L’opposition turque se félicite de sondages qui la placent en tête lors du scrutin du 14 mai. Mais la défaite de l’actuel président sera difficile, tant sa mainmise sur les institutions-clés du pays est forte, rappelle le journaliste et écrivain Yavuz Baydar dans une tribune au « Monde » le 2 mai 2023
Sommes-nous en train de vivre la fin de l’ère Erdogan ? Il est peut-être trop tôt pour le dire. D’abord parce que, dans la vie politique turque, une semaine équivaut à une année ; le tableau ne se précise que quelques jours seulement avant les élections, qui auront lieu le dimanche 14 mai. Malgré les grands revers de la crise économique et l’immense traumatisme causé par le tremblement de terre du mois de février, Recep Tayyip Erdogan pense qu’il a encore le temps. Ce n’est pas la première fois qu’il fait face à une crise ; après vingt ans de règne, le leader de l’AKP (Parti de la justice et du développement) connaît bien les règles du jeu politique turc et il exerce un contrôle quasi total sur les institutions d’Etat. Il est donc clair qu’il mettra tout en œuvre pour ne pas perdre le pouvoir, et qu’il ne se rendra pas sans opposer de résistance.
Aussi, l’euphorie propagée par l’opposition pourrait-elle bien être trompeuse. Nous avons des raisons d’être, encore une fois, extrêmement prudents. En Turquie, près de 90 % des instituts de sondage ne sont pas fiables ; ils manquent de transparence et d’inspection. Certains ne disposent même pas d’un véritable site Internet. Ils sont les rouages de manipulations de masse en faveur du pouvoir ou des partis d’opposition. Les quelques rares sondages crédibles annoncent une avance de 3 à 5 points du candidat du Parti républicain du peuple [CHP], Kemal Kiliçdaroglu, dans la course à la présidentielle (selon les données de Metropoll). Les chiffres les plus récents (fournis par les organismes Konda, Team et Panorama) devraient alarmer les membres de l’opposition : ils donnent une avance de 5 points aux législatives à l’Alliance du peuple, la coalition électorale dirigée par le parti présidentiel, contre l’Alliance nationale, issue de l’opposition.
Que le Parti démocratique des peuples (HDP), prokurde, ait déclaré son soutien à Kemal Kiliçdaroglu pour la présidentielle peut sembler changer la donne, mais cela n’aidera pas nécessairement l’alliance des six partis centristes d’opposition à remporter une majorité suffisamment forte au Parlement – s’ils l’obtiennent. A gauche, plusieurs petits partis pourraient aussi avoir des rêves de grandeur et espérer gagner ne serait-ce que deux sièges.
« Synthèse turco-islamiste »
Les islamistes turcs et leurs alliés ultra-nationalistes, qui ensemble tiennent les institutions étatiques, sont pleinement conscients qu’ils ont une occasion majeure de pérenniser un pouvoir fondé sur la prétendue « synthèse turco-islamiste » – un étrange mélange d’islamisme sunnite et de nationalisme anti-occidental belliqueux, dont l’opposition à la démocratie est la raison d’être. La majeure partie des islamistes au pouvoir – des cadres fidèles à Erdogan – savent aussi parfaitement que s’ils perdent les élections, ils risquent d’être définitivement écartés du pouvoir car Erdogan lui-même est incapable de prévoir ce qu’il adviendra de lui et de ses fidèles en cas de défaite. Il y a donc fort à parier qu’Erdogan, outre ses tactiques électorales, ne reculera devant rien pour remporter ces élections.
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Dans son euphorie teintée de naïveté, l’opposition semble occulter d’abord qu’à chaque élection générale en Turquie, c’est la bureaucratie, traditionnellement très forte et exerçant un contrôle exacerbé, qui influence les résultats, et non l’électorat ; mais aussi que, cette fois-ci, Erdogan a la mainmise sur des institutions-clés, comme les plus hautes autorités judiciaires et le Conseil électoral suprême (dont l’écrasante majorité des juges est issue d’écoles d’imams ou se trouve, d’une manière ou d’une autre, affiliée à l’AKP), dont les décisions ne peuvent être contestées.
Elle oublie aussi que l’allié-clé d’Erdogan, Poutine, pourrait avoir tout intérêt à manipuler les élections. De plus, une information de l’Anadolu Agency [l’agence de presse officielle turque] datant d’environ un an a fait état d’un nouveau projet « d’amélioration du système électoral », mené avec Havelsan [entreprise étatique turque spécialisée en industries électroniques et aérospatiales].
Système de corruption
Erdogan peut-il perdre ? Si l’opposition travaille suffisamment et avec détermination, oui. Mais s’il perd, comme l’espère l’opposition, la question est : quittera-t-il le pouvoir ? Les figures de l’opposition qui croient se débarrasser du problème par un simple « il n’aura qu’à obéir » sont peu convaincantes.Si Erdogan est plus proche que jamais de la défaite, il a une large gamme d’outils à sa disposition, notamment s’il prolonge l’état d’urgence, mobilise l’appareil de sécurité officiel mais aussi des soutiens armés, y compris des groupes du crime organisé, qui tous profitent, avec les milieux d’affaires fidèles au pouvoir, du système de corruption. Il y a bien trop de cercles gravitant autour d’Erdogan qui n’auront pas l’intention de perdre leurs privilèges, leur niveau de vie, ni de faire face à la justice.
Depuis les élections de 2015, durant lesquelles Erdogan a essuyé une cinglante défaite, sa stratégie a consisté à mettre en place un « Etat intérieur » composé de cadres loyaux, qui aujourd’hui forment un « noyau dur autocratique » entièrement fidèle. Il est important de souligner que, si Erdogan perd ces élections, ces cadres demeureront au sein des systèmes judiciaires et sécuritaires.
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Qu’Erdogan ne puisse échapper à la défaite dans un contexte où 93 % des médias sont sous son contrôle est une autre grande illusion de l’opposition. Celle-ci fonde essentiellement ses espoirs sur les réseaux sociaux, qui ne représentent que les segments jeunes, urbains, dissidents et kurdes de la société, et non la « majorité silencieuse, pieuse et provinciale » des villes moyennes, des petites villes et des villages du centre de l’Anatolie. Le directeur de la communication de la présidence turque, Fahrettin Altun, et le Conseil supérieur de l’audiovisuel gardent un œil sur les chaînes de télévision, qui conditionnent le vote de cette majorité.
Si, malgré tous ces facteurs, l’opposition venait à l’emporter, la Turquie resterait alors clairement dans l’histoire comme un cas de miracle socio-politique, où un autocrate aura été évincé par la volonté spontanée et obstinée du peuple.
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Yavuz Baydar est journaliste, auteur et intellectuel turc. Il est le rédacteur en chef d’Ahval News, un site d’information en ligne publié en anglais, en turc et en arabe. Il vit en exil depuis 2016.
Traduit de l’anglais par Pauline Colonna d’Istria.