contribué à développer les techniques de fouilles, notamment pour la stratification des sols et la systématisation des fouilles sur de vastes étendues de terrain. Paradoxalement, c’est dans un pays qui dispose d’un patrimoine archéologique très faible qu’Ekrem Akurgal aura appris les techniques qu’il va appliquer dans le territoire infiniment plus riche qu’est l’Anatolie. On peut aussi voir ce long séjour d’étude comme une appropriation de l’orientalisme[33] par un « oriental » qui se veut moderne. Un jeune étudiant turc vient dans un pays à la tradition orientaliste savante très développée pour acquérir le savoir nécessaire à l’étude de ce qu’il considère comme son propre passé. En effet l’orientalisme allemand a pour particularité d’être en ces années à la pointe de la philologie des langues de l’Orient ancien (Sumerérien, Hittite) au XIXème siècle[34]. Or se sont précisément ces civilisations qui sont au cœur du projet de construction d’une Histoire turque anatolienne, civilisations auxquelles Ekrem Akurgal semble adhérer totalement (voir la suite sur « Un Roi de Sumer à Berlin »). Il met d’ailleurs rapidement en application ce qu’il a appris en Allemagne, en participant peu après à une fouille en Turquie évoquée quelques pages plus loin[35]. Ironie de l’histoire, ces mêmes études orientalistes sur l’Orient ancien et le développement d’une expertise philologique ont aussi joué un rôle extrêmement important dans la construction du nationalisme allemand dans le cadre du romantisme du XIXème siècle.
Cependant, peut-être parce que trop focalisé sur les aspects techniques, Ekrem Akurgal ne semble pas saisir l’enjeu idéologique de ces fouilles. Tout au plus ironise-t-il sur la pauvreté des trouvailles, mais sans s’expliquer pourquoi l’exhumation de quelques morceaux de vase suscitait un tel enthousiasme :
« Ils fouillaient des ruines ostrogothes à Zantoch. C’était en fait une colonie « préhistorique » datant du 6ème et 7ème siècle. Les résultats furent très pauvres. Quand ils faisaient resurgir un fragment de vase avec un petit motif nous nous enthousiasmions, en soirée, grâce à cette découverte, il nous offrait du vin. »[36]
Pourtant, comme l’a montré Hubert Fehr dans son article « Archéologie préhistorique et Ostforschung allemande : le cas des fouilles de Zantoch »[37], ces fouilles avaient pour but, dans le cadre du révisionnisme allemand du Traité de Versailles, de prouver la présence ancienne de peuples « germaniques » ou « aryens » dans cette région qui coupait en deux la République de Weimar afin de laisser un accès à la mer à la Pologne.
Étrangement, Ekrem Akurgal écrit que le but de la recherche archéologique allemande était de trouver des traces des « Ostrogoths ». Il semble donc logique que cette mission n’ait pas permis de trouver beaucoup d’éléments puisque les Goths ne se sont pas sédentarisés dans cette région et ces forêts sans intérêt particulier, avant de s’installer sur les bords de la mer Noire. Il est d’ailleurs notable que l’utilisation du terme d‘ « ostrogoths » (les Goths de l’Est) est ici incorrecte puisque c’est seulement après l’arrivée de Goths dans l’actuelle Ukraine et sur les côtes de la rive Noire qu’ils se divisent en deux groupes, l’un se dirige vers l’Ouest et l’autre vers l’Est. Hubert Fehr parle d’ailleurs, dans son article de fouilles concernant plutôt des vestiges poméraniens, et ne mentionne pas de fouilles concernant les Goths.
