Le président Erdogan a fait adopter un projet de loi criminalisant la diffusion d’informations « trompeuses ». Le Monde du 15 octobre 2022 analyse le texte qui s’inscrit dans la droite ligne des nombreuses sanctions déjà infligées aux médias et aux journalistes turcs
La nouvelle est tombée dans la nuit, sous un ciel turc déjà bien chargé. Vers 22 heures, le 13 octobre, après plus d’une semaine de débats, les députés de la majorité présidentielle ont adopté dans l’enceinte de l’Assemblée nationale un des projets de loi les plus critiqués et controversés de ces dernières années. Le texte et ses quarante articles forment un corset juridique indispensable, selon le gouvernement, pour lutter contre la désinformation et contre les fausses nouvelles sur les réseaux sociaux. Pour ses opposants, la loi vient, sinon achever, du moins étouffer encore un peu plus une liberté d’expression depuis longtemps à l’agonie.
Le texte adopté s’inscrit dans la droite ligne des nombreuses sanctions et restrictions infligées aux médias et aux journalistes turcs depuis une dizaine d’années. Il modifie plusieurs lois régissant la presse, la publicité et les médias sociaux. L’article 15 prévoit l’annulation de la carte de presse pour les journalistes qui agiront « contre les règles morales de la presse », sans plus de précisions. Le changement le plus controversé est l’article 29, qui s’inscrit comme un amendement au code pénal. Il permet de condamner à une peine allant de un à trois ans de prison toute personne ayant diffusé sur les réseaux une « information trompeuse » portant atteinte à « l’unité de l’Etat », « l’ordre établi » ou « divulguant des secrets d’Etat ». Une formulation suffisamment vague, comme l’ont fait remarquer élus, experts et organisations non gouvernementales, pour bâillonner un journaliste ou toute personne relayant une information gênante pour les autorités.
Les fournisseurs d’accès à Internet ou les plates-formes sociales seront sanctionnés s’ils refusent de livrer à la justice le nom de leurs utilisateurs
La loi exige formellement la levée de l’anonymat d’un internaute en cas de poursuites. Les fournisseurs d’accès à Internet ou les plates-formes sociales seront sanctionnés s’ils refusent de livrer à la justice le nom de leurs utilisateurs. Il est précisé qu’en cas de litige les autorités pourront être amenées à diminuer, de façon ciblée, la bande passante du réseau jusqu’à 90 %, voire à fermer l’entreprise ou sa succursale turque.
Dans un pays où la liberté n’est pas un mot en l’air, l’annonce du vote d’Ankara, à moins de huit mois d’une élection présidentielle à haut risque pour Recep Tayyip Erdogan, en net recul dans les sondages, a été suivie par un flot de commentaires rageurs et inquiets. Comme si l’empressement du gouvernement à boucler un dispositif visant de façon par trop évidente à circonscrire la parole critique avait lui-même libéré un ultime soubresaut d’expression contestataire.
Consternation de l’opposition
Toujours en avance sur ses alliés de l’opposition, Meral Aksener, cheffe de file du Bon Parti (Iyi Parti, droite nationaliste et laïque), avait dès l’ouverture, la semaine dernière, de la session parlementaire la formule la plus aiguisée : « La loi sur les réseaux sociaux est un chef-d’œuvre de monstruosité. Qui va faire la différence entre le vrai et le faux ? Qui va contrôler ? Aura-t-on un AKbook [allusion à l’AKP, le parti du président] à la place de Facebook ? Un oiseau du Palais [présidentiel de Bestepe, à Ankara] à la place de l’oiseau Twitter ? SahsimTube [« MoiTube »] à la place de YouTube ? Ceux qui sont à l’origine de la loi sont ceux qui ont le plus peur de la réalité et de la vérité ! »
Lire aussi : En Turquie, le président Erdogan réprime toujours plus ses opposants
Dans les rangs de l’opposition, la consternation a été générale. « Vous avez déjà tout un arsenal qui vous permet d’arrêter toute diffusion d’information dérangeante mais cela ne vous suffit pas. Vous avez besoin de plus à quelques mois des élections parce que vous avez les mains tellement sales que cela se voit », a lancé la député Gülistan Kiliç Koçyigit du Parti démocratique des peuples (Halklarin Demokratik Partisi, HDP, gauche et prokurde), brandissant une pancarte sur laquelle on pouvait lire « La presse libre ne se taira pas ».
