En vue du second tour de l’élection présidentielle du 28 mai, Kemal Kiliçdaroglu, l’adversaire du président Recep Tayyip Erdogan, adopte un ton et des thèmes de campagne, inspirés par l’ultranationalisme. Par Nicolas Bourcier dans Le Monde du 20 mai 2023.
A droite toute ! Puisque le nationalisme est parvenu, au soir du premier tour des élections générales du 14 mai, à pousser la politique turque vers ses extrêmes, le candidat de la coalition d’opposition, Kemal Kiliçdaroglu, a décidé de creuser son sillon à droite, bien plus à droite, en tout cas, que jusqu’ici, en vue du second tour de la présidentielle, prévu le 28 mai.
Distancé de près de cinq points, dimanche 14 mai, par le président sortant, Recep Tayyip Erdogan, le chef de file du Parti républicain du peuple (CHP) a lancé son offensive, mercredi 17, en s’insurgeant, dans une vidéo, contre le nombre de réfugiés installés sur le territoire national turc : « Nous n’abandonnerons pas notre patrie à cette mentalité qui a introduit 10 millions de sans-papiers parmi nous »,a-t-il clamé.
L’antienne n’est pas nouvelle. M. Kiliçdaroglu a souvent rappelé, ces dernières années, en abordant le sujet de la crise économique qui frappe la Turquie, qu’il souhaitait le départ des réfugiés (Syriens en particulier). Son ton, désormais, se distingue par sa véhémence et par le chiffre considérable qu’il avance, lequel correspond peu ou prou à celui qu’utilisent, dans leurs discours, les formations les plus ultranationalistes du pays.
Le candidat de la coalition dite « Alliance de la nation », ou « table des six », a poursuivi, le lendemain, d’une voix qu’on ne lui connaissait pas, de la tribune du quartier général du CHP, à Ankara, sous un gigantesque portrait d’Atatürk, fondateur de la République de Turquie : « Erdogan, n’est-ce pas toi qui t’es assis maintes fois à la table des négociations avec les organisations terroristes ? » Le propos se réfère au processus de paix (2003-2015) engagé par Ankara avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Il renvoie aussi aux critiques systématiques de son adversaire qui l’accuse d’être lié à cette formation interdite en Turquie pour obtenir le soutien du HDP, le parti de gauche prokurde.
Discussion avec une formation anti-immigration
Le président Erdogan a fait de la collaboration informelle de Kiliçdaroglu avec le HDP un enjeu-clé de sa campagne. Une accusation qui a porté ses fruits, selon de nombreux analystes, et coûté des voix au candidat de l’opposition, en particulier parmi les électeurs nationalistes. A la tribune, jeudi, le candidat a donc tenu à insister : « Je ne me suis jamais assis à une table avec des organisations terroristes et je ne le ferai jamais. »
Le lendemain, il a engagé des discussions avec Ümit Özdag, le chef d’une nouvelle formation d’extrême droite anti-immigration et antikurde, le Parti de la victoire (Zafer Partisi). Ce dernier est l’allié de Sinan Ogan, le candidat arrivé troisième de la présidentielle avec 5,3 % des voix, présenté depuis comme le « faiseur de rois » du deuxième tour, et dont les idées relèvent aussi de l’ultranationalisme. Au cours d’une déclaration commune, Kemal Kiliçdaroglu a mis de nouveau l’accent sur le nécessaire retour dans leurs pays des demandeurs d’asile et affirmé que ce problème pourrait être résolu rapidement en passant des accords de réadmission avec leurs nations d’origine. Les deux dirigeants ont laissé entendre que des tractations au sujet de futurs postes ministériels avaient également eu lieu. En cas d’accord, et de victoire, M. Ogan pourrait se voir offrir la tête d’un nouveau ministère des migrations, voire la vice-présidence.
Au même moment, on apprenait que ce dernier venait de sortir d’une réunion avec Recep Tayyip Erdogan au palais de Dolmabahçe, à Istanbul. L’entrevue d’une heure n’était pas prévue dans l’agenda officiel du chef de l’Etat. Celui-ci avait toutefois prévenu, à la mi-journée, qu’il ne se « plierait pas aux souhaits de Sinan Ogan ».
