« On les appelle les «mégaséismes». Ces séismes majeurs, d’une magnitude supérieure à 8 sur l’échelle de Richter (le CNRS avance le chiffre de 8,5), reviennent tous les 100 à 200 ans, selon les experts. Alors que deux puissants tremblements de terre, aux épicentres situés à Gaziantep (magnitude 7,8) et à Ekinozu (magnitude 7,5) ont frappé la Turquie et la Syrie, faisant plus de 45.000 morts, la crainte d’un mégaséisme est ravivée en Anatolie. Face à ces phénomènes naturels dévastateurs, les problèmes de normes parasismiques et de préparation de la population resurgissent dans le monde » rapporte Le Figaro du 24 février 2023.
La question de la préparation aux mégaséismes n’est pas nouvelle. Déjà en 1755, le ravage de Lisbonne par un mégaséisme de magnitude d’environ 8,5 avait secoué l’Europe des Lumières. À l’époque, les philosophes développent pour la première fois l’idée que l’homme, en s’implantant dans des zones à risques, est responsable des catastrophes. Rousseau incrimine alors exclusivement l’homme d’avoir construit une ville côtière sur une zone sismique, tandis que Voltaire accuse un malheureux concours de circonstances. Épris d’un tourment intérieur, ce dernier publia un écrit rendu célèbre : Poème sur le désastre de Lisbonne.
Depuis, face aux multiples catastrophes, les pays se préparent d’une manière singulière : aujourd’hui, «les normes parasismiques changent en fonction du calcul politique», explique Didier Combescure, président de l’Association française du génie parasismique (AFPS), «à chaque nouvelle catastrophe, on change les codes et on évalue les conséquences sur l’économie.» Parmi les régions les plus exposées, la Turquie, le Japon et la Californie abordent la difficile équation entre la protection des hommes et les dégâts matériels, aux conséquences désastreuses pour l’économie. Les particularités propres à chaque pays changent la propension d’un pays à se prémunir du risque, plus ou moins fortement : contexte socio-économique, récurrence des séismes, vigilance du secteur immobilier et surtout l’éducation de la population.
La Turquie face à la corruption
Prise en étau entre trois plaques tectoniques (eurasienne, africaine et arabique), la Turquie interroge par son manque cruel de préparation, voire sa négligence face aux tremblements de terre qui se répètent. L’ombre d’un mégaséisme plane sur Istanbul. La métropole de 16 millions d’habitants est située sur le seul segment de la faille nord-anatolienne, en mer de Marmara, qui ne s’est pas rompu depuis 1766, soit 253 ans. «Il y aura un dégât considérable», prédit Éric Fouache, professeur de géomorphologie à Sorbonne Université. À Istanbul, seul 30% seulement des bâtis possèdent un permis de construire. L’urbanisation y est incontrôlée, notamment du fait des gecekondus, les bidonvilles turcs. Le spécialiste fait néanmoins la différence entre la vieille ville «avec des maisons anciennes plus ou moins restaurées» et la ville moderne «avec une plus grande qualité de la construction».
Le pays est grignoté par «la corruption, l’informel et les habitats spontanés», poursuit le professeur. Les promoteurs immobiliers sont pointés du doigt en Turquie, où la frénésie immobilière depuis vingt ans a eu raison des normes parasismiques, pourtant obligatoires depuis la catastrophe d’Izmit en 1999. Depuis dix ans, il y a eu une augmentation de près de 50% des entreprises du secteur. «Le problème est le contrôle de la construction à toutes les étapes», ajoute Didier Combescure qui se souvient pourtant d’avoir vu, lors d’une mission post-sismique en 1998, «une volonté claire de changer les choses dans les universités, avec des experts scientifiques très reconnus». Les constructeurs vont souvent au moins cher en Turquie avec du béton de mauvaise qualité ou des tiges d’acier trop fine. Éric Fouache tempère néanmoins : «Le cadre législatif va dans le bon sens.» Après la taxe antisismique décriée de 2002, l’État semble en effet changer d’approche «avec l’instauration d’une assurance parasismique obligatoire pour tous les bâtiments privés en 2021».
