France Culture, Grand reportage, 9 juillet 2021 par Aurélie Kieffer et Benjamin Illy, image: Murat Cetinmuhurdar/PPO/Handout via REUTERS
Le 24 juillet dernier, le président turc Recep Tayyip Erdoğan tournait une page d’Histoire en faisant de Sainte-Sophie un lieu dédié au culte musulman. La « reconquête » de Sainte-Sophie trace-t-elle les contours de la Turquie d’aujourd’hui et de demain ? Nationalisme exacerbé, islamisation assumée ?
Sainte Sophie, la plus que millénaire aux multiples vies, icône d’Istanbul, parfois considérée comme la huitième merveille du monde. Un joyau de l’empire byzantin, construite au VIe siècle, basilique pendant près de 1000 ans puis transformée en mosquée quand le sultan Mehmet II conquiert Constantinople en 1453. Elle devient « Aya Sofya » pendant presque cinq siècles et reste mosquée jusqu’en 1934 quand Atatürk, le premier président de la République de Turquie, en fait un musée pour « l’offrir à l’humanité », alors que le pays a pris un virage laïque qui sera finalement gravé dans la constitution.
86 ans après, à nouveau mosquée – par décret – Sainte-Sophie se retrouve aujourd’hui aux prises avec des manœuvres politico-religieuses destinées à renforcer le pouvoir en place, fragilisé par la crise sanitaire et économique.
Sainte-Sophie prise au piège de l’islamo-nationalisme de Recep Tayyip Erdoğan, c’est un reportage de Benjamin Illy.
Entretien avec Ferhat Kentel, sociologue à l’université Sehir d’Istanbul, qui vient d’être fermée par les autorités politiques étatiques:
Sainte-Sophie est désormais une mosquée. En tant que sociologue, comment analysez-vous ce fait ? Est-ce un fait politique ? Un fait religieux ?
C’est une tentative, une démarche pour consolider la base politique.
C’est un jeu politique, c’est un peu commun à beaucoup de systèmes autoritaires, totalitaires, qui jouent avec ces grands enjeux, ces grands événements. Ils ont besoin de spectacles, d’événements spectaculaires. Ils ont besoin de jouer un peu sur les identités, les ennemis, les amis, les traîtres. Tout le monde se positionne : je suis pour, je suis contre !
Pour les prochaines élections, pour assurer une victoire, ils ont besoin de lancer des jeux semblables. C’est très utile pour dissimuler les crises économiques et les injustices sociales.
Vous pensez que le pouvoir actuel est fragilisé ?
Il est très fragilisé. Tous les systèmes totalitaires, quand ils doivent faire face à la réalité économique, se lancent dans une fuite en avant. Au lieu de parler de cette réalité, on parle de Sainte-Sophie. Si vous êtes « pour » Saint-Sophie, cela montre que vous faites partie des gens normaux, musulmans et Turcs, une nation, une religion, un chef : c’est davantage « le nationalisme » qui s’exprime que « l’islam ».
La société turque s’islamise-t-elle de plus en plus ?
Des valeurs islamiques, des références islamiques, tout cela n’est là que pour renforcer un certain nationalisme qui couvre le capitalisme de la Turquie. Une « islamisation » de façade.
Vous avez entendu le discours d’Ali Erbas, le leader de la direction des affaires religieuses en Turquie, qui gère aujourd’hui Sainte-Sophie ? Son discours a été interprété comme une attaque envers Attaturk.
Mais qu’a-t-il dit ? Pas grand-chose. Il a réconforté un peu cette identité. Ils ont été humiliés par le régime kémaliste à cause de leur foulard, à cause de leur façon de marcher, à cause de leur habit. Sainte-Sophie, c’est un peu la guérison de ce sentiment d’humiliation. Allez prier et voter pour nous ! C’est plus ou moins ça.
Vous nous avez dit beaucoup de choses. Visiblement, vous n’avez pas peur de parler ?
Bien sûr que j’ai peur mais penser en termes de risque, en termes de peur, c’est contagieux. Il faut penser plutôt à ne pas se cacher, continuer à parler. Cela fait partie d’une résistance.
