Turquie: après l’arrestation du maire d’Istanbul, principal rival d’Erdogan, l’opposition évoque un « coup d’Etat »/Nicolas Bourcier/LE MONDE

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Le Monde le 19 mars 2025

La veille de l’arrestation d’Ekrem Imamoglu, celui-ci avait vu son diplôme universitaire annulé, l’empêchant de fait de se présenter à la présidentielle de 2028, tandis que la primaire de son parti, le CHP, doit avoir lieu dimanche 23 mars.

Quatre jours avant sa désignation comme candidat présidentiel du Parti républicain du peuple (CHP, centre gauche, laïque), la plus importante formation de l’opposition turque, Ekrem Imamoglu, le maire d’Istanbul et principal rival du président Recep Tayyip Erdogan, a été arrêté, mercredi 19 mars, au petit matin, par plusieurs dizaines de policiers venus à son domicile. Dans un message vidéo partagé par son équipe, l’édile a déclaré que les forces de sécurité avaient effectué une descente en force chez lui avec une vingtaine de véhicules, et accusé les autorités d’utiliser la police à des fins politiques.

Au fil de la matinée, les informations faisaient état de plus d’une centaine d’arrestations, au même moment, de proches et d’élus du CHP. L’agence de presse Demirören (DHA) a ainsi annoncé que des ordres de détention avaient été émis contre sa garde rapprochée dont son conseiller de presse Murat Ongun, le maire de Sisli, Resul Emrah Sahan, le secrétaire général adjoint de la municipalité, Mahir Polat, et encore le maire de Beylikdüzü, Mehmet Murat Calik.

Dans un premier communiqué, le parquet général d’Istanbul dans le cadre d’une enquête de corruption accusait M. Imamoglu d’être « à la tête d’une organisation criminelle à but lucratif », de fraude aggravée et de truquage d’appel d’offres. Dans un deuxième communiqué, le bureau du procureur a déclaré que « M. Imamoglu, avec les autres suspects, a commis le crime d’aider l’organisation terroriste PKK-KCK », le Parti des travailleurs du Kurdistan, considéré comme terroriste par Ankara. Cette deuxième accusation permet aux autorités de remplacer un maire élu par un administrateur.

Un « coup d’Etat »

Au réveil, les habitants des quartiers centraux d’Istanbul ont vu plusieurs stations de métro fermées et routes barrées. Le gouverneur de la ville a interdit toute manifestation dans la mégapole du Bosphore pendant quatre jours.

Le président du CHP, Özgür Özel, s’est rendu à Istanbul dès l’annonce de l’arrestation du maire. Décrivant la situation comme un « coup d’Etat », il a interpellé le président Erdogan : « Quel est votre rôle dans tout cela ? » Le chef de la formation kémaliste a maintenu que l’élection de la primaire du CHP, organisée dimanche pour déterminer le candidat présidentiel aux prochaines élections et où Ekrem Imamoglu est seul en lice, aura lieu quelles que soient les circonstances.

La veille de cette vague d’arrestations, mardi, l’Université d’Istanbul avait annulé son diplôme universitaire, vieux de plus de trente ans. Déjà cette décision pouvait empêcher l’édile, l’un des hommes politiques les plus populaires de Turquie, de se présenter à la plus haute fonction du pays. En vertu de la Constitution, toute candidature au poste de chef de l’Etat doit en effet justifier de quatre années d’études supérieures.

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Le soir même, le maire d’Istanbul avait contesté une action « illégale », estimant que le conseil d’administration de l’université stambouliote n’était pas habilité à prendre une telle sanction. Pointant une décision éminemment politique, il avait affirmé que « le jour où ceux qui ont pris cette initiative devront rendre des comptes devant l’histoire et la justice est proche ».Là encore, le président du CHP avait soutenu qu’Ekrem Imamoglu serait « [leur] candidat à la présidence », espérant que la justice reviendrait rapidement sur cette décision qu’il a qualifiée de « tache ».

« Harcèlement »

Visé par cinq procédures judiciaires, dont deux ouvertes en janvier, le maire d’Istanbul a accumulé sur son nom les affaires, qu’il conteste dans leur intégralité. Celle du diplôme paraissait, avant son arrestation, particulièrement épineuse. En réaction à des accusations portées par un journaliste, les services municipaux de la ville avaient rendu publique, en septembre 2024, une photocopie d’un diplôme délivré en 1995 par l’Université d’Istanbul à M. Imamoglu.

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Mais c’est au lendemain de sa déclaration de candidature à la présidence, le 21 février, que ladite affaire a pris une tournure encore plus polémique. En cause, la reconnaissance par l’Université d’Istanbul d’une licence en gestion délivrée par une université de Chypre-Nord, une équivalence qui a permis au futur maire de la ville d’obtenir sa certification. C’est cette reconnaissance que l’Université d’Istanbul a jugée irrégulière.

Opposant tenace au président Erdogan, M. Imamoglu n’a eu de cesse de dénoncer le « harcèlement » d’une justice aux ordres du pouvoir. Fin janvier, alors qu’il sortait d’un tribunal d’Istanbul où il était entendu dans le cadre d’une enquête ouverte après des critiques contre le procureur général de cette ville, il a accusé, devant plusieurs milliers de sympathisants, la politisation des affaires comme autant de pièges « ourdis par Ankara ».

Répression contre les élus

Depuis sa candidature à la présidentielle, il a multiplié les meetings à travers le pays devant des salles combles où il a critiqué inlassablement l’intense et incessante répression contre les élus, condamnant les destitutions qui se sont multipliées ces derniers mois. Encore à Diyarbakir, dans le sud-est de la Turquie, il a fustigé, dimanche, « un système despotique, corrompu et ruineux », rappelant que « la balance de la justice ne devrait être un jouet entre les mains de personne ». Et puis ceci : « Je suis devenu un homme politique pour lequel une peine de vingt-cinq ans de prison a été requise dans cinq procédures… et voilà que certaines personnes se sont mobilisées pour invalider mon diplôme. C’est un bruit familier aux oreilles du Palais présidentiel. »

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L’allusion est à peine voilée. Le chef de l’Etat, qui a lui aussi été maire d’Istanbul, est lui-même accusé de longue date par des opposants d’avoir falsifié son diplôme universitaire, ce qu’il réfute. Lors des élections présidentielles de 2014, un certain Omer Basoglu, membre du CHP, a affirmé avoir terminé ses études en 1981, à la même date que Recep Tayyip Erdogan, dans la même faculté de l’université de Marmara, à Istanbul, et garantit ne jamais avoir côtoyé le président. Dans une vidéo de cinq minutes, il l’a même accusé d’être un faussaire. La mort d’Omer Basoglu, sept mois plus tard, a ouvert la porte à toutes sortes de théories du complot.

Depuis l’ouverture de la primaire du CHP, le maire d’Istanbul était le seul en lice pour représenter son parti à la prochaine présidentielle, prévue pour 2028. L’objectif de cette candidature précoce était de façonner une stature de présidentiable, censée procurer un vernis de protection face aux procédures engagées contre lui. En vain.

Nicolas Bourcier (Istanbul, correspondant)

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