Les bouleversements géopolitiques dans le monde ont pris de vitesse les dirigeants européens habitués au confort du statu quo. « L’Europe est face à des choix stratégiques lourds si elle veut éviter le décrochage », estime Thomas Gomart (Ifri).
« Que ce soit en Ukraine, au Moyen-Orient ou en mer de Chine, nous assistons à une accélération stratégique, c’est-à-dire à une multiplication d’actions délibérées, qui modifient les équilibres de puissance. Cette accélération a pris de vitesse des dirigeants européens habitués au confort du statu quo. » C’est le constat implacable que dresse Thomas Gomart, historien et directeur de l’Institut français des relations internationales (Ifri).
Dans son dernier essai intitulé « L’accélération de l’histoire », il épingle l’isolement mental des Européens qui, à défaut d’un sursaut de lucidité, pourrait rapidement se muer en isolement politique. « Les Européens doivent améliorer leur intelligence du monde s’ils entendent défendre leurs intérêts face à des États ou des organisations bien décidés à exploiter leur désarroi au maximum et à imposer leurs propres valeurs », prévient-il.
Quels enseignements tirez-vous du dernier scrutin à Taïwan?
Ce scrutin dit principalement deux choses. Premièrement, les Taïwanais ont confirmé qu’ils ont construit une identité politique propre. Deuxièmement, le nouveau président taïwanais a la volonté de maintenir le statu quo, qui bénéficie au final à tout le monde, à Taïwan, à la Chine et aux pays du voisinage immédiat.
La Chine a-t-elle les capacités militaires d’entreprendre une attaque massive contre Taïwan?
Sur le plan idéologique, la République populaire de Chine a fait de la « réunification » un objectif sans cesse réaffirmé. Mais de l’idéologie au militaire, il y a un pas. Différents scénarios sont envisageables. Un scénario de vive force causerait des problèmes à l’armée chinoise, qui ne disposerait pas à l’heure actuelle des capacités requises. Pékin pourrait faire d’autres choix. C’est aussi une question de patience stratégique. Ce qui est certain en revanche, c’est que la Chine réalise des investissements considérables et continus dans ses forces armées, y compris et surtout dans le domaine nucléaire. En 2030, la Chine sera militairement beaucoup plus forte.
L’industrie des micro-processeurs n’est-elle pas la meilleure assurance-vie de Taïwan face aux ambitions de Pékin?
Taïwan a construit sur plusieurs décennies le centre de production de micro-processeurs le plus sophistiqué au monde. C’est le fameux « bouclier de silicium », pour reprendre l’expression de la présidente taïwanaise sortante. À plus long terme, cette stratégie comporte toutefois un risque de phénomène Nokia. Une telle concentration sur un seul type de produit nécessite de pouvoir évoluer avec les contraintes du marché et l’environnement géopolitique. TSMC (la firme qui fabrique les micro-processeurs, NDLR) devra de plus en plus prendre en compte dans sa stratégie industrielle les enjeux de sécurité nationale.
Comment analysez-vous les tensions en mer Rouge, cet autre nœud géostratégique?
Les récents événements en mer Rouge ne sont pas une surprise pour les personnes qui font de la planification stratégique. Les Houthis, même s’ils opèrent avec une certaine autonomie, sont soutenus par l’Iran. En dépit des sanctions, Téhéran parvient à fragiliser les circuits commerciaux des pays qui l’ont sanctionné. Ce qui montre à la fois l’étendue de son pouvoir de nuisance et l’incapacité des Européens, qui sont les premiers concernés, à y remédier par eux-mêmes. Les Européens sortent de plusieurs décennies de désarmement naval. Ce sont, pour l’heure, l’US Navy et de la Royal Navy qui frappent au nom de la liberté de navigation.
L’Iran semble tirer beaucoup de ficelles, est-ce à dire qu’on a manqué de fermeté à l’égard de ce pays?
Les trois pays les plus sanctionnés au monde, l’Iran, la Russie et la Corée du Nord, sont actuellement engagés dans une confrontation directe avec « l’Occident collectif ». Cela invite au moins à s’interroger sur l’efficacité des sanctions. Depuis 1979, l’Iran est dans une posture antagoniste par rapport à l’Occident et montre sa capacité de projection de puissance bien au-delà de la péninsule arabique. D’autre part, le pays est engagé dans une course à la sanctuarisation par le biais de l’arme nucléaire. Le constat de l’échec des sanctions ne doit cependant pas faire oublier les intentions très agressives de l’Iran à l’égard des Occidentaux.
