Séisme en Turquie : les Chypriotes turcs pleurent leurs morts – Marie Jégo / LE MONDE

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Marie Jégo écrit dans Le Monde, ce 13 février 2023Trente-neuf personnes, dont une vingtaine de collégiens originaires de la République turque de Chypre du Nord, ont péri dans un hôtel qui s’est effondré à Adiyaman, dans le sud-est de la Turquie.« 

« Dimanche 12 février, alors que les Chypriotes grecs se rendaient aux urnes pour élire leur président, de l’autre côté de la ligne verte qui les sépare, leurs homologues turcs enterraient leurs morts du tremblement de terre, trente-neuf personnes, dont les dépouilles ont été rapatriées de la ville d’Adiyaman (sud-est de la Turquie) dévastée par le séisme.

Les personnes mortes faisaient partie d’un groupe scolaire venu de Famagouste, une ville portuaire située dans la partie de Chypre contrôlée par la Turquie, qui s’étaient rendues à Adiyaman pour un tournoi de volley-ball. Vingt-quatre collégiens, filles et garçons, âgés entre 11 et 14 ans, ainsi que leurs accompagnateurs, parents et professeurs, ont péri ensevelis sous les décombres de leur hôtel, un bâtiment construit récemment mais qui s’est écroulé comme un château de cartes, comme s’il était sans fondations, à l’aube du 6 février.

Toute la journée de dimanche, les rites funéraires se sont enchaînés à Famagouste, sur la côte est de l’île, dans la zone administrée par la République turque de Chypre du Nord (RTCN), reconnue par Ankara seulement.

Irresponsabilité

Rencontré à la sortie de la vieille mosquée, Kaan G. a les yeux embués et la voix brisée. « Les jeunes attendaient ce voyage avec impatience. C’était pour eux une récompense. Ils sont partis en confiance et maintenant on les enterre. On se sent coupable de ne pas avoir pu les protéger », murmure le trentenaire qui ne veut pas dire son nom.

La semaine dernière, les Chypriotes turcs croyaient encore au miracle, certains que quelques vies seraient épargnées. Mais la seule personne retirée vivante des gravats, Evren Cavdir, un père de famille, a succombé à ses blessures peu de temps après à l’hôpital.

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Kaan en est sûr : « Ils n’avaient aucune chance de s’en tirer, l’hôtel n’a pas été construit selon les normes antisismiques en vigueur. Les normes existent mais seulement sur le papier. Le plus souvent, elles ne sont pas respectées, surtout dans ces régions du sud-est de la Turquie, où les promoteurs et les politiciens fonctionnent comme une mafia. »

Le tremblement de terre était mortel en soi. Mais l’ampleur des dégâts et le bilan humain, qui ne cesse de s’alourdir, s’expliquent aussi par l’irresponsabilité qui règne dans le secteur du BTP turc, peu regardant sur les normes antisismiques.

Loyauté au pouvoir en place

Celles-ci ont été mises en place juste après le séisme survenu en 1999 à Izmit, sur la mer de Marmara, non loin d’Istanbul. Il s’agissait d’empêcher les entrepreneurs véreux, prompts à utiliser des matériaux de piètre qualité – entre autres, du béton mélangé à du sable de mer –, de nuire de nouveau. La catastrophe (18 000 morts) contribua à la perte de popularité du gouvernement de coalition alors en place, qui perdit les élections législatives de 2002, remportées par le Parti de la justice et du développement (AKP).

Une fois au pouvoir, la formation du président Erdogan a fait des grands projets immobiliers sa marque de fabrique, enrichissant un cercle d’entrepreneurs sélectionnés pour leur loyauté. « Eux [l’opposition], ils parlent. Nous, on fait ! », telle était la devise du parti, devenu au fil des ans une véritable SARL. Gratte-ciel, centres commerciaux, ponts, aéroports, hôtels ont alors jailli de terre un peu partout à travers le pays.

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Un monopole s’est instauré. Peu à peu, la compétence et les normes légales sont devenues secondaires, seule la loyauté au pouvoir en place comptait. Les permis de construire étaient pour beaucoup délivrés sans appel d’offres, ni surveillance réglementaire, ni réelle étude des sols, dès lors que l’entrepreneur était un sympathisant de l’AKP.

Collusion malsaine

L’hôtel Isias, où les Chypriotes turcs ont trouvé la mort, illustre parfaitement cette collusion malsaine entre le monde des affaires et celui de la politique. Propriété de la femme et des enfants d’Ahmet Bozkurt, député municipal AKP d’Adiyaman, le bâtiment, construit bien après 1999, a été totalement rasé par le séisme.

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A l’évidence, il ne répondait pas aux normes antisismiques. Mais grâce à son entregent, l’entreprise propriétaire de l’hôtel, Isias otelcilik Insaat Tic., créée en 2001, n’a pas eu de mal à obtenir le permis de construire, au mépris des normes de construction et des inspections.

Le gouvernement de la RTCN a demandé l’ouverture d’une enquête pénale sur les propriétaires de l’hôtel, mais c’est tout un système auquel il faudrait mettre fin. Le manque de transparence, le népotisme, la corruption ne sont pas étrangers au gouvernement islamo-conservateur qui avait pourtant promis de les éradiquer dès son arrivée au pouvoir. Vingt et un ans plus tard, la « nouvelle Turquie » semble vouée à souffrir des mauvais travers de l’ancienne. »

Marie Jégo(envoyée spéciale Nicosie )

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