« Depuis le début de la guerre en Ukraine, le président turc profite de la priorité donnée au conflit par les Occidentaux et les Russes pour faire valoir la place d’Ankara dans les relations internationales, n’hésitant pas à utiliser ses leviers de négociation sur tous les fronts » rapporte Hala Kodmani dans Libération du 8 juin 2022.
Des «corridors sécurisés» à travers la mer Noire pour le passage des céréales : le principal objet de la visite de Sergueï Lavrov, ministre russe des Affaires étrangères, à Ankara, ne sera toutefois pas le seul sujet de discussion avec son homologue Mevlüt Çavuşoğlu. Car si la route du blé ukrainien passe par les détroits contrôlés par la Turquie, Recep Tayyip Erdoğan s’emploie à se mettre en travers de tous les chemins, y compris les plus détournés, de conflit et de diplomatie pour se placer au cœur du jeu international. Opposition affichée à l’entrée de la Suède et de la Finlande dans l’Otan, menace d’une nouvelle opération militaire imminente au nord de la Syrie, accusation contre la Grèce de bloquer l’accès de la Turquie aux chasseurs F35 américains, le président turc a agité depuis une quinzaine de jours plusieurs chiffons rouges à la fois, dans le contexte tendu de la guerre en Ukraine, sans qu’on comprenne clairement pour quelle raison, à destination de quel acteur et visant quel objectif.
«Tel un prophète, Erdogan a prié Dieu de lui venir en aide alors qu’il se sentait en difficulté et Dieu lui a envoyé la crise ukrainienne», résume Bayram Balci, directeur de l’Institut français d’études anatoliennes à Istanbul. «La crise ukrainienne est une opportunité historique pour Erdogan de montrer son importance et la valeur stratégique de la Turquie vis-à-vis des Occidentaux comme des Russes. Et ce alors qu’il se sentait isolé avant l’éclatement de la guerre et tentait de réparer ses relations dégradées avec les pays de la région : Emirats arabes Unis, Arabie saoudite et même l’Arménie», note le spécialiste de la Turquie. Faisant valoir au début de la guerre ses bonnes relations avec Moscou et Kyiv, Ankara a d’abord tenté une première médiation, sans doute prématurée, entre les deux belligérants avant de jouer de ses positions neutres ou ambiguës dans ce conflit pour en tirer profit auprès de la Russie comme des Occidentaux.
Marchandage global
En brandissant, au lendemain de la demande d’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’Otan, la possibilité d’un veto de la Turquie à cet élargissement exigeant l’accord de tous les membres de l’Alliance, Erdogan s’est attiré l’attention de tous en montrant sa capacité de nuisance. En invoquant pour principal argument à son opposition l’accueil, par les deux pays candidats à l’OTAN, des «terroristes kurdes du PKK», il en a profité pour annoncer une prochaine opération militaire turque au nord de la Syrie.
Le double objectif de celle-ci serait de repousser les forces kurdes qui contrôlent certaines localités syriennes frontalières, afin de les confier à des groupes syriens affiliés à Ankara et d’y installer des dizaines de milliers de réfugiés syriens rapatriés de Turquie. L’intervention militaire prévue serait la quatrième du genre lancée par Ankara depuis 2016 le long de la frontière turco-syrienne. Comme les précédentes, elle nécessite, sinon un feu vert, du moins un laissez-passer des Américains, qui maintiennent des forces alliées aux Kurdes dans la région, comme des Russes, également présents pour soutenir le régime de Damas.
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Les termes du marchandage global d’Erdogan vis-à-vis des Occidentaux se résument selon Bayram Balci au message suivant : «Vous avez besoin de moi et en échange, je veux la levée des sanctions après l’achat de missiles S-400 russes pour une réintégration au programme des chasseurs F35 américains et une facilitation d’une intervention en Syrie contre les milices kurdes». Or, s’ils ont exprimé leur opposition à une nouvelle offensive turque en Syrie, les Etats-Unis sont beaucoup plus concentrés aujourd’hui sur la crise ukrainienne et sur l’élargissement de l’Otan.
Erdogan se bat pour l’avenir de son pouvoir
«Les priorités américaines ont changé», écrit Christopher Phillips, professeur de relations internationales à l’université Queen Mary de Londres dans une analyse publiée sur le site Middle East Eye. «Washington voudrait que se maintienne la neutralité d’Ankara sur l’Ukraine et empêcher tout rapprochement avec la Russie. Erdogan sait qu’il est en position de force et pourrait réclamer un prix plus élevé pour lever son opposition à l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN. Il espère certainement que la Maison Blanche ferme les yeux sur sa nouvelle conquête prévue contre les Kurdes».
Dans le même temps, la Turquie fait valoir auprès de la Russie sa position non conciliante face aux Occidentaux. «L’opposition affichée à l’entrée de la Suède et de la Finlande dans l’Otan s’adresse aussi à Poutine, pour montrer qu’Erdogan s’oppose à un élargissement de l’OTAN», estime Bayram Balci. Et au moment où les priorités de la Russie se sont forcément éloignées de la Syrie, d’où elle a déjà retiré nombre de ses troupes, Erdogan peut espérer que Moscou ne lui complique pas la tâche contre les forces kurdes.
En actionnant tous ces leviers et en jouant des atouts géographiques et stratégiques de la Turquie, Erdogan livre aussi une bataille pour l’avenir de son pouvoir dans son pays. Or, frapper les forces kurdes est d’habitude largement soutenu par les nationalistes turcs et détourne l’attention de sa population des souffrances qu’elle endure du fait de la crise économique dans le pays. «Il faut toujours observer la dimension intérieure des gesticulations internationales d’Erdogan, conclut Bayram Balci. Il est en train de montrer à son opinion que le monde a besoin de la Turquie».
Libération, 8 juin 2022, Hala Kodmani, Photo/TASS/ABACA/Sergei Karpukhin