Alors que l’opposition – confortée en cela par une série de sondages – s’était préparée à la victoire de son candidat au premier tour ou, à tout le moins, s’était installée dans l’idée de le voir prendre la tête du scrutin, il n’a fallu que quelques heures après le choc des résultats du 14 mai pour que soit réorientée la campagne du candidat Kiliçdaroglu. Dès lundi soir, le chef de file de l’opposition aurait, selon plusieurs sources, rencontré de hauts responsables de l’armée. Le lendemain, une réunion avec les cinq autres partenaires de la coalition a, semble-t-il, permis de fixer les détails de ce tournant droitier, s’efforçant d’attirer par ce biais les électeurs de la formation nationaliste de Meral Aksener, Le Bon Parti (Iyi Parti), arrivée quatrième du scrutin. Un internaute sur Twitter, résumant la situation, se félicitait que le candidat ait décidé de remplacer le cœur qu’il formait avec ses deux mains, à chacun de ses meetings, par un poing levé.
Failles importantes
Ce durcissement des thèmes de campagne n’est pas sans risque. Au-delà d’un changement de ton souvent mal perçu au milieu du processus électoral, comment conserver, dans un pays aussi polarisé que la Turquie, le soutien massif d’un électorat associant la gauche et les Kurdes avec les franges les plus droitières et nationalistes du spectre politique ? Ce grand écart paraît dangereux, d’autant que les résultats de dimanche battent en brèche l’idée d’un « antierdoganisme »majoritaire dans le pays. « Je ne pense pas que le facteur Sinan Ogan influence vraiment le vote kurde », souligne le journaliste Ferit Aslan, basé à Diyarbakir, fin connaisseur des dynamiques de la région, avant d’ajouter : « Les élections ont tellement déprimé les électeurs du YSP [le Yesil Sol, Parti de la gauche verte, prête-nom du HDP pour ces élections, poursuivi en justice] que je ne suis pas sûr que la participation sera aussi élevée que la précédente pour le 28 mai. »
Pour Halil Karaveli, auteur et analyste de l’Institut Asie centrale-Caucase, « ce nouveau positionnement de Kiliçdaroglu arrive bien trop tard ». Il ajoute : « Je comprends les calculs qui ont guidé Kiliçdaroglu et le souci de gagner des électeurs, mais je ne suis pas sûr qu’il y ait une solution à son équation. C’est très difficile, voire peut-être impossible. »
A ce tableau complexe sont venus s’ajouter des problèmes d’organisation. Le premier tour de l’élection a révélé des failles importantes dans le dispositif mis en place par le CHP. Selon de nombreuses sources, le nombre d’observateurs du parti s’est avéré nettement insuffisant, contrairement à ce qu’avaient annoncé ses dirigeants. Des irrégularités ont été détectées. Le CHP, l’YSP et le Parti ouvrier de la Turquie ont entamé des démarches auprès du Haut Conseil électoral pour contester le résultat de milliers de bureaux de vote. Si Muharrem Erkek, chargé des affaires juridiques et électorales au sein du CHP, a précisé que les potentielles irrégularités n’étaient pas de nature à modifier le résultat de la présidentielle, le recomptage a permis néanmoins d’établir que des milliers de voix avaient été attribuées à l’AKP et au MHP (son allié), quasi systématiquement en défaveur du YSP.
Retrouver un élan
Au sein même de la formation de Kemal Kiliçdaroglu, le message de fermeté s’est doublé d’une reprise en main de la campagne de communication. Trois des principaux conseillers du candidat ont démissionné en milieu de semaine. Mehmet Ali Yüksel, ancien président de la section du CHP dans le quartier de Kagithane, à Istanbul, a été nommé au poste de conseiller aux « affaires politiques et à la propagande de campagne », et l’équipe de communication d’Ekrem Imamoglu, qui lui avait permis de décrocher la victoire à la mairie d’Istanbul, en 2019, a également été mobilisée.
Il leur reste une semaine pour retrouver un nouvel élan. Une tâche ardue autant que délicate : après avoir vanté les mérites de la démocratie, de la justice et d’une sortie de l’autoritarisme grâce à la restauration d’un système parlementaire, Kemal Kiliçdaroglu tente de camper à présent le candidat à poigne. Il n’est pas certain qu’il y parvienne aussi bien que son rival.