Mené à l’automne dernier, cet entretien avec Hamit Bozarslan reste le reflet de la réalité turque d’aujourd’hui. L’auteur se livre à une analyse sans concession de ce qu’il considère être les postulats idéologiques à l’œuvre, tant pour rendre compte de la fragmentation d l’état, du durcissement du régime que des ambitions néo-impériales de la Turquie.
Selon vous, qui est derrière le coup d’Etat manqué en Turquie du 15 juillet dernier ? Le président turc Recep Tayyip Erdogan accuse le mouvement islamiste Gülen. Qu’en est-il en réalité ?
Trois mois après, cette question n’a toujours pas de réponse. Le pouvoir turc accuse la communauté de Fethullah Gülen, mais il s’agit là d’une solution de facilité. Il n’est pas exclu qu’une fraction des officiers qui ont tenté le coup d’Etat fasse partie de cette communauté. Mais depuis le 15 juillet, nous ne disposons toujours pas d’organigramme, ni de preuve tangible. Ma lecture est que si des gülenistes y ont participé, ils ne l’ont fait que comme composante d’un cartel au sein de l’armée, dépassant de très loin les seuls affiliés de Fethullah Gülen.
Les coups d’Etat ne sont pas un phénomène nouveau en Turquie : entre 1957-1960, énormément de formations militaires se sont constituées au sein de l’Etat et de l’armée. Le coup d’Etat de 1960 était un putsch réalisé par une partie d’officiers dissidents. En 1971, puis en 1978 on a eu deux tentatives de coups d’Etat avortés, tandis que dans les années 90, pratiquement une guerre civile s’est déroulée au sommet de l’Etat, entre acteurs du champ sécuritaire, des personnes plus ou moins en lien avec les trafiquants de drogue, et les militants d’extrême droite. Ce processus de fragmentation se poursuit en Turquie devenant de plus en plus sanglant. Avec la destruction de toute rationalité interne et de tout mécanisme de contrôle et d’équilibre, l’Etat se transforme en un bateau ivre. Ainsi, bien que sachant qu’une tentative de coup d’Etat allait se dérouler vers 16-17h le 15 juillet, l’Etat n’a pris aucune mesure préventive. Contrairement à ce que l’on a pu penser, il ne s’agissait pas d’une manipulation d’Erdogan, mais tout simplement de la paralysie de l’Etat.
La paralysie et la fragmentation de l’Etat turc sont les deux éléments à retenir pour comprendre le 15 juillet. A l’heure actuelle, cependant, c’est un autre coup d’Etat qui est en cours ; il est organisé par Erdogan lui-même, avec quelque 130 000 limogeages, l’interdiction et la dissolution de milliers d’universités, de journaux, l’arrestation de nombreux intellectuels. Le régime agit, mobilise sa base, et se maintient surtout en instaurant un ordre de peur, mais finit par devenir lui-même la victime de sa propre peur. Afin de remplacer ceux qui ont été démis de leurs fonctions, il a recours à deux types d’acteurs : des officiers kémalistes limogés il y a six ou huit ans, ultra-nationalistes, anti-atlantistes, qui ne seront certainement pas loyaux à Erdogan, car beaucoup d’entre eux ont passé des années en prison et sont habités par un sentiment de vengeance ; et des acteurs plus ou moins paramilitaires, islamistes ou conservateurs, très proches d’Erdogan lui-même, mais qui n’accepteront jamais de devenir de simples rouages d’un Etat légal-rationnel.
Cette fragmentation de l’Etat turc ne va que s’accentuer à l’avenir. A moins que le pouvoir ne procède à une re-rationalisation interne, en mettant en place des mécanismes de contrôle et d’équilibre : contrôle sur les forces sécuritaires et l’exécutif, justice efficace, constitution d’une commission d’enquête.
Quelles sont les racines de cette démocrature ?
