Susam Sokak, 16 Mai 2021, Etienne Copeaux
Étienne Copeaux propose une brève étude sur la place de Taksim en guise d’introduction au texte de la conférence d’Anna Théodoridès, « Partir ou rester à Polis : La survie des Grecs d’Istanbul au lendemain des violences de la nuit du 6 au 7 septembre 1955″, présentée le 18 avril 2021.
Taksim, une proximité dangereuse (1928-1955)
La place de Taksim, un des lieux les plus connus d’Istanbul, n’a guère été patinée par l’histoire. C’est qu’au XIXe siècle ce lieu indéfini marquait la limite entre la ville et une zone vouée au casernement et à l’exercice militaire. Elle est en réalité une vaste aire polygonale formée d’éléments disparates, comportant cependant plusieurs monuments investis par la mémoire. Le plus ancien, à gauche en venant de la rue Istiklâl (l’ancienne « Grande rue de Péra »), est le système de répartition des eaux ; purement fonctionnel, il a donné son nom à la place (taksim signifie « partage »). A main droite, bien visible, se trouve la grande église orthodoxe de la Sainte-Trinité (Agia Triada), achevée en 1880, qui rappelle toujours que le quartier était peuplé de non-musulmans : environ 110 000 orthodoxes, les « Rum », qui se disaient « Polites » (de Polis, la Ville), dont les trois-quarts étaient citoyens turcs (Théodoridès, 2016).
En pénétrant sur la place de Taksim, on accède au monument de la République, inauguré en 1928, pour se trouver face au Centre culturel Atatürk (Atatürk Kültür Merkezi, AKM), grand parallélépipède inauguré en 1969, fermé en 2008 et démoli en 2018. Autrefois, la place était bordée au nord par une caserne, démolie en 1940 ; c’est sur son emplacement qu’a été créée en 1944 l’ « esplanade Inönü » familièrement dénommée « la Promenade » (Gezi). Plus loin, l’espace est fermé par l’hôtel Divan, bâti sur l’emplacement du cimetière arménien de Surp Agop (Nalcı et Daglıoglu, 2013).
Suite à l’extension de la ville vers le nord, Taksim est devenue un carrefour intra-urbain répartissant le flux de circulation venant de la ville historique d’Istanbul vers les quartiers du Bosphore, d’une part, et les élégants quartiers nord, de l’autre. Le lieu informe est devenu, jusqu’aux aménagements de 2015, un enfer de bruit et de gaz.
Le nom de « Taksim » est associé à celui d’ « Istiklâl » (« indépendance »), donné à l’ancienne Grande rue de Pera, et qui donne accès au monument. Elle est restée « la » Grande rue, lieu de commerces, de spectacles et de plaisirs. Mais aussi lieu par excellence de la protestation politique.
Car défiler le long de la rue Istiklâl est un rituel politique très ancré. Sa longueur, 1500 m, permet des cortèges de dizaines de milliers de personnes. En cas de répression, la dispersion est facilitée par une multitude de ruelles – l’ancien quartier résidentiel et commercial gréco-arménien. Le plus souvent, la protestation se dirige vers Taksim, pour tenter de déboucher sur la place et d’accéder au monument, ce qui est considéré comme une victoire.
En son point médian, la rue Istiklâl s’élargit en une petite place, devant le lycée de Galatasaray où se trouve le modeste monument du cinquantième anniversaire de la république. C’est le lieu symbolique des conférences de presse et protestations statiques, notamment celle des mères de disparus, qui se tiennent là, assises en silence chaque samedi de mai 1995 à octobre 2018.
La place n’est pas un lieu de pouvoir, et le monument seul y imprime la marque symbolique de la république et de la nation, non par sa taille, modeste, mais par la fréquence des cérémonies patriotiques dont il est le centre.
Le Monument : actions de grâce et cérémonies réparatrices
Parallélépipède de onze mètres, il présente sur deux faces des effigies de Mustafa Kemal (Atatürk), l’une en posture d’officier menant l’assaut, suivi de soldats, secondés par des femmes ; l’autre en tenue de président, entouré des autres fondateurs de la République, Ismet Inönü et Fevzi Çakmak, et, chose plus surprenante, des chefs de l’armée soviétique, Mikhaïl Frounzé et Kliment Vorochilov, en hommage à l’aide prodiguée aux kémalistes par l’URSS.
C’est le plus important lieu cérémoniel patriotique d’Istanbul. Là se déroulent les célébrations nationales, avec prise d’armes, discours, dépôts de gerbes. Entre les commémorations officielles, le dépôt de gerbe est l’hommage minimal rendu par les associations, partis, congrès, visiteurs étrangers, etc.
