Trois questions pour comprendre la situation des Kurdes en Syrie /  Jean-Philippe Lefief / LE MONDE

Must read

Le Monde, le 12 janvier 2025

Bien que les nouvelles autorités syriennes se montrent conciliantes à leur égard, les forces kurdes, dominantes au sein de l’entité autonome du nord-est du pays, dont la Turquie a juré l’anéantissement, ont tout à craindre d’une nouvelle donne dont la clé se trouve probablement à Washington.

L’Administration autonome du nord-est syrien (Aanes) peut-elle survivre à la « révolution » syrienne ? Les Forces démocratiques syriennes (FDS), alliance dominée par les miliciens kurdes des Unités de protection du peuple (YPG) qui gèrent la région depuis douze ans, ont beau multiplier les ouvertures en direction des islamistes de Hayat Tahrir Al-Cham (HTC), nouveaux maîtres du pays, rien ne garantit que ces derniers toléreront la persistance d’une entité autonome sur le territoire qu’ils entendent administrer dans son intégralité, conformément à leur nouvelle antienne nationaliste et à leur promesse de démantèlement des groupes armés.

Identifier les acteurs de la question kurde en Syrie

ANS : Armée nationale syrienne,alliance de groupuscules épars soutenus et armés par Ankara, dont la vocation est la lutte contre les forces kurdes présentes à la frontière syro-turque.

Aanes : Administration autonome du nord-est syrien mise en place à l’initiative des Kurdes du Parti de l’union démocratique (PYD), qui gouverne le quart nord-est du pays.

HTC : Hayat Tahrir Al-Cham (Organisation de libération du Levant), ancienne branche syrienne d’Al-Qaida, qui dit avoir rompu avec le djihadisme, à l’origine de l’offensive ayant entraîné la fuite de Bachar Al-Assad.

FDS : Forces démocratiques syriennes, alliance entre les milices kurdes des Unités de protection du peuple (YPG) et des groupe armés arabes du nord-est de la Syrie.

PKK : Parti des travailleurs du Kurdistan, mouvement séparatiste turc d’inspiration marxiste-léniniste, qui a pris les armes en 1984 et est considéré comme une organisation terroriste par la Turquie, les Etats-Unis et l’Union européenne, notamment.

PYD : Parti de l’union démocratique, principal mouvement politique kurde de Syrie, que la Turquie considère comme une émanation du Parti des travailleurs du Kurdistan.

YPG : Unités de protection du peuple, milice kurde formée par le Parti de l’union démocratique et soutenue par les puissances occidentales dans le cadre de la lutte contre l’organisation Etat islamique.

Plus inquiétant pour les Kurdes de cette région, qu’ils ont baptisée « Rojava », la Turquie, désormais en position de force, et ses supplétifs de l’Armée nationale syrienne (ANS) ne cachent pas leur intention de les rayer d’une carte nationale dont ils occupent le quart, malgré les efforts d’apaisement américains. Après la prise d’Alep, l’ANS, qui a participé à l’offensive de HTC ayant entraîné la fuite de Bachar Al-Assad, s’est réorientée vers le nord pour s’attaquer aux milices kurdes. Depuis, d’intenses combats entre les supplétifs turcs et les héros de la lutte contre l’organisation Etat islamique (EI) font rage dans l’ouest de la région autonome, où une centaine de combattants ont trouvé la mort, début janvier.

Les Etats-Unis, qui ont apporté un soutien décisif aux YPG dans leur lutte contre les djihadistes de l’EI, ont dépêché, le 13 décembre 2024, leur secrétaire d’Etat, Antony Blinken, à Ankara, où il a souligné l’importance de leur rôle face au risque de résurgence du mouvement djihadiste. Par ailleurs, le général Michael Kurilla, commandant des forces américaines au Moyen-Orient, s’est rendu en Syrie immédiatement après la fuite de Bachar Al-Assad afin de négocier une trêve entre combattants kurdes et supplétifs turcs.

