« Malgré les injonctions de la Russie, en position d’intermédiaire, les deux voisins ennemis peinent à négocier les conditions d’une pacification de leurs relations » rapporte Nicolas Bourcier dans Le Monde du 18 janvier 2023.
La parole du président turc se veut rassurante et pétrie de bon sens, presque évidente : « J’ai parlé [au président russe, Vladimir] Poutine, ce matin, nous avons commencé un processus à trois, Turquie-Russie-Syrie. Ensuite, nous amènerons nos ministres des affaires étrangères à se rencontrer. Puis nous nous réunirons en tant que dirigeants, en fonction des évolutions. Notre préoccupation est d’assurer la paix dans la région. » Le sujet est lourd de contentieux et les enjeux dépassent de très loin le simple assainissement des relations entre Ankara et Damas, les deux ennemis jurés sur le terrain syrien. Mais Recep Tayyip Erdogan paraît sûr de lui, la dynamique est enclenchée, et peu importe le temps que cela prendra.
Prononcés, le 5 janvier, devant les membres du Parti de la justice et du développement, son parti, les mots du chef de l’Etat font écho à la rencontre inattendue, qui a eu lieu une semaine auparavant à Moscou, entre les ministres syrien et turc de la défense, la première entrevue publique à ce niveau entre Ankara et Damas depuis le déclenchement de la guerre civile en Syrie, en 2011.
Ils s’inscrivent dans cette nouvelle partition écrite au cœur de l’été 2022, quand M. Erdogan et son gouvernement ont soudainement multiplié les signaux d’ouverture en faveur d’une normalisation diplomatique, sous l’égide de la Russie. Ils rappellent également la nécessité de franchir « de nouvelles étapes » avec la Syrie, comme l’a répété le président turc, et évoquent, en creux, ce rêve exprimé par le ministre des affaires étrangères, Mevlüt Çavusoglu, de voir l’opposition et le régime se « réconcilier ». Ils masquent toutefois une réalité moins chatoyante, tant le terrain et les coulisses des négociations sont faits de cahots, de chausse-trappes et de portes claquées.
« Fin de l’occupation »
La réunion des ministres syrien et turc des affaires étrangères, initialement annoncée par différentes sources diplomatiques pour la mi-janvier, a été repoussée d’un mois, a affirmé, samedi 14 janvier, Ibrahim Kalin, conseiller diplomatique et porte-parole du président turc, devant plusieurs médias étrangers, dont Le Monde. Cette rencontre ministérielle conçue comme le prélude à une réunion au sommet entre MM. Erdogan et Assad est cruciale en matière de reconnaissance et de symbolique politique, au-delà des aspects diplomatiques.
Dans l’attente de celle-ci, une deuxième entrevue a été jugée nécessaire, a-t-on appris, entre les ministres de la défense des deux pays. Le signe évident d’un besoin supplémentaire d’explications et de calages entre les deux parties sur le front militaire. Les forces armées d’Ankara sont déployées depuis 2016 sur le sol syrien et contrôlent trois districts dans le nord du pays. Leur présence représente le plus grand déploiement turc dans un Etat arabe depuis la fin de l’Empire ottoman, en 1918.
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Pour le régime de Damas, cet état de fait, considéré comme une atteinte à son intégrité territoriale, est qualifié d’« occupation ». Un terme rejeté par le gouvernement turc, qui préfère invoquer l’idée d’un déploiement de forces de sécurisation de son territoire contre l’appareil militaire kurde syrien (YPG), lié au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), classé comme terroriste par Ankara. « Nos opérations militaires ne touchent pas aux institutions étatiques syriennes, elles visent à détruire les terroristes qui nous menacent », a martelé, samedi, M. Kalin.
« Les deux parties n’ont évidemment pas trouvé d’accord avec une seule réunion et autant d’années d’absence de négociations à ce niveau », analyse Vahap Çoskun, professeur de droit à l’université de droit Dicle, à Diyarbakir, et spécialiste de la région, en rappelant que certaines positions turques n’augurent pas, à ce stade, d’une entente nouvelle. « Surtout, il n’est pas question de menaces d’invasion ni de frappes militaires [comme le fait le pouvoir turc], quand on négocie avec Assad. »
A Damas, même si les informations du régime sont par nature difficilement vérifiables, elles dénotent toutefois, dans la constance de leur froideur, de sérieux blocages. Au-delà du simple aspect personnel – Bachar Al-Assad aurait fait part, à des proches, de son intention de refuser tout coup de pouce ou cadeau électoral à celui qui l’a plusieurs fois qualifié d’« assassin », avant la cruciale élection présidentielle turque de mai – les points d’achoppement et les désaccords semblent loin d’être levés.
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Il y a quelques jours, les médias locaux ont rapporté un communiqué publié par la présidence syrienne, peu après une visite d’Alexandre Lavrentiev, l’envoyé spécial du président russe. Dans ce texte, Bachar Al-Assad insiste sur le fait que, pour que les réunions entre Damas, Moscou et Ankara « soient fructueuses », figurent comme conditions préalables « la fin de l’occupation et l’arrêt du soutien au terrorisme ». En d’autres termes, le maître de Damas exige le retrait des troupes turques et l’arrêt de toute collaboration avec l’opposition syrienne. Deux termes non négociables, en l’état, côté Ankara. Deux façons, aussi, de faire monter les enchères, côté Damas, et de placer la Turquie dans une position de demandeur.
