« Alors que l’attention de la société turque se concentrait de plus en plus vers les échéances présidentielle et législative planifiées pour le 14 mai prochain, le terrible séisme qui a affecté le pays le lundi 6 février est en situation de profondément modifier les paramètres de ces élections. Une catastrophe d’une telle ampleur peut en effet rebattre les cartes sans qu’il soit à ce jour possible de discerner clairement en quel sens. » L’analyse par Didier Billion à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS), le 13 février 2023.
Dès le lendemain du tremblement de terre, des responsables des partis de l’opposition et de la majorité ont commencé à proférer des accusations mutuelles. Les premiers fustigeant les délais dans la mise en œuvre des opérations de première urgence, les seconds considérant au contraire qu’ils sont les seuls efficients pour les organiser, même si Recep Tayyip Erdogan a lui-même reconnu quelque retard au début des tout premiers secours, esquisse d’autocritique exceptionnelle de sa part. Depuis lors, de nombreux envoyés spéciaux mettent en exergue le mécontentement des populations qui se trouvent sur place dans la misère et le dénuement. Nous n’avons pas, pour notre part, la prétention de porter des jugements définitifs sur la responsabilité des uns ou des autres. Il est néanmoins loisible d’émettre quelques remarques.
Tout d’abord, il semble compréhensible que les populations locales, une fois l’état de sidération passé devant un séisme d’une telle ampleur, exigent rapidité et efficience des secours. Nous avons ainsi souvent entendu en France, dans des contextes infiniment moins graves, les récriminations des victimes de situation d’incendies ou d’inondations. Prenons la peine de nous replacer dans la situation concrète du cas présent à l’heure où ces lignes sont écrites : 34 000 morts, 80 000 blessés, 26 millions de personnes qui pourraient avoir été directement ou indirectement touchées, une région affectée par les effets des tremblements de terre d’une superficie au moins égale à environ un peu plus d’un tiers de la superficie de la France pour la seule Turquie, sans évoquer la Syrie, à propos de laquelle les informations dont nous disposons sont très fragmentaires. La destruction partielle de certaines routes, la configuration montagneuse d’une partie de la région, les conditions météorologiques exécrables des premières heures et le froid intense compliquent infiniment l’organisation des secours.
Nous avons dialogué au cours des derniers jours avec des médecins spécialistes de ce type de situation d’urgence et avec des responsables de la sécurité civile : tous affirment que, pour le cas de la Turquie, au vu de la gravité de la situation, les secours semblent organisés et efficients. Outre le sauvetage des vies humaines, qui est bien sûr la priorité des premiers jours, le plus grand défi se concentre ensuite dans la régulation des secours qui proviennent de toutes les parties du pays et de très nombreux États étrangers. La tâche est gigantesque, chacun le comprend. Les spécialistes insistent sur le fait qu’outre les organisations humanitaires spécialisées et entraînées pour faire face à ce type de situation de crise, c’est souvent l’institution militaire qui est la plus efficace pour réagir rapidement aux défis posés. Il semble de ce point de vue que l’armée turque, pour des raisons difficilement compréhensibles, n’a pas réagi immédiatement avec tous les moyens logistiques dont elle dispose, mais qu’elle s’est ressaisie depuis lors. Dans une proportion certes moindre, cette situation rappelle celle qui avait prévalu en 1999 lors du tremblement de terre de Kocaeli – 17 000 victimes – dans la région de la mer de Marmara, quand l’armée était restée comme inerte durant les premiers jours. Nous ne sommes visiblement pas dans un tel cas de figure désormais, même si des retards ont été constatés.
Au cours des premières heures et des premiers jours, une forme de concurrence a été perçue par les observateurs entre l’État central et les grandes municipalités gérées par l’opposition, telles Istanbul ou Ankara. Un début de polémique a même surgi entre ces protagonistes, le gouvernement niant aux municipalités la capacité d’organiser des secours sur place, les municipalités critiquant les retards et surtout revendiquant leurs responsabilités et affirmant qu’elles se dispenseraient d’attendre des autorisations d’Ankara. Réactions qui s’expliquent sans nul doute par le souvenir des accusations proférées par R. T. Erdogan contre les municipalités d’opposition lorsque celles-ci avaient organisé la lutte contre la pandémie de Covid-19. Les enjeux politiques ne sont jamais loin dans une société qui a été extraordinairement polarisée à tous les niveaux depuis de nombreuses années par la politique du président de la République. L’heure n’est pourtant pas aux polémiques, même si elles surgiront tôt ou tard.
Se posera alors notamment la question de la qualité des constructions et du visible non-respect des normes antisismiques. Les images de désolation et la façon dont des centaines de bâtiments se sont écroulés comme des châteaux de cartes rappellent immanquablement les images vues en 1999. Sans être ingénieur, il semble que les mêmes causes ont produit les mêmes effets. À l’époque, des poursuites judiciaires avaient bien eu lieu contre des entrepreneurs véreux qui s’étaient allégrement affranchis des nécessaires règles de construction. A contrario, on se souvient aussi de l’amnistie sur les délits de construction qui avait été accordée par R. T. Erdogan en 2018 durant la campagne électorale présidentielle. En la matière, c’est à nouveau le procès d’un système économique ultralibéral, où seule la règle du profit maximum s’impose au mépris de la sécurité des citoyens. Probablement, des phénomènes récurrents de corruption dans l’attribution des permis de construire seront également à documenter. 134 promoteurs impliqués dans la construction de bâtiments qui se sont effondrés ont d’ores et déjà été arrêtés ces derniers jours. En ce sens, les déclarations de R. T. Erdogan invoquant le destin ne sont pas acceptables. Il sera nécessaire d’instruire des enquêtes minutieuses et organiser un débat public et démocratique sur ces questions. On ne peut se satisfaire de sa promesse de reconstruire, dans des délais très rapides, des immeubles de quatre étages maximums, qui mérite a minima un débat qui ne peut être remplacé par une décision prise dans la solitude présidentielle.
Dans ce malheur, au milieu des défis colossaux pour les années à venir, il y a quelques bonnes nouvelles. Tout d’abord, comme toujours, le gigantesque mouvement de solidarité qui se manifeste en Turquie comme à l’extérieur du pays. À ce propos, il est singulièrement porteur d’espoir de constater que les sauveteurs grecs sont engagés de toutes leurs forces dans les mouvements de secours, comme cela avait déjà été le cas en 1999 et avait permis de rétablir un climat de confiance entre les deux pays. Rappelons d’ailleurs qu’à la même époque, un séisme avait frappé la Grèce et entraîné le même élan de solidarité de la part de la Turquie. Souhaitons que cela puisse se reproduire dans les mois à venir, d’autant que le ministre grec des Affaires étrangères est venu sur place, accompagné par son homologue turc, pour témoigner de sa solidarité. Et puis, élément qui a été moins relevé, le poste-frontière d’Alican entre l’Arménie et la Turquie a été rouvert pour que du matériel de secours puisse être acheminé, alors que la frontière entre les deux pays est fermée depuis 1993. Souhaitons, là aussi, que cela puisse ouvrir un nouveau climat de dialogue, de coopération et de projets communs entre les deux pays. Dans ce puissant mouvement de solidarité et de secours, le peuple syrien, déjà saigné par dix années de guerre civile, semble comme abandonné à son sort tragique…
Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS), le 13 février 2023, par Didier Billion.