La Californie au défi de la sensibilisation
La crainte du mégaséisme est également palpable en Californie, située à la jonction des plaques nord-américaine et pacifique. La terrible faille San Andreas pourrait elle aussi se réveiller. Les segments septentrional et méridional sont particulièrement surveillés et toucheraient directement San Francisco et Los Angeles. Les derniers gros tremblements de terre dans les deux métropoles datent respectivement de 1906 (magnitude 7,9) et 1857 (magnitude 8,3), soit d’il y a 117 ans et 166 ans.
Face au «Big One», ce puissant séisme attendu dans la région, la sensibilisation de la population reste le plus grand défi de la Californie, qui invite chaque année depuis 2008 les habitants à un exercice de simulation aux séismes : le «Great California Shakeout». Les dégâts matériels sont aussi pris au sérieux par l’État américain, particulièrement depuis le gouffre financier du séisme de Northridge en 1994. À l’époque, les plus de 30 milliards d’euros de dommages ont été un point de bascule en Californie : «En plus de la protection des hommes, la notion de protection économique a été introduite», détaille Didier Combescure, «le séisme de référence a augmenté pour tous les bâtis : 475 ans pour les habitations, 975 ans pour les hôpitaux, 3000 ans pour les centrales nucléaires», c’est-à-dire le degré de résistance d’un bâtiment. Plus le «séisme de référence» est élevé, plus le bâti a des normes parasismiques strictes. En effet, plus un tremblement de terre revient tardivement, plus celui-ci sera puissant du fait de l’énergie accumulée. Le docteur-ingénieur pointe également l’«énorme travail sur les ponts d’autoroutes, refaits en béton armé depuis les années 1990.» De plus, à la différence de l’Europe, les hôpitaux sont soumis à «une certification parasismique pour chaque matériel», détaille-t-il avant de finir : «Les grandes hauteurs sont bien préparées, contrairement aux vieux bâtiments pas aux normes.»
Le Japon devant le risque de la mer
Situé sur la «ceinture de feu du Pacifique» comme la Californie, le Japon étonne par sa préparation quasi-militaire à la catastrophe. Il en faut pour cet archipel secoué toutes les cinq minutes, la très large majorité étant des «microséismes». À la croisée de trois plaques tectoniques (eurasienne, philippine et nord-américaine), le pays redoute un mégaséisme d’ampleur à Tokyo et sa région. La fosse de Nankai (cette zone où la plaque philippine plonge sous la plaque eurasienne) dort depuis 1923, soit 100 ans.
Mais sur l’archipel nippon, les Japonais redoutent moins le séisme que le tsunami qu’il provoque. En 2011, le «mégatsunami» causé par un mégaséisme a endeuillé plus de 20.000 familles. À l’époque, les gratte-ciel ont bien résisté aux secousses de magnitude 9. «Soit les bâtiments sont petits et en bois, soit de grande hauteur avec des normes parasismiques strictes», détaille Didier Combescure. «Les vieilles villes telles qu’on les connaît en Europe sont plus limitées, du fait de la reconstruction après la guerre ou les différents séismes.»
Le pays du Soleil-Levant impressionne en effet par son ingéniosité dans les constructions parasismiques. Les Japonais ont bien compris, notamment depuis le choc de Kobe en 1995, qu’un séisme fait bouger les bâtiments horizontalement, mais aussi verticalement. Le bâti japonais est donc toujours soumis à une des trois normes parasismiques : «Taishin» pour les bâtiments moyens (épaisseur minimale des murs, poutres et piliers), «Seishin» pour les grands bâtiments (amortisseurs de chocs, comme des plaques de caoutchouc, entre le sol et les fondations), «Menshin» pour les gratte-ciel (isolement de la structure par rapport au sol, grâce à des couches de plomb, acier ou caoutchouc).
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Le Japon a également une longueur d’avance sur l’alerte aux habitants. Il ne faut que quelques secondes aux autorités pour alerter d’une secousse détectée sur l’archipel. «Jishin desu !» ou en français «Il y a un séisme !» est un exemple des messages envoyés, par le système d’envoi automatique J-Alert, pour prévenir des catastrophes violentes (tsunami, éruption volcanique, etc.) ou menaces urgentes (guerre, terrorisme, etc.). Il faut dire que les Japonais sont convaincus qu’un jour ou l’autre, une catastrophe submergera leur pays. En attendant, tous les «systèmes d’alerte ont été corrigés depuis 2011, qui avaient détecté faussement deux séismes au lieu d’un seul, et n’avaient donc pas vu venir les vagues de quinze mètres», conclut Didier Combescure.