La sacralité du lieu, augmentée par la fréquence des cérémonies, est censée légitimer ceux qui s’y rendent. Le dépôt de gerbe à Taksim valide l’action, rend publique l’allégeance à des valeurs communes, confirme l’appartenance à la communauté républicaine, à la nation. C’est un lieu d’action de grâces et de cérémonies réparatrices.
Veillé en permanence par des policiers, souvent entouré de barrières symboliques, l’accès au monument de Taksim a été codifié et protégé, jusqu’au mouvement protestataire de juin 2013. Les groupes considérés comme illégitimes par l’establishment (les mouvements de gauche non institutionnelle, les mouvements kurdes) ne sont pas autorisés à y accéder. Le monument de Taksim établit ainsi une ligne de démarcation dans la vie politique, entre ceux qui acceptent le « consensus obligatoire » (Copeaux, 2000) et participent à la vie cérémonielle kémaliste, et ceux qui en sont exclus ou s’en excluent. Le lendemain d’une cérémonie au monument, le compte rendu dans les médias vaut reconnaissance du groupe, qui a publiquement manifesté son allégeance au kémalisme.
Ainsi, en quelques jours de mars 1997, j’ai observé de visu trois manifestations aux abords du monument. Le 3 mars, un groupe de femmes affiliées aux partis CHP et ANAP, tous deux kémalistes, a été autorisé à accéder au monument et à le fleurir. Le 6, une manifestation syndicaliste a été bloquée par la police à l’entrée de la place ; et le 8, journée mondiale des femmes, un important défilé de femmes affiliées aux partis pro-kurdes HADEP et ÖDP a subi de très violents assauts de la police en voulant approcher du monument de Taksim. Dans ces deux derniers défilés, les manifestants n’arboraient aucune icône du kémalisme.
Le sceau de la nation turque sur un quartier grec
Mais une question s’impose : pourquoi le monument de la République a-t-il été construit en un endroit aussi périphérique que l’était en 1928 la place de Taksim, qui n’était alors qu’un terrain vague ? Pourquoi ne pas avoir marqué du sceau de la république la ville historique, par exemple à Saraçhane où a été construit l’hôtel de ville (1953), ou à la pointe de Sarayburnu, où se trouvait une statue de Mustafa Kemal dès 1926 ?
L’explication est peut-être militaire : l’aire de Taksim, vaste et plane, convenait bien aux prises d’armes et parades. A proximité, outre la caserne démolie en 1940, se trouvaient l’hôpital militaire et caserne de Taskısla, l’Académie militaire instituée en 1862 (aujourd’hui Musée de l’armée), et la caserne-hôpital de Gümüssuyu. Et, tout près, se trouve le palais de Dolmabahçe, résidence d’Atatürk à Istanbul. En somme, le monument patriotique de Taksim est dans son élément.
Mais je pense qu’il existe une raison plus profonde, un élément troublant et très signifiant dans le choix de cet emplacement pour le monument de la République, même s’il n’est pas délibéré, réfléchi ou avoué. Ce serait l’expression d’un inconscient nationaliste, un lapsus politique et urbanistique, un acte manqué parfaitement réussi. Il faut rappeler que la guerre de Libération (1919-1922) fut remportée sur les troupes d’occupation grecques. Au cours de ce conflit impitoyable, les deux parties ont considéré les populations orthodoxes d’Anatolie occidentale comme des « Grecs ». De sorte que pour la république naissante, les orthodoxes de la « Ville » étaient des ennemis vaincus. Or, le quartier de Pera qui jouxte Taksim était le principal – et plus riche – quartier Rum d’Istanbul, comme en témoigne l’église de la Trinité et ses deux clochers.
1955, « turquifier »
Comment alors ne pas voir dans le choix de l’emplacement du monument de la République, à cent mètres de la Sainte-Trinité, l’apposition d’un sceau républicain et turc sur une ville considérée comme étrangère par le nationalisme turc ? Même si elle n’est pas intentionnelle, la proximité induit une tension, un rapport de dépendance. Taksim se révèle lieu de conquête. Et cette notion de conquête est centrale dans l’histoire ultérieure de la place.
