« Ankara a annoncé qu’une opération militaire terrestre commencera « bientôt si Dieu veut » dans le nord de la Syrie » rapporte Cécile De Sèze dans 20 Minutes du 22 novembre 2022.
- Après l’attentat perpétré le 13 novembre à Istanbul, le président turc crie vengeance et veut attaquer les Kurdes en Syrie.
- Après des frappes ayant fait des dizaines de morts dans le nord du pays, Recep Tayyip Erdogan a menacé d’une nouvelle opération terrestre.
- Les Etats-Unis et la Russie, qui ont des forces sur place, ont appelé au calme. Mais cette offensive peut détériorer davantage la relation entre Ankara et Washington, explique Ariane Bonzon, journaliste spécialiste de la Turquie et auteure de Turquie, l’heure de vérité.
Erdogan repart à l’assaut. Le président turc a menacé lundi de lancer une offensive terrestre dans le nord syrien, zone tenue par les Kurdes de Syrie (YPG). « Nous avons survolé les terroristes pendant quelques jours avec notre aviation et nos drones. Si Dieu veut, nous allons les éliminer bientôt avec nos soldats, nos canons et nos chars », a-t-il déclaré après avoir mené des frappes faisant 37 morts, en grande majorité des combattants kurdes, ainsi que 16 soldats syriens. Les autorités kurdes locales ont par ailleurs fait état de 11 civils tués.
Deux combattants kurdes ont ensuite été tués mardi par le bombardement d’un drone turc visant une base conjointe des forces kurdes et de la coalition internationale antidjihadiste, menée par les Etats-Unis. Des actions prises en représailles de l’attentat perpétré à Istanbul le 13 novembre dernier, justifie Ankara. Si la Turquie a déjà franchi la frontière syrienne, notamment en 2020, cette décision porterait au « degré au-dessus » les tensions entre les groupes kurdes et la Turquie, prévient Ariane Bonzon, journaliste spécialiste de la Turquie et auteure de Turquie, l’heure de vérité (Empreinte Temps Present), contactée par 20 Minutes. Si les acteurs présents sur le terrain, Russie et Etats-Unis, ont appelé au calme, pourront-ils vraiment empêcher Recep Tayyip Erdogan d’agir ?
Pourquoi les Turcs visent-ils la Syrie ?
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la Turquie n’a rien contre le régime de Damas. Ce qui l’intéresse, c’est la frange syrienne du PKK (parti des travailleurs du Kurdistan), le YPG (Unités de protection du peuple). Le PKK est inscrit par Ankara, et par de nombreux autres pays dont les Etats-Unis, sur la liste des organisations terroristes. La Turquie a affirmé que l’organisation kurde de Syrie était responsable de l’attentat à Istanbul qui a fait six morts et 81 blessés d’après un bilan officiel. Le PKK et le YPG ont pour leur part démenti, dans deux communiqués distincts, leur responsabilité dans l’attaque. Toujours est-il que Recep Tayyip Erdogan entend répondre « à cette attaque scélérate qui a coûté la vie à six innocents, dont des enfants, en éradiquant les organisations terroristes en Irak et dans le nord de la Syrie ».
Si les forces turques menaient des opérations terrestres dans le nord-ouest de la Syrie, ce ne serait pas la première fois. Elles ont déjà franchi la frontière en 2016 et 2017 avec l’opération Bouclier de l’Euphrate, puis en 2018 avec l’opération Rameau d’olivier et enfin, en 2019 avec l’opération Source de Paix. En 2020, les Turcs étaient également présents dans la région d’Idlib, dans le nord-ouest de la Syrie. En juillet dernier, Erdogan avait une nouvelle fois menacé d’une énième offensive contre les militants kurdes, avant d’être freiné par Vladimir Poutine, qui n’a pas voulu soutenir son homologue, rapportait Arabe News. Mais pourquoi mener ces opérations ? « Pour détruire l’YPG », affirme Ariane Bonzon. La Turquie « souhaite créer une bande en Syrie, une sorte de zone tampon, officiellement pour se protéger des attaques kurdes », développe-t-elle. Cette zone servirait également à « interrompre le continuum kurde dans la zone » et « pourrait, par ailleurs, permettre à Ankara d’y envoyer les réfugiés syriens », ajoute-t-elle. Plusieurs arguments qui permettraient à Erdogan de gagner des points en vue de la prochaine élection présidentielle prévue à la fin du printemps 2023. De plus, le chef d’Etat turc craint un front des turco-kurde contre lui. « Il doit nourrir le nationalisme anti-kurde », analyse la spécialiste.