Elle a donc rapidement volé en éclats et le gouvernement turc ne cesse de réaffirmer qu’il ne tolérera aucune présence « terroriste » à sa frontière. Le retour de Donald Trump à la Maison Blanche, le 20 janvier, laisse planer la menace d’un désengagement de Washington. La Turquie aurait ainsi les mains libres pour écraser le mouvement kurde, qu’elle considère comme une émanation du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) actif sur son propre territoire et dont elle a juré l’anéantissement.

Lire aussi | De Hayat Tahrir Al-Cham aux Forces démocratiques syriennes, quelles sont les forces armées en présence en Syrie ?

Bien qu’elles se disent indépendantes, « les FDS sont inséparables du PKK », souligne Hamit Bozarslan, directeur de recherches à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et spécialiste de la question kurde. C’est même dans la région qu’elles administrent depuis douze ans que s’est constitué le socle du mouvement séparatiste kurde de Turquie. Celui-là même que les Etats-Unis et l’Union européenne, à l’instar d’Ankara, considèrent comme une organisation terroriste, rappelle quant à lui Boris James, maître de conférences à l’université Paul-Valéry de Montpellier et auteur de nombreux ouvrages sur le sujet, dont Genèse du Kurdistan. Les Kurdes dans l’Orient mamelouk et mongol (1250-1340) (Editions de la Sorbonne, 2021).

Dans le cadre d’un pacte tacite conclu après le coup d’Etat turc de 1980, la Syrie de Hafez Al-Assad (père de Bachar), où la minorité kurde a longtemps fait l’objet de discriminations, a toléré la présence du mouvement – à l’origine d’inspiration marxiste-léniniste – fondé par Abdullah Öcalan, notamment en raison de leur proximité idéologique. Ce pacte tacite s’est rompu une vingtaine d’années plus tard, sous la pression turque, ce qui a contraint le PKK à se restructurer et à créer des « officines » dans tous les pays concernés par la « question kurde ».

Baptisée Parti de l’union démocratique (PYD), celle de Syrie, dont les YPG représentent la branche armée, a ensuite pris son essor, à la faveur du soulèvement populaire de 2011. Lorsque les forces syriennes aux abois leur ont abandonné le nord-est du pays pour se focaliser sur la défense de Damas, le mouvement kurde, qui était le mieux organisé et le plus discipliné, a comblé le vide. Ainsi est née l’administration du Rojava, légitimée ensuite par les succès des miliciens kurdes contre l’EI.

Leur victoire de Kobané, première localité reprise à Daech en 2015, leur a valu l’estime des habitants, pas seulement kurdes, de la région et la reconnaissance des puissances occidentales, qui en font leur bras armé dans la lutte contre le djihadisme en Syrie. « Par pragmatisme, le PYD réoriente alors son discours. Les revendications kurdes passent au second plan au profit d’un projet assez vague de “confédéralisme démocratique” prônant l’intégration de toutes les communautés – arabe, turque et kurde – dans un Moyen-Orient inclusif, écologiste, féministe et anticentraliste. Le Rojava devient l’Administration autonome du nord-est syrien », explique Boris James. La zone sous son contrôle s’étend ensuite dans des secteurs qui ne sont pas strictement kurdes, dont Raqqa, capitale de l’éphémère émirat proclamé par l’EI, conquise en 2017.

Lire aussi | L’avenir du Rojava, la zone autonome kurde du nord-est de la Syrie, inquiète les habitants des régions kurdes de Turquie

L’existence de l’Aanes est-elle tolérable pour HTC ?

