Série « Turquie, la République à l’heure des choix » Épisode 3/4 : Société : réinventer les résistances sur France Culture du 4 mai 2023. Pour écouter.
En vingt ans de pouvoir, les espoirs démocratiques suscités par l’arrivée au pouvoir de l’AKP se sont estompés à mesure que le régime se durcissait. Face à cette montée en puissance autoritaire, les opposants ont été contraints de se réinventer.
Avec
- Delphine Minoui Correspondante du Figaro à Istanbul
- Buket Türkmen Chercheuse au CNRS et au Centre d’études turques, ottomanes, balkaniques et centrasiatiques (CETOBAC)
- Cléa Pineau Doctorante en sociologie politique à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, membre associée au Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP), autrice d’une thèse sur la politique locale à Mersin
Qu’il s’agisse de manifestations étudiantes, féministes, pour les droits des LGBT+ ou autres grands mouvements sociaux, le gouvernement turc estime que ces expressions d’opinions dissidentes sont toutes télécommandées par “des puissances étrangères”. Une manière de discréditer l’opposition qui se double d’une répression systématique. L’arrestation, le 1er mai 2023, et avant même leur arrivée sur la place Taksim, d’une centaine de militants stambouliotes venus célébrer la fête des travailleurs l’illustre bien. Cette même place avait pourtant suscité l’espoir d’un réveil démocratique quand, en 2013, des milliers de manifestants s’étaient réunis pour défendre le parc de Gezi.
Entre-temps, la tentative de coup d’Etat de 2016, attribuée par Recep Tayyip Erdogan à Fetullah Güllen, a provoqué une véritable chasse aux sorcières, contribuant à limiter encore la liberté d’expression et à renforcer le contrôle social.
À l’aube d’une élection très indécise, le foisonnement militant et le débat politique, en apparence étouffés, sont en réalité en pleine recomposition. Des réseaux de solidarité s’activent pour faire face aux dernières crises sociales et humanitaires engendrées par la pandémie de Covid et le séisme de février dernier.
Comment les communautés les plus visées par la répression -des LGBT aux intellectuels en passant par les avocats- s’adaptent à l’autoritarisme grandissant pour continuer à lutter ? S’il est moins facile de contester ouvertement le pouvoir dans l’espace public, comment les opposants au régime d’Erdogan s’organisent pour le combattre sans trop s’exposer ?
Julie Gacon reçoit Delphine Minoui, correspondante du Figaro à Istanbul ainsi que Buket Türkmen, chercheuse au CNRS et au Centre d’études turques, ottomanes, balkaniques et centrasiatiques (CETOBAC).
Selon Delphine Minoui, l’état de la sphère médiatique est une bonne illustration de la situation politique turque : “La presse traditionnelle est sous contrôle, de nombreux journalistes sont derrière les barreaux et la répartition politique du temps d’antenne est complètement disproportionnée : depuis le début de la campagne, 32 minutes ont été accordées à l’opposition contre 32 heures pour le président Erdogan, candidat à sa réélection.”
Face à la répression des formes classiques de militantisme, la société civile turque se réorganise politiquement, mais par des voies détournées, explique Buket Türkmen : “Dans de grandes villes comme Istanbul, Ankara ou Izmir, des réseaux solidaires de quartier se forment et établissent des connexions avec les zones agricoles de l’est et du sud-est de la Turquie, très majoritairement kurdes. L’objectif est de créer des circuits alimentaires de qualité, mais par ces réseaux passent aussi des idées et des débats politiques. »
Seconde partie : le focus du jour
Du vigilantisme à la délation, une société aux ordres
Avec Cléa Pineau, doctorante en sociologie politique à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, membre associée au Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP), autrice d’une thèse sur la politique locale à Mersin.
En vingt ans de pouvoir, l’AKP ne s’est pas contenté de réformer l’Etat pour en faire un instrument de son hégémonie. Le parti islamo-conservateur manie habilement le bâton et la carotte pour inciter une partie de la population à surveiller voire contrôler les franges les plus contestataires de la société.
Delphine Minoui s’inquiète des mutations que connait le débat politique dans la société turque : *“*Une culture de la stigmatisation, de la délation et de l’attaque verbale s’est installée contre des activistes ou des soutiens de l’opposition. Ils sont accusés d’être des putschistes, des terroristes, des homosexuels et sont même menacés de mort.”
Pour Cléa Pineau, la culture de la délation n’est pas tant motivée par une motivation financière, mais davantage par un idéal sociétal promu par l’AKP : “C’est tout le système que met en place l’AKP pour façonner une société disciplinée, consumériste et homogène autour de l’islam sunnite. Ça permet aussi de définir ce qu’est un bon citoyen ou un mauvais citoyen.”