En 1955, la place de Taksim et son monument entrent dans l’histoire des grandes manifestations. La Turquie est gouvernée depuis 1950 par Adnan Menderes et le très conservateur Parti démocrate. Le 6 septembre, la presse avait diffusé la nouvelle, fausse, d’un attentat contre la maison natale d’Atatürk à Salonique, alors que se tenaient des négociations sur l’avenir de Chypre. L’association ultra-nationaliste Kıbrıs Türktür (« Chypre est turque ») et les mouvements d’extrême-droite avaient appelé à une protestation au monument de Taksim, mobilisant le sous-prolétariat des banlieues pour rendre hommage à Atatürk et à la république, prétendument outragés en terre grecque. Ce fut le déferlement d’une population qui ne fréquentait pas le centre, et a été stupéfaite par ses monuments, ses commerces de luxe, ses cinémas, ses églises.
Des dizaines de milliers de personnes se rassemblent d’abord autour du monument, sur lequel grimpent de nombreux hommes, étreignant l’effigie d’Atatürk, déployant le drapeau turc et des portraits du Guide. Puis la foule envahit la rue Istiklâl et le quartier de Pera, cassent les vitrines des magasins « grecs » ou désignés comme tels, pillent, jettent au-dehors les marchandises et les biens, menacent et brutalisent les commerçants Rum. Des groupes d’émeutiers se dirigent vers la Sainte-Trinité, y pénètrent, pillent, tentent d’y mettre le feu. Au cours de la nuit, le quartier entier, ses commerces, ses immeubles, ses églises sont dévastés. Des faits similaires ou pires surviennent dans les autres quartiers de population orthodoxe. La police reste passive, l’armée, avec des chars, n’intervient que le lendemain matin. Le gouvernement de Menderes a laissé faire cette « nuit de cristal » turque.
Lors de cet événement, les provocateurs ont mêlé la double sacralité d’Atatürk et celle du monument, jouant, sciemment ou non, de la proximité entre celui-ci et le quartier « étranger ». Car, de 1928 à 1955, ce qui se joue est bien la conquête d’un quartier non-musulman, le point final de la conquête (Fetih 1) de Constantinople, qui va alors perdre la majeure partie de ceux qui la nommaient ainsi, pour devenir pleinement Istanbul. La première étape, 1928, est une conquête symbolique par mise en place du monument, et la seconde, 1955, est conquête effective, par le saccage du quartier et le « départ » des Rum polites.
Un détail illustre mon interprétation. Sur quelques photos de la nuit du 6 au 7 septembre, on peut voir un groupe d’émeutiers parcourant fièrement la rue Istiklâl en brandissant un portrait du sultan Mehmet le Conquérant (Mehmet Fatih), qui a donné Constantinople aux Turcs et à l’islam en 1453 (Güven et Karaca, 2005, 48-49. Le Sultan est à sa place dans cette manifestation. Ces gens, accompagnés du davul (tambour) des jours de fête, rient et s’amusent, joyeux et sans doute fiers d’accomplir la Fetih. Cet acte et ce portrait trahissent l’existence d’un « discours latent » ; il s’agit, selon les termes de J.P. Faye, d’une « narration qui va de la périphérie vers le centre, “centre invisible“ sur quoi les narrateurs en action s’interrogent, avant de le voir soudain prendre un nom » (Faye, 1972 : 10). Ici, c’est le discours de la conquête religieuse, qui, par la suite, émergera périodiquement dans le cadre de la Turquie républicaine et « laïque ».
Le 6 septembre 1955 a révélé le caractère explosif de la proximité entre le monument de la République et le quartier orthodoxe de Pera/Beyoglu, avec sa Sainte-Trinité, un quartier de gavur (infidèles). En mettant en lumière le caractère « non-turc » de cette partie de la ville, l’événement désignait une anomalie dans l’ordre nationaliste, en même temps qu’il la « corrigeait », puisqu’il a été suivi de l’exode, puis de l’expulsion, de la majorité des Polites (Théodoridès, 2016).
Taksim conquise en 1955. Taksim devenue « turque » après le « départ » des Polites d’Istanbul. L’anomalie est corrigée, le quartier est turquifié, conformément au premier point du programme de Ziya Gökalp, le théoricien du nationalisme turc : « Turquifier, islamiser, moderniser » (Gökalp : 2014 [1918]). La sacralité conférée au lieu par le monument et le culte d’Atatürk est renforcée par le nettoyage ethnique qui s’opère ensuite.
Bientôt, en janvier 1957, le mot « taksim » allait se surcharger de sens, puisqu’il fut adopté comme mot d’ordre par les nationalistes turcs pour réclamer le partage de Chypre. En 1958, la place centrale de Nicosie, le Djirid, coupée en deux par la ligne verte, était même rebaptisée en « place de Taksim », référence à la fois au lieu stambouliote et à l’idée de partage (Copeaux, Mauss-Copeaux, 2005). Loin d’Istanbul, l’île, qui a été le prétexte à l’émeute, traverse deux décennies dramatiques menant au débarquement turc de 1974 et au partage décisif. On est allé effectivement de Taksim, la place, à « taksim », la division.