« Malgré cette légitimité et son ancrage dans la durée, l’horizon de cette administration n’a jamais dépassé vingt-quatre heures. Elle est en permanence dans un état de survie », souligne Hamit Bozarslan, évoquant les menaces perpétuelles de la Turquie. Or, cette dernière semble être pour le moment la principale bénéficiaire de l’arrivée au pouvoir de HTC. L’ex-branche syrienne d’Al-Qaida, qui jure avoir rompu avec le djihadisme, s’est jusqu’ici montrée conciliante à l’égard des Kurdes. Il reste à savoir si les nouveaux maîtres de Damas, qui expriment clairement l’intention de restaurer l’intégrité territoriale et de dissoudre les milices, peuvent tolérer l’existence de cette entité autonome dotée de sa propre force armée.

« Ce qu’il faut d’abord souligner, c’est que HTC n’a rien gagné, estime le chercheur de l’EHESS. Le régime de Bachar Al-Assad s’est effondré de lui-même du fait de son extrême affaiblissement, de l’incapacité de ses alliés russe, iranien et du Hezbollah libanais, également affaiblis par les conflits en Ukraine et avec Israël, à lui prêter main-forte. »

Lire aussi | Syrie : « On est face à un mouvement qui s’est déradicalisé par le haut »

Le mouvement islamiste est certes en position de force, mais « il se sait aussi extrêmement fragile et a tout intérêt à chercher l’apaisement, notamment avec les Kurdes, qui, en restant neutres, ont contribué au renversement du régime baasiste. Des négociations entre les deux parties auraient d’ailleurs eu lieu quelques mois avant l’offensive de HTC, ce qui a contribué à les rapprocher, et ce rapprochement pourrait durer », prédit Hamit Bozarslan.

« Il y a de part et d’autre une volonté de négocier, mais les intérêts des deux parties semblent assez divergents, pour ne pas dire diamétralement opposés. Cela étant dit, les dirigeants des deux mouvements sont très pragmatiques. Leurs positions pourraient donc converger », confirme Boris James. L’organisation d’Ahmed Al-Charaa pourrait même être tentée de mettre au pas ses alliés de circonstance de l’ANS. « Ce sont des gens qui se détestent et cette détestation pourrait avoir des conséquences positives pour les FDS. L’ANS est totalement sous la coupe de la Turquie. Ce n’est pas le cas de HTC », fait-il valoir, jugeant toutefois, comme son collègue de l’EHESS, que l’avenir du Rojava dépendra avant tout de l’attitude de Washington à l’égard d’Ankara et de HTC.

Lire aussi |En Syrie, le nouveau pouvoir négocie la dissolution des groupes armés

Que faut-il attendre de la Turquie et des Etats-Unis ?

« La Turquie compte utiliser tous les moyens pour créer une situation irréversible sur le terrain avant l’investiture de la nouvelle administration américaine, le 20 janvier. Si cette dernière cesse de soutenir les Kurdes, l’avenir du Rojava sera compromis, mais ses principaux membres sont très favorables aux Kurdes et très hostiles à la Turquie », avance Hamit Bozarslan, rappelant par ailleurs la très ferme mise en demeure que Donald Trump avait adressée en 2019 au président turc, Recep Tayyip Erdogan, pour faire cesser la deuxième offensive turque, après celle d’Afrin, l’année précédente, qui avait chassé les miliciens kurdes d’une bande frontalière de 180 km entre Ras Al-Aïn et Tall Abyad, à l’est de l’Euphrate. « Don’t be a fool » (« Ne soyez pas stupide »), lui lançait-il, en le menaçant de ruiner son pays.

« Reste que Trump est une girouette », poursuit-il. Rien ne permet, pour l’instant, de savoir quelle sera, cette fois, la position de l’administration républicaine, « mais la survie de l’administration kurde et son intégration dans une entité nationale pourraient être la garantie du respect de la diversité de la nouvelle Syrie, de sa pluralité, d’une forme de respect des règles démocratiques et, donc, que le pays ne dérivera pas vers une espèce de “djihadistan” ou un nouvel émirat islamique, à l’image de l’Afghanistan ».

Lire aussi | En Syrie, la Turquie veut étendre la zone tampon en repoussant les forces kurdes

Jean-Philippe Lefief

More articles

Latest article