Que la portée politique de l’archéologie allemande de cette époque ait échappé à Ekrem Akurgal, ou bien qu’il l’ait passée sous silence lors de la rédaction a posteriori son autobiographie, on aurait pu s’attendre qu’il fût plus prolixe sur les contenus des enseignements suivis. Il évoque en effet des cours d’Histoire antique grecque et romaine, d’Histoire de l’art, d’archéologie ancienne. Or ces disciplines ont fait l’objet pour les nazis d’une réécriture instrumentalisée de l’Histoire antique, comme l’a montré l’historien du nazisme Johann Chapoutot[38]. Lorsqu’il suivait ses séminaires Ekrem Akurgal était-il confronté à des théories selon lesquelles l’Histoire antique, des Spartiates grecs aux patriciens romains, n’était que l’éternel combat des Aryens contre les sémites ? Dans ses cours d’histoire de la philosophie, a-t-il dû apprendre que Platon était un « précurseur du Führer » et les stoïciens comme « surgit[s] de cercles presque exclusivement sémitiques »[39] ? Il est d’ailleurs à noter que les études supérieures d’Ekrem Akurgal ne se sont déroulées que dans ce cadre. Il entre à l’Université Humboldt en 1934, ayant étudié au Schulpforta Gymnasium[40] de 1932 à 1934 pour apprendre l’allemand. Or c’est à cette période que la mise au pas de l’université allemande commence à s’appliquer et nombres d’archéologues et universitaires suivent dans ces années des formations idéologiques au sein des organes SA et SS :
« La fermeture du parti entre mai 1933 et avril 1937 a permis […] de canaliser l’enthousiasme des demandeurs en les redirigeant vers des filières qui leur procureront une formation politique véritable, à savoir les SA et les SS. Ces filières de formation idéologique ont permis d’autres part de sélectionner les meilleurs candidats susceptibles d’être admis au NSDAP lorsqu’il serait réouvert. Aussi la plus grande part des archéologues allemands qui s’inscrivirent au parti nazi à partir du 1er mai 1937 appartiennent-ils pour l’essentiel à une jeune génération très endoctrinée, qui a déjà servi dans la SA ou déjà fait partie de l’élite intellectuelle de la SS[41] »
Il conviendrait d’effectuer des recherches sur tous les professeurs cités, mais le fait que Gerhardt Rodenwaltd ait été son directeur de thèse est déjà significatif quant à l’environnement universitaire dans lequel il évolue. Cet archéologue allemand est surtout connu pour avoir participé aux très politiques fouilles d’Olympie en 1936-1937[42]. Si à cet égard Christophe Burgeon estime que l’universitaire a agi « par carriérisme »[43], ce jugement peut paraître discutable. Son suicide en 1945 à Berlin lorsque l’armée rouge s’apprête à entrer dans la ville (alors que de nombreux universitaire ayant souscrit au nazisme par opportunisme, notamment chez les archéologues[44], ont après la 1945 continué leur carrière sans être inquiété en RFA), fait penser au nihilisme nazi lorsque la défaite apparaît inévitable[45]. L’historien Johann Chapoutot montre comment, dans la mesure où la guerre raciale est totale, la défaite nazie ne peut être que totale et donc déboucher sur une mort chorégraphiée : « La chute du Reich est donc pensée comme une scénographie de la catastrophe adossée aux précédents des grandes fins antiques »[46].
On pourrait s’étonner qu’avec son point de vue extérieur, un étudiant turc ne se formalise pas de l’incongruité de telles thèses. Il faut rappeler à cet égard que ce type d’interprétations historiques n’est pas un phénomène allemand isolé et que les thèses d’Afet Inan, comme évoqué plus haut, sont de teneur similaire. Selon les « thèses turques de l’Histoire » et la Théorie de la Langue Solaire, « The Turks gave language and culture to the West[47] ». Il est d’ailleurs notable que ces travaux d’Afet Inan et la thèse de « l’âge d’or ionien » d’Ekrem Akurgal servent finalement le même objectif. Ces deux universitaires ont montré que la « modernité » ou l’« occidentalisme » sont en fait des caractéristiques « turques ». Ainsi ils démontrent que ce qui est qualifié de processus de modernisation ou d’occidentalisation dans le cadre de la révolution kémaliste n’est qu’une réappropriation par les Turcs de leur propre héritage. L’adhésion d’Ekrem Akurgal au récit kémaliste semble forte, comme le montre le passage où il évoque son choix de nom de famille en 1934. Avec la loi de 1934 sur les patronymes, il décide de se composer un nom composé de mots sumériens, considérés par l’historiographie kémaliste comme les ancêtres des Turcs contemporains[48] :
« Un roi de Sumer à Berlin
Le nom de famille de mon père était « Dizdar ». Lorsque la loi sur les noms de familles fut promulguée, mon père me dit « Selon moi, toi, en tant qu’historien, tu devrais choisir un nom sumérien ». Je choisis 4 noms Sumer. Akurgal plut à mon père. Akurgal était un roi de Sumer qui vécut au IIIème millénaire avant JC. A = eau, kur = pays et gal = grand ; donc « Grand pays de l’eau ». Ainsi le nom Dizdar se transforma en Akurgal. » [49]
Il est aussi possible de s’interroger sur la politisation d’Ekrem Akurgal. L’évocation de la conférence qu’il a organisée en tant que secrétaire de la fédération internationale des étudiants étrangers à laquelle Goebbels participe[50] laisse à penser qu’il a pu être impliqué politiquement. Or cela contraste avec l’impression globale de son témoignage qui donne plutôt l’impression d’un certain désintérêt pour la vie politique allemande.