On peine à déceler à quel jeu joue l’Arabie saoudite, qui navigue actuellement entre son ancien allié américain et son nouvel allié iranien.
L’Arabie saoudite de MBS constitue en effet une des grandes interrogations géopolitiques de la prochaine décennie. D’une part, on peut déceler chez les Saoudiens, tout comme chez les autres monarchies pétrolières du Golfe, une volonté d’autonomie stratégique par rapport aux Américains et aux Européens. C’est la raison principale qui a poussé les Saoudiens à se rapprocher de l’Iran sous l’impulsion de la Chine, puis à rejoindre les BRICS. D’autre part, l’influence de l’Arabie saoudite sur les pays européens se renforce, et ce pour plusieurs raisons. Avec les recettes des hydrocarbures, le pays s’est constitué des réserves financières considérables, qui vont en outre s’avérer indispensables au financement de la transition énergétique des Européens. Le besoin de capitaux pour assurer cette transition place les pays du Golfe en position de force.
Comment voyez-vous évoluer le conflit entre Israël et le Hamas?
Le recours par le Hamas à un terrorisme militarisé de très haute intensité a immanquablement provoqué un traumatisme existentiel au sein d’un pays qui se croyait sanctuarisé. Cela pose à Israël des interrogations fondamentales, qui expliquent la férocité de sa réplique militaire. Sur le fond du dossier, il n’y a pas d’évolution politique possible, me semble-t-il, tant que Netanyahou sera au pouvoir.
Le soutien de l’UE à Israël n’affaiblit-il pas la position de l’Europe vis-à-vis du Sud global?
Le soutien à Israël n’est pas aussi clair ni aussi simple à mettre en œuvre qu’à l’égard de l’Ukraine. Au lendemain du 7 octobre, seuls cinq pays avaient apporté leur plein soutien au droit à la légitime défense d’Israël: les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne et l’Italie. Un certain nombre de pays européens sont très embarrassés par la politique de colonisation d’Israël en Cisjordanie qui ne fait que renforcer l’argument du deux poids deux mesures brandi par la Russie pour décrédibiliser l’Occident. Par ailleurs, la destruction de la bande de Gaza et le sort réservé aux civils suscitent une très profonde émotion des opinions européennes.
La guerre en Ukraine est en train de passer au second plan. N’ayant plus vraiment l’initiative sur le terrain, l’Ukraine pourrait-elle perdre la guerre?
Cette guerre n’a pas commencé le 22 février 2022. Il faut considérer ce conflit sur un horizon plus large. En réalité, cette guerre a commencé en 2014 avec l’invasion et l’annexion de la Crimée par la Russie. Il y a eu ensuite l’échec de l’offensive de février 2022 qui visait à renverser le président Zelensky. Le niveau de résistance de Kiev a surpris tout le monde. Ensuite, il y a eu l’échec de la contre-offensive ukrainienne à l’été dernier. L’Ukraine parvient à enregistrer des succès navals limités en mer Noire et je pense qu’en 2024, on va assister à un déplacement du centre de gravité des opérations vers la Crimée. L’Ukraine ne part certainement pas perdante, ne serait-ce qu’en raison de l’asymétrie des volontés: les Ukrainiens savent pourquoi ils se battent, ce qui n’est pas forcément le cas des Russes enrôlés.
Quel crédit accorder à ceux, y compris en France, qui plaident pour une négociation avec Moscou?
Certains milieux à Paris et à Berlin ne comprennent toujours pas pourquoi l’Ukraine n’a pas capitulé et continuent, en effet, de penser qu’une solution négociée avec Moscou reste possible. Ce sont souvent des gens qui vivent avec une interprétation partielle du gaullisme et avec le souvenir de 2003, lorsque l’Allemagne, la France et la Russie avaient fait bloc contre l’invasion de l’Irak par les Américains. Même si la guerre n’avait pas pu être empêchée, cela reste un grand moment de la diplomatie française, sans cesse rappelé.
Négocier un arrangement global avec Poutine a-t-il un sens?