Pour comprendre comment la partie turque est arrivée à ce point de vulnérabilité sur le dossier syrien, il faut revenir en arrière et remonter de quelques mois. Le virage opéré à l’égard de Damas s’inscrit dans un mouvement de diplomatie plus vaste de la part du gouvernement de coalition islamo-nationaliste. Fragilisé par la crise financière qui ébranle le pays et par un ressentiment croissant de la population vis-à-vis des 3,6 millions de réfugiés syriens installés sur son sol, le pouvoir tente de reprendre la main au début de l’année 2022. M. Erdogan s’efforce alors de reconstruire autour de la Turquie les liens qu’il a lui-même endommagés. Avec l’Egypte, mais aussi avec Israël, les Emirats arabes unis et l’Arabie saoudite.
Jeu d’équilibriste permanent
Quand survient la guerre en Ukraine, il s’arroge une place inespérée sur la scène internationale. En condamnant l’agression russe, qualifiée d’« illégale », il se range du côté de l’OTAN, dont il s’était démarqué ces dernières années en achetant des missiles russes antiaériens S-400. Mais, avec Moscou, il multiplie les rencontres, et s’impose comme un interlocuteur incontournable de Vladimir Poutine.
Adeptes de la manière forte en interne, les deux dirigeants pratiquent un jeu d’équilibriste diplomatique permanent. Leurs besoins s’avèrent complémentaires. Ankara dépend de la Russie, de son tourisme, de ses devises et de ses ressources énergétiques. Moscou voit en la Turquie une grande porte ouverte pour contourner les sanctions. Et les deux hommes semblent s’apprécier. M. Erdogan n’a pas oublié l’appel de M. Poutine quelques minutes après le déclenchement de la tentative de coup d’Etat qui aurait pu le renverser, en juillet 2016. Il faudra plusieurs jours pour que Washington appelle. Et encore, ce fut le secrétaire d’Etat John Kerry à l’autre bout du fil, et non le président Barack Obama.
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Alors, quand au cours de l’été 2022, le chef du Kremlin enjoint à son homologue turc de changer de stratégie envers la Syrie, celui-ci obtempère. « M. Poutine insiste sur la réconciliation depuis l’accord d’Astana [traité signé en 2017 par la Russie, la Turquie et l’Iran]. Erdogan était, à ce moment précis, au plus mal, les projections économiques étaient désastreuses, les réfugiés syriens accusés de tous les maux et les relents martiaux en territoire syrien ne semblaient plus être aussi payants auprès de sa base nationaliste que dans le passé, rappelle Fehim Tastekin, expert du Moyen-Orient et journaliste à Gazete Duvar. Adepte des volte-face et des zigzags, il n’a pas eu de mal à changer son fusil d’épaule, toujours avec cette idée maîtresse d’être en première ligne le jour où la Syrie ouvrira la page de sa reconstruction. »
L’attentat sur l’avenue Istiklal, à Istanbul, le 13 novembre 2022, relance la machine belliqueuse turque. Le chef de l’Etat menace de déclencher une opération militaire terrestre dans le nord de la Syrie pour repousser les combattants des YPG, qu’Ankara accuse d’être derrière l’attaque. Il y voit aussi la main de Washington, allié des milices kurdes et cible privilégiée de Moscou et de Damas. Lors d’un entretien téléphonique avec M. Poutine, le président turc affirme la nécessité de « nettoyer le long de la frontière des terroristes, sur au moins 30 kilomètres de profondeur », une zone définie dans le mémorandum signé à Sotchi, en 2019, entre Russes et Turcs.
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Recep Tayyip Erdogan n’obtiendra pas le feu vert de Moscou, indispensable pour toute opération d’appui aérien au-dessus de la Syrie. Il n’obtiendra ni celui de Washington, ni celui de Téhéran, l’autre grand acteur sur le terrain syrien. « Si une telle manœuvre venait aujourd’hui à se concrétiser, elle serait limitée et de faible ampleur, estime M. Çoskun. Elle servirait les besoins ponctuels de la propagande, et, in fine, cela ne lui rapporterait rien. Les électeurs sont lassés et verront qu’Erdogan n’a plus le temps de résoudre le vrai problème des réfugiés. »
Sur le terrain du Nord syrien, la Turquie a mené des actions militaires dans la semaine qui a suivi l’attentat. Plusieurs cibles kurdes ont été touchées. Après deux jours de bombardements, l’armée syrienne et ses milices sont venues renforcer leur présence autour de ces cibles, entraînant sur place un arrêt des frappes. Selon Serhat Erkmen, directeur du département des relations internationales de l’université privée d’Altinbas, des émissaires russes ont alors rencontré, par deux fois, des représentants kurdes à Kamechliyé pour les persuader d’entamer un processus de rapprochement avec Damas, en vain. Les Etats-Unis, de leur côté, auraient commencé à réinvestir les zones d’où ils s’étaient retirés en 2019.
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Le Monde, 18 janvier 2023, Nicolas Bourcier