En tout état de cause, il apparait qu’en comparant d’une part le récit que les universitaires nazis font de l’Antiquité et d’autre part celui qu’Ekrem Akurgal fait de « l’âge d’or ionien », une structure commune s’impose. Dans les deux cas, deux acteurs se font face autour d’un enjeu unique qui traverse l’Histoire. Dans la vision nationale-socialiste de l’Antiquité, les Aryens et les Sémites s’affrontent pour le contrôle de la Méditerranée depuis l’Antiquité jusqu’aux années 1930, tandis que dans « l’âge d’or ionien » Orient et Occident se disputent la paternité d’une « modernité » inchangée des empires hittite et sumérien jusqu’au XXème siècle. Une logique transhistorique vient investir des acteurs hétéroclites homogénéisés en étant réintégrés dans l’un des deux camps. L’Histoire se retrouve écrasée, limitée à l’éternel recommencement d’un même cycle, comme le résume Johann Chapoutot : « Il y a résorption synchronique du déploiement normal de la diachronie, écrasement des deux dimensions de l’écoulement dans la temporalité unique de la répétition »[51].
Conclusion
Dans un souci de défense de l’héritage académique d’Ekrem Akurgal, cette autobiographie s’avère intéressante à la lecture, mais montre très vite ses limites. Elle permet de formuler de nombreuses interrogations sans pour autant aider à y répondre, tant l’auteur se montre en de nombreux points allusifs, voire fuyant. S’il se plaît à se remémorer les agréments de la vie mondaine des cercles universitaires bourgeois à Berlin, peu d’éléments sont livrés sur le contenu des cours qu’il suit, ni sur la thèse qu’il soutient en 1941 à Berlin en plein conflit mondial.
Afin de vérifier les multiples hypothèses avancées, il conviendrait de confronter cette autobiographie avec des sources de différentes natures. Il faudrait pouvoir croiser son témoignage avec ceux d’autres étudiants turcs venus étudier à la même période et enquêter de façon plus détaillée sur le profil de ses professeurs. Il serait aussi intéressant de se pencher sur les archives de la fédération internationale des étudiants étrangers dont il a été le secrétaire général. Se renseigner sur les activités qu’il y a mené permettrait de mieux cerner son engagement et son degré de politisation et d’adhésion ou non aux thèses nazies, ainsi que son implication dans la construction du récit nationaliste turc.
Bibliographie
- Source primaire
Akurgal, Ekrem. Bir Arkeoloğun Anıları. Ankara, 2002.
- Sources secondaires
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Chapoutot, Johann. « Le nazisme et l’Antiquité ». Quadrige. Presses universitaires de France, 2012.
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Fehr, Hubert. « Prehistoric Archaeology and German Ostforschung : The case of the excavations at Zantoch ». Archaeologia Polona 42: 197-228, 1 janvier 2004.
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Mariaud, Olivier. « (with K. Eren) L’archéologie de L’Ionie archaïque dans l’historiographie turque: le mythe de l’âge d’or et l’idéologie du territorialisme ». European Review of History / Revue européenne d’histoire 13-4 (2006), 569-587., 1 janvier 2006.
Olivier, Laurent. Nos ancêtres les Germains : les archéologues français et allemands au service du nazisme. 1 vol. Texto. Paris: Tallandier, 2015.
Szureck, Emmanuel, Nathalie Clayer, et Fabio Giomi. Kemalism : Transnational Politics in A Post-Ottoman World. Londres-New York: I. B. Tauris, s. d.
[1] On peut noter par exemple la tenue de deux colloques au Collège de France tenus par Edhem Eldem pour les années 2017-2018 et 2018-2019 : La découverte de la Phénicie au XIXème siècle : Sidon entre la France, l’Empire ottoman et le Liban et Les acteurs et interlocuteurs locaux de la fièvre antiquaire dans l’Empire ottoman (1780-1830)
[2] Caymaz et Szurek, « La révolution au pied de la lettre. L’invention de « l’alphabet turc », 2007.
[3] Étienne Copeaux, Espaces et temps de la nation turque : analyse d’une historiographie nationaliste, 1931-1993, Méditerranée, Paris, CNRS édition, 1997.
[4] Mariaud, « (with K. Eren) L’archéologie de L’Ionie archaïque dans l’historiographie turque », 2006.
