En Turquie, la crise économique n’en finit pas de faire des ravages. Une inflation à 67% officiellement mais 127% selon les économistes indépendants. Avec une conséquence dramatique : l’endettement toujours croissant de la population.
Le 15 janvier 2024, France Inter. Pour écouter le reportage, cliquer ici.
C’est devenu un sport national : les Turcs jonglent avec plusieurs cartes de crédit, non parce qu’ils sont riches mais justement parce qu’ils vivent à crédit. Le nombre de cartes de crédit est en fait ici un signe extérieur de pauvreté. Peu acceptent de se livrer. Cafer a bien voulu nous raconter. Il est employé par la métropole comme gardien de parking. Il a de la chance : un salaire deux fois supérieur au smic mais il ne s’en sort pas. « Mon salaire tombe le 5 du mois, nous explique-t-il. Il disparaît tout de suite. Dès le 6 je dois emprunter. Comment m’en sortir ? Avant on allait voir les amis mais eux aussi ils sont comme toi ! Alors maintenant on va voir la banque. »
La valse des cartes de crédit
L’Etat accorde des facilités aux banques pour qu’elles fassent crédit aux citoyens. « Elles se battent pour nous donner des cartes », ajoute Cafer et ce sont elles qui fixent le taux de l’usure. Moi, j’ai quatre cartes de crédit. Une seule ne suffit pas ! Il en faut une 2ème pour payer la dette de la première carte, et avec les deux autres tu payes les intérêts de la dette. Avec ce système on ne peut jamais payer sa dette, on ne peut payer que les intérêts.«
« Ici, en fait si tu n’as qu’une seule carte de crédit c’est que tu n’as pas de problème, mais si tu en as quatre ça montre que tu es fichu », lance-t-il dans un sourire
Et c’est une bombe à retardement. Les bakkal, ces épiceries de quartier, sont un bon thermomètre. Tous ont sous la caisse un cahier de créances comme Huseyin « On faut crédit aux gens qu’on connaît, aux gens du quartier. Et ce qu’ils achètent à crédit, ce sont les boissons, du chocolat, des gaufrettes, des cigarettes, du fromage, des salades, des olives… tout en fait »
Sur son registre les lignes de noms s’allongent. « En ce moment, ajoute Huseyin, nous avons quelques clients qui ne payent pas, des mauvais payeurs qui continuent à acheter sans régler leur dette. On leur fait quand même crédit car ils sont du quartier. Souvent mon père efface les dettes à la fin du mois, mais à partir d’une certaine somme on est obligé d’arrête les frais. » Mais le bakkal est souvent le lieu où l’on peut encore s’approvisionner quand on n’a plus d’argent. Dans les supermarchés, pas de crédit et de plus en plus de produits sont mis sous clef, comme le lait pour bébés.
La guerre des justiciables
La justice, elle, croule sous les dossiers. Les contentieux se multiplient. Maître Ihsan Osman Yarsuvat ne cesse de courir d’un tribunal à l’autre. Ce matin là, il nous emmène dans un gigantesque bâtiment.
** »**Ce nouveau bâtiment a été construit pour rassembler tous les bureaux de recouvrement judiciaire, explique-t-il, Il y en a ici des dizaines et ce n’est que pour une partie de la ville d’Istanbul. Nous sommes côté Europe, il y a la même chose côté Asie… »
Partout dans ce bâtiment labyrinthique les étagères débordent. Des dossiers roses de recouvrement s’empilent du sol au plafond. Maître Yarsuvat soupire. « Nous parlons de cartes de crédit, mais il y a aussi les crédits bancaires, il y a les dettes entre particuliers. Il y a même des dettes vis-à-vis des abonnements mensuels électricité, gaz, télécoms et les institutions ne rigole pas. Vous avez une dette envers la société qui fournit le gaz. On vous coupe le gaz même l’hiver et donc ça s’accumule, ça s’accumule. Cette vie à crédit, je pense, concerne de plus en plus de monde. Maintenant, c’est le quotidien. C’est normal. »
Et c’est bien ce qui inquiète Enif Yavuz Dipsar Directrice affaires sociales à la mairie d’Istanbul. « En Turquie, dit-elle, les enfants souffrent de la faim. Un enfant sur quatre ne mange pas à sa faim. Il y en a même qui s’évanouissent à l’école. On peut dire que cela affecte leur capacité intellectuelle et bien sûr leur croissance. Ils sont plus petits. Et on va avoir une génération amoindrie intellectuellement. »
Une population à bout
« La Turquie, c’est le pays des crises économiques mais les gens gardaient toujours un esprit d’entraide. Avec cette crise cela a disparu. On ne peut même plus aller demander un œuf à son voisin »
Ses services ont mis en place un site internet où les plus fortunés peuvent payer les factures de gaz des familles endettées. La métropole multiplie aussi les aides, les paniers repas
Et les gens sont à bout dit-elle, dans ce pays où jusqu’à présent la solidarité a toujours tenu lieu de filet social.