Deux écrivains, l’un dehors, l’autre, le plus populaire des dirigeants kurdes en Turquie, dedans. Sans s’être jamais rencontrés, ils ont accouché d’un roman à quatre mains à travers les barreaux, classé dans les meilleures ventes du pays.
Depuis sa sortie le 5 juillet, « Duo au purgatoire », polar rapide et enlevé entre un vieux général tortionnaire et un ancien avocat gauchiste, tous deux en retraite et baignés d’une même amertume, est le roman de l’été.
Sa genèse prend racine dans l’admiration de Yigit Bener, auteur et traducteur de Louis-Ferdinand Céline notamment, pour le leader kurde Selahattin Demirtas, emprisonné depuis 2016 et condamné en mai à 42 ans de prison.
Ex-coprésident du parti kurde HDP/DEM, troisième force politique au parlement, le toujours charismatique chef de file kurde « Selo » Demirtas, 51 ans, faisait face à 47 chefs d’accusation, dont atteinte à l’unité de l’Etat – une affaire qui vaut à Ankara sa condamnation devant la Cour européenne des droits de l’Homme.
« C’était un pari risqué d’écrire un roman comme on joue aux échecs, coup par coup, sans se concerter sur l’intrigue, les personnages, le style. Sur rien », convient Demirtas dans un entretien (à distance) à une critique littéraire.
De 15 ans son aîné, Yigit Bener, issu d’une lignée d’écrivains, adresse en 2019 au prisonnier sa traduction en turc du « Voyage au bout de la nuit » avec un mot d’encouragement: « l’expression de ma solidarité ».
« Je ne pouvais accepter que cet homme pour lequel j’avais voté, comme six millions d’électeurs et dont je partage les idées, se retrouve derrière les barreaux alors que je suis libre ».
– « Qui a commencé? » –
Bener, qui a connu l’exil politique dans les années 80, a déjà salué d’une critique élogieuse le premier recueil de nouvelles de Demirtas, « L’Aurore » (traduit en français et en anglais); une correspondance s’engage entre eux via l’avocat du détenu.
Après la réélection du président Recep Tayyip Erdogan en mai 2023, quand l’espoir d’une libération rapide s’évanouit pour Demirtas, Yigit Bener suggère de pousser les échanges littéraires. « Et si on écrivait un roman, tous les deux? ». Sans définir le sujet ni les personnages, précise-t-il.
Qui a commencé? « Interdiction de le dire! On a juste décidé que chacun écrirait à son tour, en alternance ». Il s’agit alors surtout de distraire le prisonnier, une plume à défaut d’une clé.
Mais bientôt, de jeux de mots en rebondissements, voilà l’intrigue et 13 chapitres ficelés. « On s’est beaucoup amusé mais il fallait en finir. On l’a laissé reposer deux mois avant de le donner à lire à quelques amis ».
L’éditeur de Demirtas, Dipnot, qui a publié ses romans et nouvelles, tous écrits en prison, endosse aussitôt le projet: après un tirage initial de 55.000 exemplaires, un deuxième est prévu en septembre.
Le défi du départ, lancé comme un gag, est devenu une « intrigue policière tissée sur les quarante dernières années de l’histoire turque et la question kurde », résume Bener.
« Nos histoires personnelles, les trajectoires de Yigit et la mienne ont contribué à façonner le roman. Il m’a motivé quand j’en avais besoin ».
« A travers ces deux personnages d’une même génération de perdants, qui partagent un même sentiment de défaite, le livre pose aussi la question de la réconciliation », relève Yigit Bener. « L’idée parle à la Turquie d’aujourd’hui, polarisée comme jamais ».
La critique salue un « récit drôle, rapide et enlevé » et les lecteurs se pressent aux premières rencontres dans les librairies.
Bener avoue son embarras, s’excuse de parler seul, sans « Selo ». Et emporte partout une bouilloire: le seul appareil électrique que ses geôliers ont trouvé en fouillant sa cellule quand ils soupçonnaient Demirtas de cacher un téléphone portable.
Début juillet, jour de la sortie du livre, il a enfin été autorisé à lui rendre visite dans sa prison d’Edirne (nord-ouest). « Extrêmement ému », confie-t-il, il rencontre enfin son co-auteur à travers l’hygiaphone.
Soumis à l’isolement, même pour les ateliers manuels, Selahattin Demirtas n’a droit qu’à la visite hebdomadaire de sa famille et à celles de son avocat.
Ce samedi-là, exceptionnellement, il a été extrait de sa cellule, la même depuis huit ans, 12 m2 qu’il occupe avec l’ancien maire de Diyarbakir, la principale ville kurde de Turquie (sud-est), Selçuk Mizrakli.
Pour leur premier face-à-face, les deux auteurs ont commencé par échanger des blagues.