Les entreprises privées chargées de la collecte des décombres du tremblement de terre de février 2023 les déversent sur des sites non réglementés, au mépris de l’environnement et de la santé publique.Les entreprises privées chargées de la collecte des décombres du tremblement de terre de février 2023 les déversent sur des sites non réglementés, au mépris de l’environnement et de la santé publique.
Le Monde, le 5 juillet 2024, par Rüzgar Mehmet Akgün
« La situation aujourd’hui est pire qu’au lendemain du séisme », soupire Mehmet Ali Ergün, militant pour une reconstruction équitable d’Hatay. Cette région du sud profond de la Turquie a été la plus touchée par la catastrophe du 6 février 2023, qui a fait plus de 53 000 morts selon les chiffres officiels. Un des principaux défis, à la suite du séisme, était l’élimination de 200 millions de tonnes de gravats. A cette fin, une armada de camions a été mobilisée, ils ont déposé ces décombres dans des sites largement non réglementés.
A Hatay, des militants dont Mehmet Ali Ergün luttent depuis plus d’un an contre ce désastre écologique et sanitaire qu’ils nomment la « catastrophe dans la catastrophe ». Le Monde a pu identifier au moins neuf décharges sur des images satellites. Elles montrent des montagnes de gravats, qui recouvrent des terrains agricoles, des zones humides et des vallées.
« Ces gravats contiennent des milliers de substances toxiques, comme du plomb et des fibres d’amiante », affirme Ali Kanatli, coordinateur de l’association des médecins turcs à Hatay. Bien que l’amiante soit interdit en Turquie depuis 2010, on le retrouve dans des bâtiments construits auparavant. L’exposition à cette matière utilisée pour l’isolation peut mener à des maladies respiratoires graves, dont le cancer des poumons.
Particules fines nocives
« Nos lois sont très claires. Il existe des règles strictes à suivre quand on se débarrasse de débris pour éviter la contamination d’amiante et de particules fines nocives. Il faut arroser les débris, couvrir les camions qui les transportent, étanchéifier les sites de dépôt. Mais à Hatay, ces lois ne sont tout simplement pas respectées », déplore Ali Kanatli. En septembre, une enquête menée par la chambre du génie écologique d’Istanbul et la Deutsche Welle avait révélé que des traces de fibres d’amiante avaient été découvertes, parfois jusqu’à 150 kilomètres du lieu où les gravats avaient été déversés.
Le stade de Samandag, à Hatay, avait été converti en campement de fortune pour accueillir les sinistrés. Dès mars 2023, des gravats sont entreposés juste en face. Ils forment un amas de 10 mètres de haut et 300 mètres de large. Les images satellites prises un an plus tard montrent qu’il a continué de croître. Moins d’1 kilomètre au sud se situe la réserve naturelle de Mileyha, abri de plus de 200 espèces d’oiseaux, qui est menacé par la poussière émanant du dépôt.
« Le vent d’ouest balaie le littoral de Hatay six mois par an et transporte la poussière des gravats vers le reste de la région, précise Ali Kanatli. Depuis plusieurs mois, les compagnies responsables des décharges ont commencé à en extraire les morceaux de métal pour les revendre. Cette activité produit encore plus de poussière, qui se répand alors sur toute la région et affecte la population entière. »
« On parle beaucoup d’amiante, mais la poussière est un danger en elle-même », alerte Haluk Çalisir, médecin spécialiste des maladies pulmonaires à l’association turque du thorax. Les particules fines dans l’air peuvent mener à des troubles graves sur le temps long, allant du cancer des poumons à la crise cardiaque. A Hatay, selon l’ONG turque, Plateforme du droit à l’air pur, la proportion de particules fines nocives dans l’air est bien supérieure aux limites fixées par l’Organisation mondiale de la santé. Leur présence a augmenté de 2,4 fois depuis le séisme.
« Hausse des crises allergiques et de crises d’asthme »
« Pour ce qui est des conséquences sanitaires, nous n’avons pas encore de données scientifiques fiables à l’heure qu’il est – comment les récolter alors que beaucoup de sinistrés n’ont même pas un réel accès aux soins ?, expose Ali Kanatli. Mais on observe déjà une hausse des crises allergiques et de crises d’asthme. Il n’y a aucun doute que cela se traduira par une hausse des maladies respiratoires et des problèmes chroniques sur le long terme, c’est-à-dire dans dix, vingt, voire trente ans. »
A cette crise sanitaire s’ajoute un désastre écologique. A quelques kilomètres du littoral, entre les villages de Yesilköy et d’Uzunbag, les excavateurs ont déversé des gravats dans un cours d’eau qui servait à irriguer les champs avoisinants. Il est désormais complètement recouvert. Quelques centaines de mètres plus loin, on trouve un autre site. Celui-ci déborde sur un champ d’oliviers, l’une des principales ressources agricoles de la région.
« Le niveau des deux principales récoltes du village, les olives et les mandarines, a considérablement baissé », explique Mehmet Ali Ergün, habitant de Yesilköy. Il attribue cette situation à la contamination des voies d’irrigation par les déchets qui s’infiltrent, avec la pluie, dans les nappes phréatiques. Une inquiétude que partage Nilgün Karasu, présidente de l’association de la protection environnementale d’Antakya, la capitale régionale. « On détruit notre moyen premier de subsistance. On n’a pas encore de données concrètes, mais notre association recueille des témoignages d’agriculteurs dans toute la province. On nous dit qu’il y a une baisse générale dans la quantité et la qualité des récoltes. »
Dans les montagnes qui surplombent Antakya, les gravats remplissent les vallées. Le dépôt dans le quartier de Narlica mesure plus de 500 mètres d’un bout à l’autre et dévore progressivement les oliviers, « passés de génération en génération » souligne Mme Karasu. « Certains de ces arbres avaient 200, voire 300 ans », déplore-t-elle, en notant l’importance de la production oléicole pour la population locale. « Il existe des champs d’amiante naturel et des friches appartenant à l’Etat qui auraient dû être désignés pour disposer les gravats. Pourquoi les déverser sur des zones cultivées ? »
« Une question politique »
La réponse est économique pour Ali Kanatli, qui estime que les compagnies chargées du ramassage des décombres choisissent des sites de dépôt le moins éloignés possible des zones sinistrées, pour économiser sur le carburant. Pour d’autres, elle est avant tout politique. Beaucoup d’activistes locaux, dont Mehmet Ali Ergün, voient dans la décision de déposer des gravats sur des zones agricoles une politique délibérée à l’encontre de la population affectée, majoritairement arabe alaouite.
Cette minorité ethnique et religieuse constitue une majorité à Samandag, bastion de l’opposition, où Le Monde a pu vérifier l’existence d’au moins quatre décharges sauvages. Nilgün Karasu dénonce elle aussi ce qu’elle considère être une attaque à caractère politique. « Cette invasion de gravats renforce la discrimination que nous subissons : ce sont nos communautés même qui sont menacées. »
En avril 2023, le barreau d’Hatay et l’association des médecins turcs ont déposé plainte contre les autorités locales pour avoir autorisé ces décharges. Plus d’un an plus tard, aucun jugement n’a encore été prononcé. Selon l’avocat Ecevit Alkan, plusieurs des parties prenantes ont porté plainte contre les juges du tribunal administratif d’Hatay, les accusant de ralentir sciemment la procédure. Pour M. Alkan, comme pour la majorité des militants qui espèrent que la justice leur donnera raison, « la question des dépôts est, au-delà d’une menace sanitaire et écologique, une question politique ».