Turquie : à trois semaines des élections, les Européens tentent d’imaginer un incertain après-Erdogan – Philippe Jacqué / LE MONDE

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Avant le scrutin du 14 mai, les Vingt-Sept prennent conscience de la possibilité d’une défaite du dirigeant islamo-conservateur, avec lequel ils ont multiplié les contentieux ces dernières années. Par Philippe Jacqué dans Le Monde du 2023.

Au faîte de son pouvoir, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, n’hésitait pas à brusquer, voire à insulter, ses homologues européens. Il lui est arrivé de traiter l’ex-chancelière allemande Angela Merkel de « nazie », ou de mettre en cause la « santé mentale » d’Emmanuel Macron. Une attitude révélatrice des antagonismes qui minent la relation entre la Turquie et les Vingt-Sept.

Mais l’ambiance est tout autre dans la campagne électorale en cours en Turquie, avant les élections générales du 14 mai. Non pas que le chef du parti islamo-conservateur AKP se soit rabiboché avec les dirigeants européens. En difficulté dans les sondages, le président sortant évite juste de s’en prendre à ses homologues du Vieux Continent qui se sont mobilisés pour l’aider à faire face au terrible tremblement de terre survenu, début février, dans le sud de la Turquie et en Syrie frontalière.

Le séisme a fait plus de 50 000 morts, des dizaines de milliers de disparus et des millions de déplacés. Il a aussi changé la donne électorale, en raison de la réponse à la catastrophe passablement chaotique du pouvoir, et fourni une bonne occasion aux Européens de se rendre indispensables. Un répit inespéré pour une relation des plus houleuses. L’idée est d’« étouffer la Turquie sous les bisous, décrypte un diplomate européen, de faire en sorte que l’Europe déverse toute l’aide qu’elle peut pour éviter, à tout prix, qu’Erdogan puisse retirer un gain politique de l’aide qu’il mettrait en place dans la zone dévastée ».

« L’alternance est plausible »

S’ils ont joué à fond la « diplomatie du séisme », comme on dit à Bruxelles, les dirigeants européens suivent avec grande attention les débats électoraux. Après des années de tensions avec le président sortant, ils commencent même à croire à la victoire de Kemal Kiliçdaroglu, le chef de l’opposition à la tête d’une large coalition de partis, en dépit de multiples doutes sur la régularité du scrutin et sur la réaction d’Erdogan en cas de défaite ou de résultats serrés. Discrètement, les réflexions ont commencé à Bruxelles, Paris ou Berlin pour savoir comment répondre à une éventuelle alternance que les capitales européennes espèrent secrètement, sans oser l’exprimer tout haut. « Pour la première fois, l’alternance est plausible, à défaut d’être certaine, dit Marc Pierini, ancien ambassadeur de l’Union européenne (UE) à Ankara, les Européens doivent s’y préparer. »

Lire le portrait : Turquie : Kemal Kiliçdaroglu, opiniâtre opposant à Erdogan

« Pour l’instant, estime un diplomate bruxellois, le positionnement européen à deux semaines des élections, est un peu wait and see. Surtout, ne pas commettre d’impair. Et sur les dossiers importants en cours, comme l’accession de la Suède à l’OTAN, tout le monde sait qu’il ne se passera rien avant cette échéance, donc il vaut mieux attendre. »

La retenue des Vingt-Sept et les discrètes consultations engagées pour préparer le jour d’après sont à la hauteur des enjeux. « Le résultat de cette élection est fondamental pour la Turquie. Si M. Erdogan gagne, le pays prendra un tournant à 100 % autoritaire, et les droits humains, les droits des femmes, l’Etat de droit, qui sont importants pour relancer des relations politiques entre la Turquie et l’UE, seront davantage bafoués, explique Seda Gürkan, professeure à l’université de Leyde (Pays-Bas) et à l’Université libre de Bruxelles, spécialiste des relations turco-européennes. Si la coalition d’opposition gagne, on irait au contraire vers une normalisation des relations internationales avec l’Europe et les Etats-Unis. »

Lire aussi : Adhésion de la Suède à l’OTAN : les raisons d’une impasse

Après des années de très forte montée des tensions entre l’UE et la Turquie, le passif est lourd avec le chef de l’Etat sortant, et les espoirs mis dans le candidat de l’opposition d’autant plus grands. A l’instar des Etats-Unis, les Européens s’agacent du double jeu de la Turquie au sein de l’OTAN en pleine guerre d’Ukraine : Ankara bloque l’adhésion de la Suède à l’Alliance et refuse de sanctionner Vladimir Poutine, comme le prouve l’inauguration, prévue jeudi 27 avril, en présence virtuelle du maître du Kremlin, d’une centrale nucléaire construite par la Russie.

