Plus de 120 personnes, avocats, ingénieurs, journalistes, militants des droits humains, ont été arrêtées, mardi 25 avril, dans des provinces à majorité kurde, pour leurs liens présumés avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), organisation classée comme terroriste par Ankara, Bruxelles et Washington. Marie Jégo dans Le Monde du 26 avril 2023.
Plus de cent vingt personnes ont été arrêtées, mardi 25 avril, dans des provinces à majorité kurde du sud-est de la Turquie, lors d’un coup de filet décrit par les autorités comme une « opération antiterroriste » contre le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), un groupe armé en lutte contre Ankara depuis 1984.
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Lancée dans vingt et une villes, l’opération a surtout visé Diyarbakir, la capitale régionale. Elle s’est achevée dans cette métropole par les arrestations de la moitié des avocats du barreau, d’une partie de la Chambre des ingénieurs des mines, de membres des associations des droits humains.
Parmi les interpellés, on trouve aussi des représentants de l’association Juristes libres, onze journalistes, dont Abdurrahman Gök, rédacteur en chef de la Mezopotamya News Agency, ainsi que trois acteurs de théâtre et d’autres représentants de l’élite politico-intellectuelle kurde.
Charges révélées à la télé
D’emblée, le dossier judiciaire a été classé confidentiel, les prévenus et leurs avocats n’y ont donc pas eu accès, une violation dénoncée par le barreau de Diyarbakir dans un communiqué. « Pour qu’un procès soit équitable, les justiciables doivent être informés dès que possible de la nature des accusations qui pèsent contre eux. Dans le cas présent, l’accès au dossier est empêché et les avocats ne peuvent pas rendre visite à leurs clients. »
Restées officiellement secrètes et inaccessibles aux premiers concernés, les charges ont en revanche été exposées dans le détail sur le plateau de TRT, la chaîne de télévision progouvernementale, visiblement bien renseignée, qui en a révélé la teneur juste après la vague d’arrestations. La divulgation de la procédure judiciaire par les médias propouvoir, alors que les accusés ne peuvent en avoir connaissance, est devenue emblématique du fonctionnement de la justice en Turquie.
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Emma Sinclair-Webb, la représentante de Human Rights Watch pour l’Europe et l’Asie centrale, a condamné le fait que la défense, « comme d’habitude », n’ait pas pu avoir accès au dossier. Les arrestations sont clairement « un abus de pouvoir et une tactique d’intimidation avant l’élection », a-t-elle souligné sur son compte Twitter.
Selon les informations diffusées par la chaîne TRT, les 126 personnes placées en détention auraient financé le PKK, une organisation classée comme terroriste par Ankara, Bruxelles et Washington. Les transferts de fonds auraient eu lieu via des entreprises opérant depuis des municipalités gérées par le Parti démocratique des peuples (HDP, gauche prokurde), la troisième formation parlementaire de Turquie. Ces accusations viennent s’ajouter aux ennuis judiciaires du HDP, qui est en passe d’être interdit par la Cour constitutionnelle pour ses liens présumés avec le PKK, ce qu’il nie.
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A trois semaines des élections – législatives et présidentielle – prévues pour le 14 mai, ces arrestations en série ont pour but d’intimider l’électorat kurde. Tayip Temel, député du HDP, en est persuadé ; selon lui, le président Recep Tayyip Erdogan et son Parti de la justice et du développement (AKP) sentent venir le vent de la défaite. « Ils ont peur de perdre le pouvoir », a-t-il expliqué sur les réseaux sociaux.
Coutumier des attaques du pouvoir central, le HDP a soigneusement préparé sa stratégie électorale. Aux législatives du 14 mai, ses candidats se présenteront sous la bannière du Parti de la gauche verte (YSP), dont la candidature a été validée par les autorités. En revanche, pour la présidentielle, prévue le même jour, le parti n’a pas désigné de candidat. Il n’a pas non plus rejoint la principale alliance d’opposition, animée par le républicain Kemal Kiliçdaroglu, qu’il pourrait toutefois soutenir.
Le gouvernement aux abois
Le HDP et ses électeurs, entre 6 et 8 millions de personnes, sont en effet farouchement opposés au président Erdogan, qu’ils jugent responsable de la répression drastique qui s’est abattue ces dernières années sur leurs élus, leurs cadres, leurs militants. Nombre d’entre eux ont été condamnés à de lourdes peines de prison pour leur soutien présumé au terrorisme, une accusation brandie contre tous les détracteurs du chef de l’Etat.
Son opposant le plus farouche, Selahattin Demirtas, l’un des fondateurs du HDP, a condamné l’opération menée contre les intellectuels kurdes, tout en minimisant sa portée. Incarcéré depuis 2016 à la prison de haute sécurité d’Edirne, le leader kurde, qui s’exprime régulièrement sur Twitter, a estimé que le pouvoir en place n’arriverait pas « à empêcher la paix, le bien-être, la démocratie de gagner ». Et d’ironiser : Süleyman Soylu, le ministre de l’intérieur, à l’origine, selon lui, des arrestations, peut se réjouir d’avoir fait arrêter « davantage de personnes qu’il y en a dans ses meetings ».
Apparemment aux abois en cette fin de campagne électorale pleine d’incertitudes, le gouvernement islamo-conservateur semble vouloir serrer davantage la vis. Lundi 24 avril, pour la deuxième année consécutive, le gouverneur d’Istanbul a interdit les commémorations marquant le génocide des Arméniens. Un rassemblement prévu à Kadiköy, sur la rive asiatique de la ville, qualifié d’« inapproprié », n’a pas été autorisé.
Le processus d’élimination de la minorité arménienne de l’Empire ottoman avait commencé le 24 avril 1915 avec l’arrestation à Istanbul de plus de deux cents intellectuels. Pour y avoir fait allusion dans un communiqué rendu public lundi, le président américain, Joe Biden, a été remis à sa place par Mevlüt Çavusoglu, le ministre turc des affaires étrangères, qui l’a qualifié de « charlatan politique ».