L’homme fort d’Istanbul met le cap à l’ouest. Si le tournant se confirme ces prochains mois, il constituera un changement majeur dans les équilibres de forces dans le Vieux continent où la Turquie, bien qu’allié difficile, reste le pilier de l’Alliance Atlantique au sud-est de l’Europe. Challanges, le 18 Juillet 2023
C’était présenté comme du donnant-donnant. « Ouvrez d’abord la voie de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne », lançait le président turc Recep Tayyip Erdogan juste avant de se rendre au sommet de l’Otan à Vilnius, les 11 et 12 juillet clamant sa lassitude de voir la Turquie « attendre depuis 50 ans dans l’antichambre » et posant cette nouvelle condition à la levée de son veto à l’intégration de la Suède dans l’Otan. La surprise fut générale. A Paris comme à Berlin, on rappela que les deux processus sont distincts. Le président du Conseil européen Charles Michel souligna toutefois dans un tweet la volonté de l’UE de « redynamiser les relations ».
Le président turc a cédé. La Suède fera partie de l’Otan. La Turquie reste toujours à la porte de l’Europe mais la coopération avec les 27 est relancée au moins symboliquement même si le processus d’adhésion ouvert en octobre 2005 reste plongé depuis des années dans un coma profond. Recep Tayyip Erdogan s’est révélé être une fois de plus un redoutable négociateur.
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Loin d’être seulement un coup de bluff pour faire monter les enchères, cette annonce est un nouveau signe. Coutumier de spectaculaires volte-face, l’homme fort d’Istanbul met le cap à l’ouest. Si le tournant se confirme ces prochains mois, il constituera un changement majeur dans les équilibres de forces dans le Vieux continent où la Turquie, bien qu’allié difficile, reste le pilier de l’Alliance Atlantique au sud-est de l’Europe.
La guerre en Ukraine a rappelé aux Européens le rôle géostratégique clef de la Turquie mais elle a surtout montré aux autorités d’Ankara l’importance en termes de sécurité mais aussi de crédibilité économique de l’ancrage du pays dans les structures euro-atlantiques. Aujourd’hui la Turquie a plus que jamais besoin de l’Otan et l’UE même si elle continue à faire entendre sa différence revendiquant « une vision nationale de la politique étrangère » qui lui a permis d’asseoir sa position parmi les émergents qui comptent.
Un tournant nécessaire
Nul ne se fait d’illusions quant à la relance des négociations d’adhésion que refuseraient d’ailleurs dans l’état, l’écrasante majorité des opinions publiques des « 27 » notamment en raison du caractère toujours plus autoritaire et illibéral du pouvoir turc. En réponse aux attentes d’Ankara, les « 27 » pourraient néanmoins réactualiser l’accord d’Union Douanière de 1994 en l’étendant aux services et surtout libéraliser le régime des visas. Il serait même possible d’aller plus loin en profitant du besoin de la Turquie engluée dans une crise économique et une inflation record de resserrer les liens avec ses principaux partenaires occidentaux à commencer par les pays de l’Union européenne.
Le processus d’adhésion qui implique l’intégration dans le droit du pays impétrant des 35 chapitres de l’acquis communautaire est gelé depuis 2018. « Pourquoi ne pas prendre Erdogan au mot en proposant de rouvrir les négociations sur les chapitres 23 et 24 concernant la liberté de la presse et les droits fondamentaux », propose ainsi l’universitaire Ahmet Insel auteur notamment de La nouvelle Turquie d’Erdogan (La Découverte). Ce serait un levier pour le changement en Turquie et un moyen de soutenir l’opposition de la société civile…
Même s’il tente de conserver ses relations avec Vladimir Poutine, le président turc revient vers ses alliés traditionnels d’autant que désormais réélu à la tête du pays, même si laborieusement, il n’a plus besoin de galvaniser le nationalisme de son électorat. Ce tournant lui est nécessaire. Pour l’économie bien sûr alors que la monnaie turque a perdu ces deux dernières années plus de 90% de sa valeur en raison d’une politique de baisse systématique des taux d’intérêts à rebours de celle pratiquée par les autres puissances économiques qui a eu pour effet d’attiser une inflation qui avait l’an dernier dépassé 80% pour depuis un peu régresser. Or l’économie était le point fort de l’AKP, le parti islamo-conservateur au pouvoir depuis 2002, qui en 20 ans avait multiplié par trois le PIB par habitant. Le mécontentement croissant s’était traduit dans les urnes lors de la présidentielle du printemps obligeant pour la première fois le Reis comme l’appellent ses partisans à un second tour. Depuis il tente de corriger le tir en donnant des signaux apaisants comme en nommant à la tête du ministère de l’Economie et à la banque centrale des experts financiers reconnus et plus orthodoxes.