S’il ne partage pas du tout le sécularisme de Mustapha Kemal, Erdogan ne s’inscrit pas moins dans sa continuité, par rapport à son ultra-nationalisme et dans une continuité avec le parti Union et Progrès[1] l’ancêtre du Kémalisme, qui a plongé la Turquie dans la Première Guerre mondiale. De ce point de vue là une filiation historique s’établit. Ce qu’Erdogan cherche, il le dit très clairement, c’est de réaliser la refondation de la Turquie et de la nation turque et sunnite, en une puissance mondiale. Il poursuit trois objectifs : 2023, le centenaire de la fondation de la République ; 2053, le six-centième anniversaire de la conquête de Constantinople ; et 2071, le millénaire de l’arrivée des Turcs en Anatolie.
Dans cette perspective, il cherche à restructurer l’Etat, refonder la société et la nation, pour permettre au pays d’accomplir sa mission historique consistant à devenir une puissance universelle. La réalisation de ce projet nécessite la destruction de toute sorte de médiation, d’intermédiaire institutionnel qui existerait entre la nation et l’homme qui l’incarne, avec son histoire et son avenir. Les institutions sont considérées comme autant d’entraves à cette fusion organique entre le Raïs – on l’appelle de plus en plus ainsi – et la nation avec laquelle il cherche à instaurer un rapport charnel. Cela implique que toute sorte de dissidence ou d’opposition équivaut à une trahison interne. Erdogan possède une vision historique, où l’histoire du monde est celle de la guerre du monde contre la turquicité, où la Première Guerre mondiale n’est pas terminée. Cette guerre n’aurait d’ailleurs pas été une guerre européenne, mais une guerre ayant pour seul but la destruction de l’empire ottoman. Cent ans plus tard, à ses yeux, cette guerre continue avec l’objectif cette fois-ci de détruire la Turquie et d’em- pêcher qu’elle ne réalise sa mission universelle : sa prééminence dans l’espace ex-ottoman. Il y a en Turquie et chez Erdogan en particulier, une très violente nostalgie d’empire exprimée avec force surtout depuis les contestations révolutionnaires et les crises successives qui ont secoué le monde arabe. Une nostalgie qui n’est pas nécessairement partagée par ces peuples.
Que représente le mouvement de Fethullah Gülen et quelle est son influence réelle en Turquie ?
Fethullah Gülen est le leader d’un mouvement élitaire, c’est-à-dire visant à constituer une élite, à travers ses écoles notamment. Il fait sienne la tradition islamique néoplatonicienne pour qui le prince peut ne pas être bon, et doit en conséquence être entouré d’une élite, laquelle serait chargée d’éduquer la société et de garantir son islamité. Cela l’a poussé à créer non seulement une contre-élite, mais aussi à investir l’Etat, notamment dans ses fonctions régaliennes : justice, intérieur, éducation nationale, sans doute aussi armée, et de plus en plus, dans les années 2000, affaires étrangères. Je pense qu’à un moment donné, Fethullah Gülen n’a pas su s’arrêter et voulu aller plus loin pour contrôler l’Etat dans son intégralité.
Si Gülen partage beaucoup de choses avec Erdogan, dont il fut longtemps un proche ; il est toutefois beaucoup plus prudent et pragmatique. Il veut redéfinir la turquicité à partir de l’islam, car selon lui, la nation turque ne peut exister en tant que nation sans la force morale que lui apporte l’islam. A l’inverse, il veut transformer, comme Erdogan d’ailleurs, la turquicité en force motrice de l’islam.
Les deux hommes ont été alliés, mais Erdogan n’a jamais disposé d’élite, ni ne s’est inscrit dans une stratégie élitaire. Au contraire, il s’est toujours inscrit dans une stratégie partisane, populaire et plébiscitaire. Ce qui lui permet d’obtenir le soutien effectif de 50%, voire potentiellement, de 60 à 65% de l’électorat, à savoir la quasi-totalité de la communauté turco-sunnite très conservatrice. Gülen, au contraire, par définition, ne peut compter que sur le soutien de plusieurs dizaines de milliers de personnes, peut-être 100 ou 150 000 en Turquie, formées par lui-même.