La relation entre Ankara et Washington peut-elle davantage se détériorer ?
Le froid souffle entre Ankara et Washington depuis 2003, quand la Turquie a refusé l’accès de son territoire à l’armée américain pour aller envahir l’Irak. Elle s’est encore détériorée quand les Etats-Unis ont choisi les Kurdes de Syrie pour les aider à combattre les djihadistes de l’Etat islamique. « Le fossé de confiance s’est creusé » entre les deux, résume Ariane Bonzon. Une opération terrestre de la Turquie en Syrie pourrait là encore aggraver les relations entre ces deux membres de l’Otan, surtout si « une unité américaine était touchée par une attaque turque, souligne la spécialiste de la Turquie. Cela créerait un vrai problème. » Pour le moment, le commandement militaire américain pour le Moyen-Orient (Centcom) a affirmé à l’AFP que ses forces « n’ont pas été pas en danger » lors des frappes turques dans le nord de la Syrie.
Si les Américains restent épargnés, il est très peu probable que la Maison-Blanche aille au-delà d’appels au calme ou de dissuasion diplomatique. « Nous appelons à la désescalade en Syrie pour protéger les civils et soutenir l’objectif commun de vaincre l’Etat islamique », a ainsi plaidé mardi soir le porte-parole du département d’Etat américain, Ned Price. En réponse, la Turquie a exigé mardi que les Etats-Unis, « cessent tout soutien » aux combattants des YPG, qu’elle considère comme terroristes. Dans tous les cas, la Turquie ne peut pas mener d’opération terrestre sans « un minimum de coordination et d’information avec Washington », les deux Etats étant membres de l’Otan.
Quel rôle pour la Russie ?
La Russie est un peu chez elle en Syrie. Elle soutient le régime de Damas contre la révolution et les groupes armés depuis 2015 et bombarde à tout va des infrastructures civiles ou des camps de réfugiés. Damas n’a pas réagi aux bombardements turcs ni à l’annonce de l’opération terrestre. De fait, Bachar al-Assad, le président syrien, « fait ce que la Russie et l’Iran lui disent de faire », tranche Ariane Bonzon.
Et Moscou est donc aussi concerné par cette probable intervention turque dans le nord du pays. Le Kremlin a ainsi tenté d’appeler à la « retenue » en espérant convaincre ses « collègues turcs » de se « retenir de recourir à un usage excessif de la force sur le territoire syrien », selon Alexandre Lavrentiev, envoyé spécial du président russe Vladimir Poutine sur la Syrie. Insistant sur les efforts de la Russie pour empêcher toute opération terrestre « pendant des mois », l’envoyé spécial a appelé à la « poursuite du travail avec toutes les parties prenantes pour trouver une solution pacifique, y compris sur la question kurde ». Mais si la Russie n’a pas d’intérêt à ce que la Syrie soit davantage déstabilisée qu’elle ne l’est par plus de dix ans de guerre, elle peut en revanche profiter de la dégradation des relations entre la Turquie et les Etats-Unis. « Ça l’arrange toujours que la Turquie fasse des choses qui déplaisent aux Américains. Tout ce qui peut fragiliser l’Otan et l’Europe, c’est bon pour Moscou », rappelle Ariane Bonzon.
20 Minutes, 22 novembre 2022, Cécile De Sèze, Photo/Bay Ismoyo/AFP