[5] Ekrem Akurgal, « The early Period and the Golden Age of ionia”, AJA 66, 1962 et « La Grèce de l’Est, berceau de la civilisation occidentale » in Phocée et la fondation de marseille, Marseille, 1995.
[6] Johann Chapoutot, Le nazisme et l’Antiquité, Quadrige, Paris, Presses universitaires de France, 2012.
[7] Étienne Copeaux, op. cit.
[8] Arsebük, “Dünden Bugüne Arkeoloji”, 71
[9] Ekrem Akrugal, The Art and the architechture of Turkey, Oxford, 1980
[10] , “the Early Period and the Golden Age of Ionia” AJA 66, 1962.
[11] Ernest Renan, Souvernirs d’enfance et de jeunesse, 1883.
[12] Emmanuel Szureck, Nathalie Clayer, et Fabio Giomi, « The man sick of Europe: a transnational History of Kemalist science” chap. 7 in Kemalism : Transnational Politics in A Post-Ottoman World, Londres-New York, I. B. Tauris, 2019.
[13] Etienne Copeaux, op. cit.
[14] Emmanuel Szureck, Nathalie Clayer, et Fabio Giomi, op. cit.
[15] Voir Işık Fahri Doğa Ana Kubaba, introduction, Istanbul: Suna-İnan Kıraç Akdeniz medeniyetleri Araştırma Enstitüsü, 1999
[16] Christophe Burgeon, « Les fouilles allemandes à Olympie, 1936-1937. Un prétexte scientifique, une instrumentation idéologique », Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin 46, no 2, 3144, 2017
[17] Dorothée Guillemarre, « L’Allemagne dans les projets de modernisation unioniste » in Impérialisme et nationalisme : l’Allemagne, l’Empire ottoman et la Turquie (1908-1933), Würzburg, 2099.
[18] Ibid.
[19] ibid. Par exemple, 1500 apprentis lycéens sont envoyés apprendre des métiers techniques liés à l’industrie.
[20] Ekrem Akurgal, Bir Arkeoloğun Anıları, p.28, Ankara, Türkiye Bilimler Akademisi 2002.
[21] Ibid. p.32
[22] Ibid. p.44
[23] Ibid. p.31
[24] Ibid. p. 19
[25] Ibid. p. 25 au sous-titre « Mon premier amour étranger »
[26] Ibid. p.39
[27] Ibid. p.35
[28] Ibid. p.38
[29] Ibid. p.35
[30] Ibid. p.47
[31] Ibid. p. 30
[32] Laurent Olivier, Nos ancêtres les Germains : les archéologues français et allemands au service du nazisme, Paris, Tallandier, 2015.
[33] Born et Lemmen, Orientalismen in Ostmitteleuropa, 2014.
[34] Tuska Benes, « Comparative Linguistics as Ethnology : In search of Indo- Germans in Central Asia, 1770-1830 », Comparative Studies of South Asia, Africa and Middle East, 24:2, 2004.
[35] Ekrem Akurgal, op cit. p. 32
[36] Ibid. p. 30
[37] Hubert Fehr, « Prehistoric Archaeology and German Ostforschung : The case of the excavations at Zantoch », Archaeologia Polona 42: 197-228, 1 janvier 2004.
[38] Johann Chapoutot, op. cit.
[39] Ludwig Schemann, Die Rasse in den Geisteswessenschaften, p. 145-146, 1938
[40] Ekrem Akurgal, op. cit. p. 20
[41] Laurent Olivier, op. cit.
[42] Christophe Burgeon, « Les fouilles allemandes à Olympie, 1936-1937. Un prétexte scientifique, une instrumentation idéologique », Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin 46, no 2, 3144, 2017.
[43] İbid
[44] Laurent Olivier, op. cit. p. 59.
[45] Johann Chapoutot, « La chorégraphie de la fin : esthétisme, nihillisme et mise en scène de la catastrophe finale » in Le nazisme et l’Antiquité, Paris, Presses universitaires de France, 2012.
[46] İbid, p. 537
[47] Emmanuel Szureck, Nathalie Clayer,et Fabio Giomi, op. cit.
[48] « La race turque est une race blanche et brachycéphale. Les possesseurs actuels de notre patrie sont les descendants des plus anciennes créatures de cette culture et présentent les mêmes caractéristiques raciales que ces derniers » Afet Inan « L’activité archéologique de la Société d’Histoire turque », 6
[49] Ekrem Akurgal, op. cit. p.39
[50] Ibid
[51] Johann Chapoutot, op. cit.