La rupture Erdogan-Gülen a été consommée graduellement à partir de 2010-2011, parce que Gülen était très critique sur la politique israélienne d’Erdogan qu’il jugeait aventuriste. Plus globalement, Gülen a critiqué la politique étrangère turque menant à des tensions incessantes avec le monde arabe, et partant, avec l’Occident. Pour sa part, Erdogan s’est inquiété de la présence des écoles gülenistes en Turquie et les a fermées. Lorsque des procureurs proches de Gülen ont ouvert des enquêtes, mettant à jour des affaires de corruption à très grande échelle, comprenant des membres du gouvernement, mais aussi Erdogan lui-même ainsi que sa famille, Erdogan les a d’abord accusés de fomenter un putsch, avant de les labelliser « organisation terroriste ». Les gülénistes ont à l’évidence très mal mesuré leur poids réel dans les rapports de force les opposant à Erdogan.
Quelles sont les conséquences pour l’Union européenne de ce durcissement du régime turc ? Pourrait-on s’acheminer vers une rupture Europe/Turquie et/ou une remise en cause de l’accord sur les migrants ?
Les relations entre l’Europe et la Turquie sont d’abord une question de chantage. La presse du Parti de la Justice et du Développement[2] écrivait en 2015, qu’il fallait inonder l’Europe de réfugiés. Cela s’explique d’autant plus aisément que pour elle la Première Guerre mondiale est loin de s’achever. La question des réfugiés est devenue un moyen de pression sur l’Europe. Je pense que cette tension ira en s’accentuant pour aboutir à une crispation permanente, sans déboucher sur une rupture ou un apaisement.
Si l’Europe continue, comme aujourd’hui, à demeurer un non-acteur et ne parvient pas à se projeter dans l’avenir comme entité, elle ne disposera d’aucune marge de manœuvre par rapport à la Turquie.
L’Europe n’est absolument pas la priorité de la Turquie aujourd’hui, d’autant plus que sa lecture de l’Histoire et sa vision de la carte régionale sont très différentes de celles de l’Europe. La pré- condition pour que l’Europe puisse faire quelque chose c’est d’exister, se concevoir comme une puissance qui pèse dans les affaires du monde.
Vu d’Ankara, quelle est la hiérarchie des menaces auxquelles la Turquie doit faire face ?
Le pouvoir Erdogan estime que la menace principale est et reste kurde. Cela détermine sa politique syrienne et sa politique régionale. La deuxième menace, selon elle, est sans doute l’Iran et le chiisme. L’Arabie saoudite, l’Iran et la Turquie sont les acteurs d’une confessionnalisation à l’extrême du conflit syrien, mais aussi des autres conflits de la région, que ce soit au Yémen, en Irak, où se déroule une guerre larvée entre l’Iran et la Turquie – comme on peut le voir pour Mossoul, lorsqu’Ankara dit que Mossoul doit rester sunnite et que les chiites n’y ont pas leur place. Dans le conflit syrien, avant que la Turquie finalement ne capitule devant la Russie, la question confessionnelle était centrale.
La troisième menace, pour moi très grave mais qui en Turquie est un non débat, c’est l’Etat islamique ou plus généralement les groupes djihadistes armés. Je ne suis même pas certain que l’Etat islamique soit dans la liste des menaces en tant que telle pour Ankara. La Turquie a montré beaucoup de complaisance avec cette organisation au cours de ces dernières années, à cause de la question kurde. Il fallait empêcher la constitution d’une zone continue kurde en Syrie à la frontière avec la Turquie. Les rapports des services de sécurité turcs montrent qu’il y aurait entre 1 000 et 3 000 membres de l’Etat islamique en Turquie, à la frontière dans la ville de Gaziantep, mais aussi de manière diffuse à Ankara, Istanbul, ainsi que dans tout le pays. A un moment la Turquie a pu avancer en Syrie, parce que l’Etat islamique ne s’est pratiquement pas battu. Après ses premiers succès, Ankara a d’abord attaqué les Kurdes syriens avant que les Américains ne fixent quelques lignes rouges, pour le moment respectées. La situation dans la zone kurde de Syrie demeure à ce stade gelée.
Mais à mes yeux, encore une fois, la vraie menace pour la Turquie, c’est la fragmentation de l’Etat, avec la disparition de sa rationalité interne et la confessionnalisation de la région[3].
Propos recueillis par Sophie Jacquin
Hamit Bozarslan est historien et politiste, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), auteur de « Histoire de la Turquie : De l’empire à nos jours