Turquie : le procès de l’assassinat d’un « Loup gris » jette une lumière crue sur l’extrême droite – Angèle Pierre / LE MONDE

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La première audience du procès pour le meurtre de Sinan Ates, un ancien chef des « Loups gris », s’est déroulée dans une ambiance tendue, lundi 1ᵉʳ juillet à Ankara.

Le Monde, le 3 juillet 2024, par Angèle Pierre 

« Je ne me souviens pas », répète le prévenu, debout à la barre face à la cour. Veste de costume ajustée sur chemise blanche et barbe de trois jours, Eray Özyagci, 26 ans, est le premier à comparaître devant la 32e cour pénale d’Ankara, lundi 1er juillet, dans la grande salle d’audience de la prison de Sincan, près de la capitale turque.

Vingt-deux personnes, dont deux policiers, y sont jugées pour l’assassinat de Sinan Ates, ancien chef des Ülkü Ocakları (« Foyers idéalistes »), plus connus sous le nom de « Loups gris », soit la branche paramilitaire du Parti d’action nationaliste (MHP), situé à l’extrême droite de l’échiquier politique et partenaire de coalition du Parti de la justice et du développement (AKP), la formation au pouvoir. L’universitaire de 38 ans a été tué par balles et en plein jour, le 30 décembre 2022, alors qu’il sortait de la prière du vendredi dans le quartier de Çukurambar, à Ankara, à quelques centaines de mètres de l’ambassade des Etats-Unis.

Originaire de Bursa, l’homme avait été placé à la tête des « Foyers idéalistes » le 9 avril 2019, puis brusquement remercié un an plus tard sur fond de tensions autour de la succession de Devlet Bahçeli, le chef actuel du MHP, âgé de 76 ans. Quatre des accusés, qui occupent des fonctions au MHP et au sein des « Foyers idéalistes », sont soupçonnéesd’avoir été aidés par Çaglar Zorlu, un ancien membre des services de renseignement, et par Mustafa Ensar Aykal, un commissaire de police d’Ankara.

Ton parfois étonnamment décontracté

Les principaux suspects ont été entendus lors de cette première audience, très suivie dans le pays.L’assassin présumé de Sinan Ates, Eray Özyagci, et le principal instigateur du meurtre, Dogukan Çep,ont évoqué un règlement de comptes, un remboursement de dettes qui aurait mal tourné. « Je lui ai tiré dans les jambes », « Je n’ai jamais voulu le faire tuer », ont-ils répété sur un ton parfois étonnamment décontracté.

La veuve de la victime, Ayse Ates, soutenue par les partis d’opposition, dénonce quant à elle un assassinat politique impliquant la hiérarchie du MHP ainsi que ses affidés au sein de la police et de la justice. Son leader, Devlet Bahçeli, n’a jamais transmis de condoléances officielles à la famille endeuillée, renforçant les soupçons de connivences avec les commanditaires.

Régulièrement menacée sur les réseaux sociaux, Ayse Ates s’est présentée à l’audience escortée de cinq policiers et accompagnée par Özgür Özel, le chef du parti kémaliste, le Parti républicain du peuple (CHP, centre gauche). A la suite de la publication de l’acte d’accusation, en avril, la veuve a dénoncé un document lacunaire. « Il est totalement vide. (…) Il n’y a même pas ma déposition », s’est-elle indignée dans tous les médias d’opposition. Convaincue qu’elle n’obtiendrait pas d’aide auprès du MHP, elle a frappé à la porte de tous les partis d’opposition, y compris à celle des ennemis de toujours comme le CHP.

« L’acte d’accusation ne mentionne même pas les noms des anciens députés, des cadres actuels du parti, ni de ceux qui ont eu des conversations téléphoniques avant et après l’assassinat », a dénoncé Özgür Özel, sous un soleil écrasant, devant l’établissement pénitentiaire lors d’une suspension d’audience.

Manipulations en interne

Publiée partiellement sur le site d’information en ligne T24, la déposition d’Ayse Ates retrace les étapes de la cabale lancée dans la presse d’extrême droite et sur les réseaux sociaux pour écarter son mari au sein des Loups gris. « Ils ont décidé de me tuer », écrivait Sinan Ates à l’un de ses amis, en mars 2022. La famille, espère que la déposition puisse être prise en compte ultérieurement par la cour.

Les suites du procès seront un test pour la solidité de la coalition, d’ores et déjà fragilisée par le retentissement médiatique de cette affaire. L’alliance gouvernementale formée entre l’AKP et le MHP en 2015 et les purges de l’après-coup d’Etat du 15 juillet 2016 avaient ouvert les portes de l’institution judiciaire aux cadres du parti d’extrême droite. Preuve que la justice est politisée, les changements successifs de procureurs au cours de l’enquête présument de manipulations en interne.

Le procès promet de durer. Les juges éluderont-ils sa dimension politique ? Si les représentants du MHP qui figurent sur le banc des accusés sont condamnés pour « assassinat politique » et non pour un remboursement qui a mal tourné, alors ce serait le signal que l’AKP prend ses distances avec son allié d’extrême droite.

Recep Tayyip Erdogan, jusqu’alors resté discret sur le dossier, a quand même reçu récemment Ayse Ates et ses deux enfants au palais présidentiel. Une initiative perçue par la presse d’opposition comme une fissure dans l’alliance entre l’AKP et le MHP. D’autant que le parti au pouvoir fait désormais les yeux doux au CHP, le principal parti d’opposition, sorti vainqueur des élections municipales du 31 mars. Un processus de « normalisation » des relations entre les deux partis, antagonistes, est en cours. Le président Erdogan a d’ailleurs rencontré par deux fois Özgür Özel, le chef du CHP, qui s’emploie à renouveler le visage de sa famille politique.

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