La « correction » de l’ « anomalie » qu’était l’existence d’un quartier non-turc (non-musulman) en plein Istanbul devait transformer son caractère. Pera/Beyoglu, ensemble bourgeois et commerçant émaillé de merveilles architecturales de brique et de pierre, allait devenir un quartier négligé voire misérable ; en raison de l’état indécis du cadastre après l’expulsion des Polites, les immeubles, au fil des décennies, allaient se dégrader. Les biens vacants furent mis à disposition de profiteurs, d’usufruitiers sans statut et d’un monde interlope. Des rues jadis résidentielles devinrent crasseuses et mal famées. Beaucoup d’appartements souvent spacieux, laissés à l’abandon pendant cinquante ans, ont été occupés illégalement ou de façon « précaire » par des bars, des boîtes de nuit, des commerces légaux ou informels, des lieux de spectacles, des sièges d’associations et toutes sortes d’activités et trafics, sans jamais être entretenus ou remis en état. Le quartier adjacent de Tarlabası, vidé de sa population, était progressivement occupé par des familles kurdes et syriaques chassées du sud-est, et des Tziganes.
En l’absence de sa population originelle, le quartier devenait un immense squat. Dans l’hyper-centre d’une métropole mondiale, l’existence de ce quartier en déshérence est une autre « anomalie », qui découle de la première. Elle est, elle aussi, en cours de « correction ».
C’est à l’occasion des émeutes de 1955 qu’apparaît ce rituel de transgression qu’est l’investissement du monument de la République par la foule. Un acte évidemment prohibé, que la police a laissé faire. Par la suite, le rituel est renouvelé de nombreuses fois mais il peut prendre plusieurs significations. En 1955, il s’agit de faire corps avec l’effigie d’Atatürk, de l’aimer, pour prouver l’attachement au Père, mais aussi et surtout peut-être pour s’en réclamer, légitimer l’acte de protestation en train de s’accomplir ou qui va suivre ; ici, un acte de conquête, une affirmation de participation au pouvoir.
Et pendant ce temps, Taksim devient la place de l’oubli.
Cliquez ICI pour l’annonce de la deuxième conférence d’ Anna Théodoridès « Suivre les traces des Grecs d’Istanbul au lendemain des violences des 6-7 septembre 1955 : une enquête en Grèce » qui se déroulera le dimanche 30 mai 2021 à 19h30. |
Références
Çelebi, Mevlut (2006), Dünden Bugüne Taksim Cumhuriyet Anıtı, Istanbul, Atatürk Araştırma Merkezi Yayını.
Copeaux, Etienne (2000), « Le consensus obligatoire », in Rigoni, Isabelle (dir.), Turquie : Les mille visages. Politique, religion, femmes, immigration, Paris, Syllepse, p. 89-104.
Copeaux, Etienne et Mauss-Copeaux, Claire (2005), Taksim ! Chypre divisée, 1964-2005, Lyon, Aedelsa.
Copeaux, Etienne (2018), « Taksim, lieu de rien, lieu à conquérir », inMagali Boumaza,Faire mémoire : regards croisés sur les mobilisations mémorielles (France, Allemagne, Ukraine, Turquie, Égypte), L’Harmattan.
Faye, Jean-Pierre (1972), Théorie du récit. Introduction aux « Langages totalitaires », Paris, Hermann.
Gökalp, Ziya (2014) [1918], Türklesmek, Islamlasmak, muasırlasmak, Istanbul, Ötüken.
Gülersoy, Çelik (1986), Taksim : Bir Meydanın Hikâyesi, Istanbul, Istanbul Kitaplıgı.
Güven, Dilek (2005), Cumhuriyet Dönemi Azınlık Politikaları Baglamında 6-7 Eylül Olayları, Istanbul, Tarih Vakfı.
Güven, Dilek et Karaca, Zafer (2005), 6-7 Eylül Olayları. Fotograflar-Belgeler, Fahri Çoker Arsivi, Istanbul, Tarih Vakfı.
Theodoridès, Anna (2016), « Survivre en contexte minoritaire. Une étude sociologique des résistances des Grecs d’Istanbul (Rûms polites) au lendemain des émeutes de la nuit du 6 au 7 septembre 1955, Istanbul », Thèse, Paris, EHESS.