Dans ce domaine, l’opposition serait prête, en cas de victoire, à ratifier assez vite l’élargissement de l’Alliance atlantique à la Suède, tout en clarifiant ses relations avec la Russie, non sans renoncer à garder de forts liens commerciaux avec elle, au moment où le pays est accusé par les Occidentaux d’être devenu une plate-forme de contournement des sanctions. « Dans cette perspective de normalisation avec l’OTAN, deux questions sont ouvertes : le nouveau gouvernement s’engagerait-il à renforcer le flanc est de l’Alliance ? Et que ferait-il des missiles de défense antiaérienne S-400 livrés par Moscou ? », s’interroge M. Pierini, qui ajoute : « Le dialogue sera apaisé, mais les sujets resteront difficiles. »

Pas d’anticipation de l’UE

D’autres contentieux devraient demeurer compliqués à dénouer, comme les interventions turques en Syrie contre les Kurdes, ou le souci d’une partie de l’opposition de renvoyer un maximum de réfugiés syriens dans leur pays, tout en renouant avec le régime d’Al-Assad. Les différends avec la Grèce en mer Méditerranée pourraient être longs à résoudre, sans oublier l’occupation de la partie nord de Chypre par l’armée turque.

« La perspective d’une défaite de M. Erdogan est évoquée en Turquie avec prudence, mais elle est vraiment réelle. Or, les Européens n’ont pas du tout encore anticipé cette possibilité, relève Asli Aydintasbas, chercheuse installée à Washington, associée à l’European Council on Foreign Relations. En effet, si Erdogan se maintient au pouvoir, les Européens poursuivront sans doute leur relation distante actuelle, avec quelques accords, à l’image des moyens européens donnés pour bloquer les flux migratoires. En revanche, s’il est battu, ils devront trouver une réponse à apporter à son successeur, qui viendra rapidement demander quel est le plan de l’UE pour ses relations avec la Turquie. »

La question des liens avec l’UE est d’autant plus sensible que les négociations d’adhésion, ouvertes en 2005, sont suspendues depuis 2018, après s’être progressivement figées à mesure que le président Erdogan, en pleine dérive autocratique, affaiblissait l’Etat de droit. Le dialogue politique avec Ankara, sur des sujets comme la lutte contre le terrorisme, les droits humains ou les visas, est lui aussi paralysé.

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A ce jour, en cas de victoire de l’opposition, les Européens songent surtout à relancer la modernisation de l’union douanière mise en place de longue date avec la Turquie. Il s’agirait entre autres d’y inclure les services, afin de dynamiser les échanges. « Les Européens ne sont pas en mesure d’accepter une relance des négociations d’adhésion. L’opposition ne la demande pas non plus, ou reste prudente sur le sujet, car ce serait compliqué à obtenir dans le contexte actuel, après des années de gel des tractations, dit un fin connaisseur de la Turquie. Après les élections, la réponse des Européens va surtout dépendre de l’ampleur du “renouveau démocratique”»

Pour ce diplomate européen, l’existence de la Communauté politique européenne, mise en place en 2022, à l’initiative d’Emmanuel Macron, doit permettre « d’offrir un autre forum de coopération, déconnecté du processus d’élargissement, sur l’énergie et l’immigration par exemple ». Hasard du calendrier, le prochain sommet de cette instance doit avoir lieu le 1er juin, en Moldavie. Nul doute que les Européens rêvent que ce soit la dernière apparition continentale de Recep Tayyip Erdogan, voire la première de son successeur, trois jours après un éventuel second tour.

Par Philippe Jacqué dans Le Monde du 2023.

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