Le Monde, le 1e avril 2021
Tribune
« Après la décision du pouvoir islamo-conservateur turc de quitter la convention d’Istanbul, traité international destiné à prévenir les violences sexistes, sexuelles et conjugales, l’écrivaine clame sa colère et sa douleur dans une tribune au « Monde ».
Tribune. En ce jour radieux de printemps, j’ai rendez-vous avec une amie. Nous nous retrouvons, deux écrivaines, toutes deux natives d’Istanbul, toutes deux habitant Paris depuis longtemps, sous un arbre fleuri qui nous rappelle les erguvan, fleurs istanbuliotes et symboles du printemps.
Nous essayons de mettre des mots sur notre indignation, sur l’effroi suscité par le retrait de la Turquie de la convention d’Istanbul, le 20 mars, jour de l’équinoxe : « Ce traité mettrait en danger les valeurs familiales traditionnelles », selon le pouvoir. Des années de combat des ONG piétinées en quelques heures. Le message est reçu cinq sur cinq par des hommes violents, se sachant désormais intouchables, qui mettent même en ligne les vidéos de leurs actes monstrueux.
Signée en 2011 à Istanbul par quarante-cinq pays, la convention d’Istanbul est le premier traité international qui fixe des normes pour prévenir les violences sexistes, sexuelles et conjugales, qui lutte pour l’accès à l’avortement, pour l’interdiction des mutilations génitales, contre les discriminations et les mariages forcés. Et à l’heure où des centaines de femmes meurent sous les coups des maris, pères, frères violents, où les membres de la communauté LGBTQ et les migrants sont ouvertement menacés, où des actes pédophiles au sein des confréries islamistes sont légion, les autorités osent déclarer publiquement que ce texte nuirait à la morale de la société turque.
Depuis, agressions et meurtres à caractère homophobe, misogyne et raciste pullulent sur les réseaux sociaux. Ce retrait est un encouragement, un signal très net : « la justice » pourra se ranger désormais du côté des agresseurs. D’ailleurs, certains commencent déjà à être innocentés et relaxés depuis quelques jours.
Criminels décomplexés
Face aux mensonges que les trolls ont répandus pour soutenir ce retrait, des ONG turques très actives essaient pourtant d’expliquer sur les réseaux sociaux, lors des réunions en ligne, et dans les médias, que cette convention ne régit pas les structures familiales, qu’elle dispose seulement que les traditions, la culture ou la religion ne peuvent être utilisées pour justifier des actes de violence.
Que la reconnaissance des mariages de même sexe ne figure pas dans la convention. Qu’un « troisième sexe » n’est pas introduit par la convention, que les Etats sont uniquement tenus de protéger les droits des victimes sans discrimination pour quelque motif que ce soit, notamment le sexe, la « race », la religion, la langue, l’âge, l’état matrimonial, l’orientation sexuelle. Mais, bien sûr, comme d’habitude, on préfère relayer des tweets délibérément erronés, plutôt que de s’intéresser aux textes.
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Il y a seulement quelques années, la Turquie se vantait d’être le seul pays musulman où la Journée internationale des droits des femmes était une grande fête en mars et où une marche des fiertés pouvait s’organiser en plein ramadan, en juin. En 2021, ce sont des criminels qui se vantent, décomplexés, d’agresser des femmes et des personnes LGBTQ avec des vidéos en ligne, en toute impunité.
« Nos amies ne renonceront jamais »
Derrière nos masques, la colère nous fait bouillonner. Deux écrivaines en mal d’Istanbul, nous n’avons plus envie de célébrer le printemps, de toute façon, il n’y a pas de fleurs d’erguvan sur la Seine comme sur les rives du Bosphore. La légende dit que ces fleurs, d’abord blanches, se seraient couvertes de sang après une trahison et seraient devenues rouges. On les mettait sous les pieds des empereurs byzantins à Constantinople, et elles ornaient les caftans [longues tuniques] des sultans ottomans. Pour que les puissants n’oublient jamais qu’ils pouvaient être victimes de traîtrise à leur tour. Depuis ce jour de l’équinoxe, où la Turquie s’est retirée de la convention qui porte le nom de la ville des erguvan, ces fleurs nous rappellent aussi le sang des victimes.
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Mais malgré les restrictions sanitaires et la répression, le week-end qui a suivi le retrait, nos amies turques ont manifesté. Et elles continueront de clamer qu’elles ne renonceront jamais à leur cause, qu’elles ne reconnaissent pas cette décision. Elles croient à leurs revendications, et elles ont raison : les mouvements des femmes sont les plus vivants, les plus visibles et les plus enthousiasmants de la Turquie d’aujourd’hui. Elles descendent dans la rue parce qu’elles n’ont pas le choix : elles savent parfaitement que ce sont toujours les femmes qui ont le plus à perdre. Parmi elles, des femmes voilées et conservatrices. Et bien sûr, il y aura aussi des personnes LGBTQ et des hommes féministes à leurs côtés.
Toutes et tous aspirent à une seule chose : que l’on continue la lutte contre les violences à l’encontre des femmes et des filles. Et que les erguvan ne soient plus jamais tachées de sang. »
Sedef Ecer est romancière, dramaturge, scénariste, metteuse en scène. Dernier ouvrage paru : Trésor national (JC Lattès, 360 pages, 20,90 €)