La Turquie a désigné mercredi son « Choix Goncourt » sous la présidence de l’écrivain français Mathias Enard: une première dans ce pays qui a su préserver sa longue histoire avec la francophonie malgré des relations parfois tumultueuses avec Paris.
TV 5 Monde, le 19 avril 2024, par Burçin Gerçek
Un jury représentant une cinquantaine de lecteurs de tous âges, généralement étudiants et enseignants d’Ankara, d’Istanbul et d’Izmir a récompensé Neige Sinno pour « Triste Tigre », son roman qui a collectionné les récompenses fin 2023 dont le prix Femina et le Goncourt des lycéens.
Les jurés ont souligné « la délicatesse et l’équilibre avec lesquels l’écrivaine traite de son sujet difficile, l’inceste », a indiqué le président du jury, Mathias Enard, en annonçant à Ankara la lauréate de ce premier « Choix Goncourt de la Turquie ».
Neige Sinno, prix Femina pour son roman pour « Triste Tigre », le 6 novembre 2023 à Paris AFP/Archives/ Thomas SAMSON
Plus d’une quarantaine de pays participent à ces éditions hors frontières du plus populaire des prix littéraires français.
Cette première édition a aussi fourni l’occasion de rappeler que « la Turquie est au cœur du grand monde de la francophonie », a fait valoir Sylvie Lemasson, directrice de l’Institut français de Turquie.
Avec ses treize écoles et deux universités francophones, qui réunissent plus de 10.000 élèves et étudiants, la Turquie a su préserver une tradition de la francophonie qui remonte à l’empire ottoman, même si le français n’est plus la première langue étrangère comme il l’a été jusqu’aux premières années de la République.
Le président du jury du « Choix Goncourt », l’écrivain français Mathias Enard (c,g), annonce le lauréat du prix, le 17 avril 2024 à Ankara, en Turquie, AFP/ Adem ALTAN
Si le temps où les dirigeants turcs pouvaient parfaitement s’exprimer en français, à l’image du père fondateur Mustafa Kemal Ataturk, semble loin, la langue de Molière reste très présente, « vue comme plus littéraire, plus culturelle que l’anglais », remarque Mathias Enard.
« J’ai une relation toute particulière avec la Turquie », affirme l’auteur qui a notamment publié « Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants », consacré à Constantinople au 16e siècle et « Boussole », lauréat du prix Goncourt en 2015, qui évoque Istanbul aujourd’hui.
« Ce qui est fascinant dans l’histoire de la Turquie c’est sa façon de se confronter aux défis, aux transformations et de savoir se réinventer tout le temps », estime-t-il.
« Rôle clé » face à l’Occident
Les défis d’Ankara se cachent aussi dans ses relations avec l’Occident qui ont été, en particulier sous le gouvernement du président Recep Tayyip Erdogan, marquées par les tensions notamment avec la France, à propos des droits d’exploration gazière en Méditerranée orientale disputés à la Grèce et à Chypre.
Sylvie Lemasson, directrice de l’Institut français de Turquie, et président du jury du « Choix Goncourt », l’écrivain français Mathias Enard, annonce le lauréat du prix, le 17 avril 2024 à Ankara, en Turquie, AFP/ Adem ALTAN
Des enseignants français de la prestigieuse université Galatasaray, à Istanbul, avaient été menacés d’expulsion en 2021 après le refus des autorités turques de leur délivrer un permis de travail dans ce contexte de mésentente et d’amertume entre Ankara et Paris.
Le président turc s’était même interrogé sur la « santé mentale » de son homologue, Emmanuel Macron, et avait appelé à boycotter les produits français avant de revenir à des propos plus diplomatiques.
Tiraillée entre son aspiration à devenir une démocratie européenne et son ambition d’être une force politique et militaire régionale, la Turquie a souvent entretenu un rapport amour-haine avec l’Occident, évoqué dans les romans de son célèbre prix Nobel, Orhan Pamuk.
Ankara n’est pas pourtant obligé de choisir entre ces deux mondes, avance Mathias Enard.
« La Turquie joue un rôle clé vis-à-vis de l’Occident. Elle ne peut pas être uniquement moyen-orientale. Elle a cette possibilité d’exister des deux côtés du Bosphore », remarque-t-il en évoquant Istanbul, la métropole turque à cheval sur l’Asie et l’Europe.