À ce stade, je ne le crois pas compte tenu de l’évolution idéologique de Poutine et de son entourage. Cette guerre est la justification et l’aboutissement de son règne. Il table sur une fatigue des Européens et sur une réélection de Trump. Je ne vois pas de signaux favorables à la négociation, ni du côté russe ni du côté ukrainien d’ailleurs. Une bonne part de l’évolution du conflit dépendra à la fois des développements militaires sur le terrain et des élections américaines.
Un éventuel retour de Trump va-t-il altérer la relation transatlantique et la cohésion au sein de l’Otan?
C’est certain. On en a déjà eu un aperçu lors du premier mandat de Trump. S’il est élu, son discours sera plus préparé et plus radical, notamment par rapport au sous-investissement militaire des Européens. Si les États-Unis devaient cesser leur aide militaire à l’Ukraine, on pourrait voir apparaitre des lignes de fracture au sein de l’Union européenne entre, d’une part, les pays scandinaves, les Pays baltes et la Pologne soucieux de préserver leur sécurité face à la menace russe et, d’autre part, l’Europe occidentale moins disposée à produire un effort de grande ampleur pour sauver l’Ukraine.Vue en plein écran
Les Européens ont-ils suffisamment exploité le répit offert par la présidence de Joe Biden pour se remettre en question et se repositionner?
Par rapport à Trump, Biden s’est en effet montré beaucoup plus prévenant avec les alliés européens. Mais il a aussi rappelé par l’IRA (Inflation Reduction Act, NDLR.) que la priorité des États-Unis est de préserver la compétitivité de l’économie américaine. Le fait que les Européens soient davantage préoccupés par les élections américaines de novembre que par les élections au Parlement européen en juin prochain est le signe évident d’une perte d’influence, voire d’un décrochage. Les Européens sont face à des choix stratégiques lourds dans un contexte économique dégradé. Le cas de l’Allemagne est parlant à cet égard.
Comment l’Europe peut-elle sortir de son impuissance et de sa dépendance?
Je vois deux choses à faire. La première est un effort de lucidité sur la place de l’Europe dans le monde. Jusqu’ici, la seule ambition stratégique des Européens semble être la préservation de leur mode de vie. Ce sursaut de lucidité passe par une conjugaison de nos principes et de nos intérêts. Ainsi, par exemple, la notion de sécurité économique, sur laquelle les analystes alertent pourtant depuis longtemps, arrive bien trop tardivement dans le débat européen. Deuxièmement, si les Européens ne veulent pas se faire distancer, ils devront travailler davantage, pour améliorer leur compétitivité et pour éviter un décrochage sur des segments stratégiques comme l’intelligence artificielle ou la robotisation.
La guerre en Ukraine montre aussi à quel point un repositionnement européen dépend de la reconstitution de nos capacités militaires.
L’histoire nous enseigne que la dégradation de la situation internationale se produit toujours beaucoup plus rapidement que la préparation des forces armées pour tenter d’y pallier. On n’a cessé de réduire nos capacités militaires depuis 1990, à la suite de la chute du Mur, mais également sous l’impulsion d’institutions prônant l’orthodoxie budgétaire. Je pense notamment à la Commission européenne. Cela étant, on ne part pas de rien et on continue d’investir dans notre outil de défense. La question est surtout de savoir pourquoi, avec un tel niveau de dépenses militaires, l’Europe n’est pas capable de sécuriser son voisinage immédiat. Ce n’est pas une question de capacités militaires, mais plutôt une question de volonté et de vision du monde.
La France peut toujours compter sur son statut de puissance nucléaire. Et pourtant, vous affirmez que cela ne constitue plus une protection absolue.
En France, on pense qu’en tant que puissance dotée, on ne se retrouvera jamais dans la situation de l’Ukraine. Je comprends le sens de la dissuasion nucléaire, mais je pense aussi que la France et l’Europe ne peuvent pas faire l’économie d’une réflexion sur l’articulation entre capacités nucléaires et conventionnelles. Nous pourrions nous trouver dans une situation pouvant provoquer un fort choc sécuritaire, dans un territoire d’Outre-Mer par exemple, sans pour autant rentrer dans le scénario de la dissuasion. Par ailleurs, que ce soit par le terrorisme, le cyber ou le spatial, il est toujours possible de causer à nos pays des dommages majeurs.