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La fragilité de Poutine inquiète Ankara
Dans ce retour vers l’Occident, la donne sécuritaire stratégique compte au moins autant que l’économie. Avant même de lever son veto à l’intégration suédoise dans l’Otan, Recep Tayyip Erdogan avait multiplié les gestes de bonne volonté, clamant que l’Ukraine « mérite » d’entrer dans l’Otan, en recevant Volodymyr Zelensky à Ankara à qui il a remis cinq commandants du bataillon Azov qui avaient été libérés dans le cadre d’un échange de prisonniers avec Moscou et qui étaient censés rester sur le territoire turc. Le Kremlin n’a guère apprécié comme en témoigne son refus de reconduire l’accord pour le transit en mer Noire des céréales ukrainiennes conclu grâce à une médiation turque. Certes, Ankara n’applique par les sanctions économiques mais dès le début du conflit avait choisi son camp en livrant de très efficaces drones de combat à Kiev et a bloqué les détroits aux navires de guerre russes comme le prévoient les accords de Montreux de 1936 empêchant les unités navales russes en Méditerranée de rejoindre la mer Noire.
« La conscience de l’affaiblissement de Vladimir Poutine explique nombre de ces initiatives », commente Sinan Ülgen, ancien diplomate et pilier du think tank Edam. Recep Tayyip Erdogan fut certes l’un des tout premiers dirigeants à appeler le président russe au moment de la mutinerie de Wagner pour lui affirmer son soutien. Vladimir Poutine avait fait de même en juillet 2016 lors du coup d’État militaire raté. A l’époque, des dizaines de milliers de Turcs étaient descendus dans les rues affronter les chars des putschistes. Il n’y eut rien de semblable en Russie. La fragilité de l’homme fort du Kremlin et la montée de tensions qui peuvent mener le pays au chaos inquiète sérieusement Ankara qui marque de plus en plus son soutien à Kiev et aux Occidentaux.
Relations avec les Etats-Unis et politique intérieure
« La Turquie est déterminée à garantir l’indépendance, la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Ukraine y compris la Crimée, l’ancienne patrie des Turcs tatars », martelait ainsi fin juin lors d’une conférence internationale sur la reconstruction de l’Ukraine le nouveau ministre turc des Affaires étrangères Hakan Fidan, fidélissime d’Erdogan et ancien patron des services secrets. La nomination de cet ancien militaire formé outre-atlantique et bien rodé aux pratiques otaniennes ne peut que réjouir l’administration Biden qui est aussi en train de resserrer les liens avec un président turc auparavant considéré avec une grande suspicion notamment pour ses achats à la Russie de missiles anti-aérien S 400. Le Reis espère bien désormais bien obtenir de Washington la livraison de 40 avions de chasse F-16 et la modernisation de 79 autres engins de sa flotte aérienne bloquée par le Congrès.
Recep Tayyip Erdogan s’apprête à célébrer avec faste le centenaire de la république inspirée du modèle jacobin et proclamée par Mustafa Kemal en octobre 1923. « La voie de la civilisation est une », c’est-à-dire l’Occident aimait à rappeler ce général nourri de Jean-Jacques Rousseau et des Lumières qui refusa le diktat des alliés vainqueurs dépeçant le pays. Si Recep Tayyip Erdogan honnit en lui le mécréant qui déposa le sultan, supprima le califat et instaura la laïcité, il reste fasciné par le général qui forgea la nation. Il doit s’inscrire en partie dans cet héritage même s’il le dénature. Le rêve européen en effet reste fort en premier lieu dans les grandes villes de l’ouest dont Istanbul et Ankara gagnées par l’opposition en 2019. De nouvelles élections municipales ont lieu l’an prochain et c’est aussi pour cela qu’au moins en termes d’affichage le Reis met le cap à l’ouest. Le plus important pour lui est de garder le pouvoir.