« Les adeptes du Parti de la justice et du développement (AKP) sont déçus par le piètre bilan économique du gouvernement et par sa dérive autoritaire » rapporte Angèle Pierre dans Le Monde du 29 novembre 2022.
Aux élections législatives de 2011, le Parti de la justice et du développement (AKP) avait remporté près de 50 % des suffrages. A six mois des prochaines élections présidentielle et législatives, prévues en juin 2023, il n’est plus crédité que de 36,3 % des intentions de vote selon l’institut de sondages Metropoll. Les partisans d’hier n’hésitent plus à critiquer les excès du « Reïs » (le chef), l’un des surnoms du président turc, Recep Tayyip Erdogan.
« Je ne fais plus confiance à l’AKP », lâche Alparslan (tous les prénoms ont été modifiés), assis dans le canapé de son salon, entre deux gorgées de thé. Le jeune homme de 24 ans, marié, père d’un enfant, vit dans le quartier conservateur de Sultanbeyli, à Istanbul, largement acquis au parti du numéro un turc. Issu d’une famille active politiquement, il a naturellement soutenu le parti dès qu’il a eu le droit de voter. Aujourd’hui, pourtant, il admet son dépit : « J’ai voté pour Erdogan en 2018 pour des raisons religieuses. Je suis croyant, et c’était le meilleur candidat à mes yeux. Mais, désormais, il ne parvient plus à enrayer la crise économique. »
Employé au salaire minimum (5 500 livres turques net, soit environ 285 euros) dans une usine de fabrication de ballons, Alparslan doit faire des heures supplémentaires dans un atelier de confection de rideaux pour subvenir aux besoins de sa famille. « Avec un enfant à la maison, j’ai été obligé d’allumer le chauffage depuis quelques jours. Je n’ai aucune idée de la facture de gaz que je vais avoir à payer à la fin du mois… 1 500 livres sans doute », craint-il.
Avec un loyer de 1 300 livres, les fins de mois sont difficiles. Il a bien déposé une demande auprès des services municipaux pour obtenir des aides sociales, mais l’examen de leur situation n’a pas été jugé convaincant pour les services de la mairie. « L’AKP n’existe plus, c’est juste le parti de Recep Tayyip Erdogan, affirme son épouse, Hatice, assise à ses côtés. Il a fait son temps, il doit partir et laisser la place aux jeunes qui ont une vision pour l’avenir », assure-t-elle, en jetant un regard sur le bébé qui gazouille sur le tapis. Une parole rare de la part d’un électorat pudique et généralement méfiant envers la presse étrangère.
« Dérive autoritaire »
A peine créé, le parti, fondé par le président Erdogan et quelques compagnons de route, est entré au Parlement, il y a vingt ans, le 3 novembre 2002. Son discours politique s’est articulé autour de la revanche culturelle de l’Anatolie conservatrice sur un establishment kémaliste laïque, oppressif et antidémocratique.
Fort de ses résultats, croissance économique, modernisation des institutions, lancement des négociations d’adhésion à l’Union européenne (UE), le parti a par la suite continué à progresser dans les urnes. Mais la crise économique a fini par écorner la confiance d’une partie de son électorat. L’inflation atteint aujourd’hui un niveau record, 85,5 % sur un an en octobre, en réalité beaucoup plus, avancent les économistes indépendants du groupe ENAG, qui l’estiment à 186,27 % pour la même période.
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Le mode de gouvernance du numéro un turc a également changé. « Deux événements ont amorcé sa dérive autoritaire : le risque de fermeture du parti en 2008 et le gel du processus d’adhésion à l’UE, analyse un ancien ministre sous le couvert de l’anonymat. A ses débuts, Erdogan avait pourtant une pratique du pouvoir véritablement démocratique au sein du parti, mais, progressivement, il est devenu de plus en plus autoritaire. »
Installé avec sa famille dans une banlieue cossue de la périphérie d’Istanbul, l’homme a connu le président dès les années 1990. Il a occupé diverses fonctions au plus haut sommet de l’Etat. Avide de réformes, soucieux de préserver sa liberté de ton, il a progressivement fait l’objet d’une marginalisation au sein de son propre parti, l’AKP.
« Pour ma part, le traitement des affaires de corruption de décembre 2013 [un scandale ayant conduit à la démission de quatre ministres du gouvernement AKP] a constitué un point de rupture. J’aurais souhaité que l’affaire soit transférée à la Cour constitutionnelle afin d’éclairer les responsabilités. Mais le parti a préféré régler cela en interne », explique-t-il, désappointé.
« Je ne voterai plus jamais pour l’AKP »
Si la crise économique et la gestion des exilés syriens constituent des préoccupations régulièrement évoquées par les déçus de l’AKP, la crise de confiance en l’appareil judiciaire revient fréquemment dans les échanges. Bülent, 29 ans, était un fervent défenseur de l’AKP jusqu’en 2017. « Mon premier souvenir fort en politique, c’était un meeting de Recep Tayyip Erdogan ici même, sur la place de Sultanbeyli », se souvient le jeune homme.
Nerveux, il ne cesse de jeter des regards aux alentours et parle à voix basse. Ancien militaire de carrière, il a été expulsé de l’armée avec 650 de ses compagnons d’armes par décret-loi, dans la foulée des purges qui ont suivi la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016. Il a été accusé d’avoir bénéficié d’une promotion par l’intermédiaire d’un membre de la confrérie de Fethullah Gülen (prédicateur exilé aux Etats-Unis, accusé par le pouvoir d’être le cerveau de la tentative de coup d’Etat).
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« Je n’ai jamais eu aucune promotion ! Mes supérieurs sont tellement incompétents qu’ils n’ont même pas réussi à établir un chef d’accusation crédible, s’indigne Bülent. Ils ont mis à notre place des jeunes sans aucune expérience qui venait des Jeunesses de l’AKP. Vous pensez que c’est un hasard ? Je ne voterai plus jamais pour l’AKP. Je veux qu’ils comprennent bien qu’ils ne sont pas éternels. » Comme tant d’autres, l’ex-militaire fulmine contre une justice inféodée qui n’engage jamais aucune action contre les proches du gouvernement.
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Le Monde, 29 novembre 2022, Angèle Pierre