« Une question de souveraineté nationale »
Il a été difficile de rencontrer des interlocuteurs officiels liés au pouvoir en place en Turquie. La puissante direction des affaires religieuses qui administre désormais Sainte-Sophie a dit non. L’AKP a dit non. Les associations qui luttaient depuis de longues années pour faire de Sainte-Sophie une mosquée ont dit non. Nous nous sommes tournés vers le MHP, le parti d’extrême-droite, nationaliste, membre de la coalition au pouvoir et dont Recep Tayyip Erdoğan dépend pour maintenir sa majorité. Là encore, les cadres du parti rejettent nos demandes, mais le service communication accepte de nous mettre en relation avec l’une de leurs « têtes-pensantes ». Ils nous arrangent un rendez-vous avec Ilyas Topsakal, vice recteur de l’université d’Istanbul, qui revendique sa grande proximité avec le MHP.
Il estime que « c’est une erreur que les intellectuels occidentaux font quand ils décryptent la situation, pour les orthodoxes Sainte-Sophie est une église, mais pour nous, c’est une question de souveraineté nationale et d’affirmation de la prépondérance de l’Etat. » Et de considérer que « cette ouverture au culte musulman ne date pas d’hier, depuis longtemps déjà il y a des imams qui sont nommés à Sainte-Sophie, l’appel à la prière y était effectué, on pouvait prier dans certaines parties du bâtiment, et les fidèles venaient y faire leurs 5 prières quotidiennes. C’est une question de droit interne qui relève de la souveraineté nationale et personne n’a le droit de s’en mêler. »
Quant à savoir si cette décision n’est pas aussi un moyen de faire oublier aux Turcs la période difficile qu’ils traversent sur le plan économique, Ilyas Topsakal affirme que « pour reconvertir Sainte Sophie, il fallait au contraire une Turquie forte ! » Et de conclure :
« Un état qui aurait besoin d’aide et d’argent, ne ferait pas ça , il se contenterai du statut quo pour obtenir des financements à moindre coût. Le fait que Sainte-Sophie reste un musée n’était pas cohérent historiquement dans un contexte d’affirmation des puissances régionales où vous devez montrer votre force. »
Hüda Kaya, la députée de l’opposition qui ose dire non
Elle avait pris la parole, courageuse, devant l’assemblée turque en plein début sur Sainte-Sophie, pour s’opposer à la décision d’en faire une mosquée. Elle a été victime d’une campagne de harcèlement sur les réseaux sociaux, les insultes pleuvent, elle refuse de répéter ces mots offensants. Hüda Kaya, député d’Istanbul pour le HDP, le parti démocratique des peuples, le parti d’opposition pro-kurde, est musulmane, porte le voile, très pieuse. Mais la reconversion de Sainte-Sophie la met hors d’elle et elle craint que ce soit le signe annonciateur d’un nouveau « califat » : « C’est du vol ! c’est l’appropriation et le reconversion d’une œuvre et d’un lieu qui ne leur appartient pas ! ».
Et d’ajouter :
« Mais c’est également une violation des sourates du Coran, et des enseignements du prophète, c’est donc encore une fois moralement inacceptable et cela n’a aucun fondement religieux. Plus précisément, non seulement cela n’a aucun fondement, mais c’est même tout à fait contraire à la religion puisqu’il y a des versets du coran qui précisent que même en cas de guerre il est interdit de s’en prendre aux femmes, aux enfants, aux vieillards, aux religieux, ainsi que de détériorer les arbres, l’eau et…. les lieux de culte.
Au-delà de son appartenance culturelle, c’est un lieu qui est le patrimoine de l’humanité, le fait de changer sa vocation, d’en changer le nom, d’y pratiquer un autre culte, d’en masquer les icônes, est un viol fait à la mémoire et à l’âme de ces lieux. «
Les derniers orthodoxes
La minorité grecque orthodoxe est inquiète également, en colère parfois, mais silencieuse le plus souvent. « Les Roums« , c’est ainsi qu’ils sont appelés en Turquie. Une petite communauté en déclin, très soudée, très fermée, prudente, car leur situation est précaire. Pas facile de les approcher, de les faire parler. L’avènement du nationalisme turc au siècle dernier a laissé des traces : vexation, discrimination, persécution parfois, et maintenant Sainte-Sophie, l’ancienne basilique millénaire, l’un des symboles de leur foi, convertie en mosquée une fois de plus. De quoi réveiller les peurs..
