« A l’origine des articles révélant le mariage forcé d’une fillette de 6 ans ou d’un livre décrivant des réseaux de corruption jusqu’aux plus hautes autorités du pays, il vient de recevoir à l’unanimité le Prix de la liberté de la presse 2022 » rapporte Nicolas Bourcier dans Le Monde du 4 janvier 2023.
Timur Soykan exerce sa profession de la manière la plus noble qui soit : dérangeante. Journaliste au quotidien indépendant BirGün, il a passé ces dernières années à se spécialiser dans les réseaux mafieux et le crime organisé. Dans un pays où la pratique du métier est de plus en plus corsetée par un impressionnant arsenal juridique, recueillir et mettre au jour les témoignages et les pratiques d’hommes de l’ombre sur la question sensible des trafics tient de la gageure.
Avec sa silhouette élancée, élégante – et un visage tout en angles –, debout sur les plateaux d’émissions télévisées, il y a chez ce journaliste d’investigation du Don Quichotte. Ses enquêtes provoquent et bousculent, ils sont à son image, sans artifices ni tournures de style. C’est lui qui a révélé l’emprise croissante des groupes criminels étrangers en Turquie. Il a documenté les violences des mafias caucasiennes implantées depuis une dizaine d’années, mis le doigt sur la façon dont les Balkans sont devenus l’arrière-cour de la mafia turque, comment aussi les réseaux de la pègre se sont restructurés.
Timur Soykan a écrit sur les affrontements entre les clans azerbaïdjanais, les bandes serbo-monténégrines, les filières de la ’Ndrangheta calabraise. Les trafics de cocaïne, d’héroïne aussi, et les possibilités de blanchiment d’argent que recèle la Turquie.
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Il a décrit des réseaux de corruption jusqu’aux plus hautes autorités du pays. Il en a même fait un livre, une sorte de roman enquête, intitulé Baronlar Savasi (« La guerre des barons », Kirmizikedi, 2020, non traduit), basé sur des faits réels. Rédigé à partir de témoignages, de documents juridiques et d’entretiens, l’ouvrage pointe les relations incestueuses qu’entretient l’Etat avec les gangs mafieux, un problème récurrent en Turquie, faisant de ce pays « le Mexique de l’Europe », souligne l’auteur.
Bombe politique
Début décembre 2022, il est à l’origine de l’affaire qui secoue encore le pays aujourd’hui. Deux articles, parus coup sur coup, révèlent un mariage forcé et signalé d’une enfant de 6 ans. Fille du chef de la fondation religieuse Hiranur Vakfi, rattachée à la puissante confrérie Ismailaga, elle accuse son père de l’avoir mariée religieusement dans son enfance à un disciple âgé de 29 ans, au début des années 2000. Au journaliste elle explique avoir subi depuis lors des abus sexuels.
A quelques mois d’élections cruciales, l’histoire fait l’effet d’une bombe politique. Elle jette une lumière crue sur l’inquiétante impunité des confréries, et relance le débat sur la protection dont jouissent des cercles religieux proches du pouvoir. Timur Soykan, lui, a été accusé d’insulter l’islam. Il a fait l’objet de lynchage sur les réseaux sociaux, certains évoquant une manipulation de l’âge de la fillette. Mais les faits sont têtus. L’enquêteur a même enfoncé le clou avec un troisième papier tout aussi dérangeant.
Les autorités ont finalement réagi. Une première audience du procès a été avancée au 30 janvier. Le journaliste a obtenu, le 28 décembre, le Prix de la liberté de la presse 2022, décerné à l’unanimité par le Conseil turc de la presse pour ses révélations sur le scandale.
Et puis, il y a cette dernière histoire publiée au lendemain de Noël, un récit vertigineux sur le quotidien presque banal d’un richissime mafieux à Istanbul. Là encore, Timur Soykan fait mouche avec une enquête qui colle terriblement à l’époque. Une sorte de tragédie moderne et ostentatoire, chargée de sens.
Il y décrit le train de vie bling-bling et sans retenue aucune d’un certain Cengiz Siklaroglu, surnommé « Cengiz le Tcherkesse ». L’homme a reçu plusieurs balles dans les jambes, à la mi-décembre, à Beykoz, un quartier d’Istanbul sur la rive asiatique du Bosphore. Son chauffeur a été touché au ventre. Les auteurs de l’attaque n’ont pas été identifiés. Cette sordide histoire de règlement de comptes aurait pu en rester là. Seulement voilà, le profil attire l’attention du journaliste. Il gratte, cherche et tire les fils de ce personnage tout droit sorti d’un film.
Crocodiles, lions et pistolet plaqué or
Sur les réseaux sociaux, « Cengiz le Tcherkesse » se donne à voir. Il publie des photos, nombreuses, des vidéos aussi. Il façonne sa légende en version XXL. Les anecdotes et rumeurs sur lui abondent. « “Cengiz le Tcherkesse” est un symbole frappant de cette période où les activités autrefois cachées et underground s’exposent dorénavant en pleine lumière. C’est le portrait type de la nouvelle génération mafieuse à l’ère de l’information », écrit Timur Soykan.
On le voit prendre la pose avec des boas, des crocodiles, des lions et des ours. Son pistolet est plaqué or. Ses voitures rutilantes et blindées. Lui-même affirme avoir été poursuivi pour espionnage militaire et activité criminelle en Russie entre 2005 et 2016. Il avance aussi qu’il a été jugé pour une prétendue tentative d’assassinat contre le président tchétchène Ramzan Kadyrov. Il souligne même que son nom a été mentionné lors de la crise des otages de Beslan, en Russie, en 2004.
Selon un commentaire en ligne, « Cengiz le Tcherkesse » aurait failli prendre la tête d’un fabricant européen de missiles. Mais la famille royale d’Angleterre elle-même s’y serait opposée… Un autre message, tout aussi invérifiable, affirme que Barack Obama en personne aurait évoqué une rencontre avec « Cengiz le Tcherkesse »…
Lire aussi l’enquête : En Turquie, le mariage forcé d’une fillette de 6 ans relance la polémique sur les confréries religieuses – Le Monde/Angèle Pierre
Une photo bien réelle montre toutefois Cengiz Siklaroglu, tout sourire, au mariage de Sedat et Özde Peker en 2015. Le marié est une figure emblématique et ultranationaliste de la pègre turque, exilé à Dubaï depuis l’an dernier et dont les vidéos mises en ligne ont décrit par le menu la présumée corruption régnant au sein du Parti de la justice et du développement (AKP) dirigé par le président Recep Tayyip Erdogan. Dans l’une de ses interventions, Sedat Peker indique que l’actuel ministre de l’intérieur, Süleyman Soylu, l’aurait prévenu personnellement d’une nouvelle enquête à charge contre lui et aurait facilité sa cavale en lui donnant des informations de sécurité confidentielles.
Timur Soykan s’est entretenu avec « Cengiz le Tcherkesse », qui lui a dit avoir « beaucoup d’ennemis ». « Un fantôme » serait après lui, a-t-il glissé sans plus de précisions, avant d’ajouter qu’il envisageait de partir à l’étranger, mais pas dans l’immédiat. Cengiz Siklaroglu compte encore rester en Turquie, « le temps de retrouver les auteurs de la récente attaque contre lui ». Une affaire à suivre.
Le Monde, 4 janvier 2023, Nicolas Bourcier