Devant le Parlement, quelques groupes de manifestants se sont rassemblés pendant la durée du vote. « La désinformation est un problème important et doit être combattue, mais pas au prix d’une restriction des droits des journalistes et des droits du public à la liberté d’expression », ont conjointement affirmé l’Association des auteurs PEN et le Comité pour la protection des journalistes. Les syndicats de journalistes, d’auteurs, Disk presse et l’Union des éditeurs de Turquie ont également fait part de leur commune désapprobation.
« Le signe d’une singulière décadence »
« Cette loi n’est malheureusement pas une surprise, souligne le célèbre journaliste et professeur d’économie Mehmet Altan, lui-même incarcéré pendant vingt et un mois avant d’être libéré en juin 2018. Elle est le signe, toutefois, d’une singulière décadence qui vise à instaurer un monopole du discours officiel. Si la liberté de la presse n’a jamais vraiment été une réalité en Turquie, il y avait au moins, avant, la volonté des autorités de s’en prévaloir, tel un alibi ou un gage d’apparence. Aujourd’hui, même cette vitrine a volé en éclats. »
Si les années 2000 ont été marquées par l’obtention de certaines garanties de liberté et de protection inédites, grâce notamment à l’objectif d’adhésion à l’Union européenne, la dernière décennie a vu la marge de manœuvre des médias se réduire considérablement, surtout après le coup d’Etat manqué de 2016. Depuis, 189 médias ont été fermés. Quelque 319 journalistes ont été arrêtés, dont 36 sont toujours derrière les barreaux, selon le Syndicat des journalistes de Turquie (TGS). Ils sont 59, d’après l’Association d’études juridiques et médiatiques. Reporters sans frontières estime, de son côté, que 90 % des médias nationaux sont désormais aux mains de dirigeants liés au pouvoir. Une récente enquête de Reuters a montré à quel point le menu des principaux quotidiens et journaux télévisés pouvait être lié à toute une chaîne d’approbation du gouvernement. Lire aussi : La Turquie condamnée pour atteinte à la liberté d’expression d’un imam par la Cour européenne des droits de l’homme
Pour beaucoup d’observateurs, le véritable tournant s’ancre dans le mouvement de protestation de Gezi, en 2013, et ses suites. Les événements bousculent le rapport des Turcs aux médias. Nombreux sont ceux qui prennent alors conscience de l’emprise croissante des autorités politiques sur la diffusion de l’information dans les grands quotidiens et journaux télévisés. L’époque est à Twitter, Facebook et YouTube. D’ailleurs, dès le 2 juin 2013, Recep Tayyip Erdogan met en garde : « Ce que l’on appelle les réseaux sociaux sont un fléau pour le peuple, il y a tant de mensonges sur Twitter. »
« Eradiquer » Twitter
A peine quelques mois plus tard, lorsque des enregistrements sonores impliquant des ministres dans des affaires de corruption et de pots-de-vin se répandent sur les réseaux, celui qui est à l’époque premier ministre modifie le fonctionnement de l’administration judiciaire et s’emporte à nouveau contre ces mêmes réseaux sociaux : « Nous ne laisserons pas Facebook et YouTube engloutir notre nation ! Nous pourrions les fermer. Il n’est pas concevable d’avoir une telle notion de la liberté. »
Le message est clair. Il ne variera pas les années suivantes. A plusieurs reprises, Erdogan évoque son envie d’« éradiquer » Twitter et consorts. Il réclame une loi pour encadrer les dérives. Et puis ceci, le 26 novembre 2020, à Istanbul, devant un parterre de spécialistes de la communication : « Une numérisation qui réduit l’individu à un nom ou un chiffre ne peut aboutir qu’au fascisme. Nous devons tous lutter contre ce fascisme numérique. »
Lire aussi La Turquie condamnée par la justice européenne pour la détention illégale d’un journaliste
Le projet de loi est déposé par l’AKP et son allié nationaliste, le MHP, en mai 2022, au Parlement. Devant les protestations, Ahmet Ozdemir, député de la majorité présidentielle et membre du groupe qui a participé à la rédaction du texte, a assuré que tout cela n’avait rien à voir avec la censure : « Aucune liberté ne peut être sans limites, a-t-il affirmé devant les élus. Nous avons essayé de protéger les libertés autant que possible en prenant des précautions pour éviter que ces libertés ne nuisent aux libertés des autres. »
Sur Twitter, une certaine Sevinc Rende, économiste du développement, en a tiré sa propre conclusion au soir du premier jour des débats parlementaires : « Une loi de censure est sur le point d’être votée. J’arrête d’exprimer mes opinions sur les réseaux sociaux afin de protéger mes parents âgés de mes (possibles) ennuis. »
Nicolas Bourcier(Istanbul, correspondant)