« Ces derniers mois, le président turc a multiplié les mesures liberticides et les jugements arbitraires. Une manière de cajoler son électorat traditionaliste à quelques mois de l’élection présidentielle et aussi d’accentuer l’islamisation d’une Turquie traditionnellement laïque » Anne-Sophie Faivre Le Cadre dans Libération du 27 octobre 2022.
Un référendum pour garantir le droit de porter le voile, dans un pays qui l’a longtemps banni des administrations publiques, de l’armée et de l’université. «Si tu as le courage, viens, soumettons ceci au référendum. Que la nation prenne la décision», a lancé ce week-end Recep Tayyip Erdogan à l’endroit du chef du principal parti de l’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP), Kemal Kiliçdaroglu. Celui-ci avait initialement proposé une loi pour garantir le droit de porter le voile : un appel du pied visant à attirer à lui l’électorat conservateur du chef de l’Etat.
La question provoque des remous en Turquie, pays à majorité musulmane mais ayant inscrit la laïcité dans sa constitution. Alors qu’Erdogan se bat pour sa réélection au prochain scrutin présidentiel, prévu pour la fin du printemps 2023, il a fait mention d’une disposition anti-LGBT dans le texte qu’il compte soumettre au référendum, visant à «renforcer la protection de la famille», sans donner plus de détails. «Une famille forte veut dire une nation forte. Est-ce qu’il peut y avoir des LGBT dans une famille forte ? Non, a-t-il vigoureusement martelé. En tant que représentant de la volonté du peuple, protégeons notre nation des attaques des courants déviants et pervers.»
Crispation autoritaire
Ces derniers mois, les mesures liberticides et les jugements arbitraires dont la Turquie d’Erdogan est coutumière se sont accentués. La condamnation à perpétuité du mécène et philanthrope Osman Kavala démontre la désinvolture d’Ankara face aux inquiétudes de l’Union européenne sur le recul de l’Etat de droit dans le pays. Autre exemple révélateur, l’arrestation en août de la chanteuse Gülsen dont le seul crime était d’avoir fait une plaisanterie sur les écoles religieuses turques lors d’un concert, au mois d’avril. Plus préoccupante encore, l’adoption par le parlement turc en octobre d’une loi punissant la diffusion de «fausses nouvelles» par des peines de prison.
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Autant d’indicateurs révélant une crispation autoritaire et une volonté d’islamisation à bas bruit, amorcée plus d’une dizaine d’années plus tôt. Un phénomène visible dans la géographie même des villes turques, hérissées par les minarets des 17 000 mosquées construites durant la première décennie du mandat d’Erdogan. Une islamisation visible, également, dans l’expansion du réseau des écoles Imam Hatip, initialement destinées à la formation des imams, prodiguant une dizaine d’heures de cours de religion hebdomadaires, mais faisant l’impasse sur la théorie de l’évolution, jugée «trop complexe». Leur nombre est passé de 450 à près de 4 000 dans le pays en vingt ans.
Emprise sur l’éducation, étau sur les loisirs, main basse sur l’urbanisation et soumission des voix discordantes avec la doxa islamiste : le grand virage autoritaire d’Erdogan s’inscrit pourtant en rupture avec les premières années du mandat du chef de l’Etat, marquées par une réelle volonté d’ouverture. Aucun autre dirigeant turc n’était alors allé aussi loin qu’Erdogan. Il questionnait alors l’acception ethnico-religieuse de la citoyenneté turque, ouvrant du même coup un réel dialogue avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et se déclarait plus favorable à une «République de Turquie» qu’à la «République turque» chère aux kémalistes du CHP.
Représentations grandioses
Comment expliquer cette volte-face aux airs de populisme islamiste ? Sans doute par la volonté d’Erdogan de se reconnecter avec une base électorale populaire et sinistrée par les effets d’une interminable crise économique orchestrée par le chef de l’Etat lui-même. A rebours de la doctrine économique classique, ce dernier refuse obstinément d’élever les taux d’intérêt de la Banque Centrale turque pour faire baisser l’inflation. Cette dernière est estimée par l’institut national des statistiques turc à 83 %, chiffre largement sous-estimé. La gestion de la pandémie de Covid-19, très controversée, n’a quant à elle fait qu’ébranler la confiance d’un électorat citadin et modeste formant la base électorale de Recep Tayyip Erdogan.
Pour la reconquérir, le pouvoir tente de faire oublier l’érosion du pouvoir d’achat et les inquiétantes absences de perspectives de la population turque par des représentations grandioses mêlant symbolisme religieux et programme politique. La mutation de la basilique Sainte Sophie en mosquée n’est que le plus brillant exemple. Dans ses discours comme dans ses communications, le président turc combine des appels à l’identité nationale, des références religieuses et une rhétorique émotionnelle convoquant volontiers le spectre «d’ennemis de la nation» désireux de voir la Turquie tomber.
Ces ficelles suffiront-elles à assurer la réélection d’un président au plus mal dans les sondages ? En attendant l’heure du scrutin, elles seront autant de cordes autour du cou de l’autre Turquie, laïque, éprise d’ouverture et de démocratie, qui voit s’obscurcir de jour en jour l’horizon de ses libertés et s’évanouir le rêve moderniste de Mustafa Kemal Atatürk.
Libération, 27 octobre 2022, Anne-Sophie Faivre Le Cadre