Toujours à Istanbul, nous avons rencontré Mikhail Vasiliadis, 81 ans, un membre important de la communauté grecque orthodoxe qui dirige le dernier quotidien rédigé en langue grecque à Istanbul, publié à quelques centaines d’exemplaires.
Pour lui, Sainte-Sophie est « la huitième merveille du monde« . « Ce que je sais, confie-t-il, c’est que toute l’attention qui a été déployée sur ce sujet par les médias proches du gouvernement a créé une peur dans la communauté grecque orthodoxe, les gens se demandent si ils ne vont pas revivre les pogroms des 6 et 7 septembre 1955. » Une crainte renforcée par le destin de ceux qui « sont déjà une espèce en voie de disparition » :
« Imaginez vous ! Dans un quartier habité par 5 000 personnes et où vivent seulement 2 Roums, comment voulez-vous qu’ils n’aient pas peur, quand ils entendent en permanence leurs voisins crier, hurler, ‘On va faire de Sainte Sophie une mosquée !’ De l’inquiétude à la peur, il n’y a qu’un pas. Quand vous avez eu un traumatisme et que quelqu’un vient mettre du sel sur la plaie, cela crée un sentiment d’insécurité. »
Sur l’île de Kinaliada, non loin d’Istanbul, une cinquantaine de Roums sont réunis le 6 août dans un petit monastère pour la transfiguration du Christ et la bénédiction des raisins. On s’embrasse, c’est chaleureux, sauf quand on s’approche, et dit « Sainte-Sophie ». Les sourires deviennent crispés : « On ne parle pas de ça« , nous rétorque-t-on, « N’insistez pas« . Heureusement, il y a Yorgo Istefanopulos, 76 ans, représentant civil de la communauté grecque orthodoxe de Kadidöy, qui accepte de répondre, mais dans un langage prudent, et pour cause : « Notre communauté qui représentait des centaines de milliers de personnes au début du XIXe siècle ne compte même pas 2 000 membres aujourd’hui en Turquie« . Leur présence ne tient qu’à un fil.
« C’est dommage, mais je ne peux pas être en colère… », cède Yorgo Istefanopulos. « La seule chose que je peux me permettre, c’est d’être blessé. Comment pourrais-je réagir ? L’Etat turc a le droit de faire tout ce qu’il veut avec ce monument. Mais Atatürk avait pris la bonne décision en faisant de Sainte-Sophie un musée, car nous ne sommes plus un état ottoman, nous sommes la Turquie, qui est supposée être laïque, laïciste. Les gens de ma communauté ne veulent pas en parler ! Si ils parlent, cela pourrait être interprété comme une critique du président de la république, ou du libre-arbitre de la République turque« .
Mais à notre grande surprise, Gavriela, chrétienne orthodoxe de 38 ans, s’avance, et nous dit ce qu’elle a sur le cœur :
« De jour en jour, une partie islamiste radicale émerge, des groupes islamistes commencent à se radicaliser, et nous avons peur que la charia soit appliquée dans ce pays. Pour les chrétiens orthodoxes, il reste bien sûr des églises dans ce pays. Mais Sainte-Sophie, pour nous, c’était la ligne rouge à ne pas franchir. C’est prendre une décision politique et déclarer la guerre entre ces deux religions. Nous, la famille grecque orthodoxe, sommes profondément tristes. Une tristesse que nous vivons de manière silencieuse. Nous ne l’exprimons pas avec colère, avec haine, nous restons calmes, mais il y a cette douleur intérieure. Parce que si nous exprimons cette tristesse publiquement, le camp opposé réagira et il n’attend que ça… Nous ne voulons pas de conflit, parce que nous avons vécu sur ces terres, chrétiens et musulmans, en fraternité. «
La messe terminée, nous tentons de parler au patriarche Bartholomée, l’équivalent du Pape. Là encore, c’est non. Il nous propose un café, mais n’en rajoutera pas, il nous renvoie à sa seule et unique déclaration du 30 juin après la liturgie dans une église d’Istanbul. Il avait estimé que « la transformation de Sainte-Sophie en mosquée pouvait provoquer un sentiment anti-islamique chez des millions de chrétiens à travers le monde, Sainte-Sophie appartient à l’humanité entière et le peuple turc est chargé de souligner l’universalité du monument« .