Les mercenaires de cette compagnie de sécurité proche du président Erdogan pourraient jouer un rôle croissant au Niger et au Mali, dans la foulée de leurs opérations en Libye et en Azerbaïdjan.
Le Monde, le 7 juin 2024, par Nicolas Bourcier
Des mercenaires syriens pro-Turcs au Niger ? L’information, pas encore confirmée par des documents probants, a commencé à filtrer début mai avec l’annonce par l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH, basé à Londres) des premiers morts rapatriés au pays, victimes syriennes enrôlées sur le front du lointain Sahel au service des desseins géopolitiques d’Ankara.
Depuis lors, l’OSDH, centre d’information lié à l’opposition syrienne, s’est régulièrement fait l’écho d’arrivées successives au Niger de « plus d’un millier » de ces combattants syriens sous la houlette de Sadat, une société privée de sécurité turque proche du président Recep Tayyip Erdogan. Si l’offensive turque en Afrique est une vieille histoire, où l’offre sécuritaire se mêle aux contrats économiques, à l’humanitaire et à la promotion d’un islam de l’école des Frères musulmans, une attention nouvelle semble se porter au Sahel à l’heure où le départ des Français et des Américains invite à rafler de nouveaux gains stratégiques.
« Au Niger, les mercenaires syriens sont censés garder des mines, des installations pétrolières ou des bases militaires, souligne Rami Abdel-Rahman, le directeur de l’OSDH. Mais ils se retrouvent ensuite impliqués dans des combats contre les groupes djihadistes. Neuf de ces combattants syriens sont morts à ce jour. » Fait troublant, l’OSDH rapporte que ces miliciens se retrouvent à combattre aux côtés des « Russes » d’Africa Corps (ex-Wagner), voire abandonnés à l’autorité de ces derniers, alors que Moscou et Ankara sont censés être en rivalité sur le théâtre syrien. « En fait, Russes et Turcs coopèrent au Niger », assure M. Abdel-Rahman.
L’AFP a publié le 16 mai une dépêche citant deux miliciens syriens pro-Turcs joints au téléphone, l’un présent au Niger, l’autre se préparant à s’y rendre. Mais la présence de ces Syriens au Niger n’est pas encore formellement établie de manière irréfutable. Les sources sécuritaires, politiques et diplomatiques installées au Niger et jointes par Le Monde affirment ne pas disposer de preuves attestant du déploiement de ces paramilitaires engagés par Sadat.
« L’armée parallèle » de Recep Tayyip Erdogan
Une telle projection militaire d’Ankara en terre sahélienne, si elle était confirmée, ne serait toutefois pas absurde au regard des pratiques turques. Selon des sources sécuritaires ouest-africaines, des négociations ont bien eu lieu entre le régime militaire à Niamey et Sadat, outil sécuritaire mis au service de la stratégie d’influence de la Turquie. A l’automne 2020, Sadat avait ainsi dépêché des mercenaires syriens en soutien de l’Azerbaïdjan dans son conflit avec l’Arménie sur le Haut-Karabakh.
Neuf mois plus tôt, la même opération s’était déroulée en Libye occidentale pour le compte du gouvernement de Tripoli. Un rapport du département américain de la défense daté de juin 2020 établit sans ambiguïté le rôle de Sadat dans l’encadrement de quelque 5 000 supplétifs syriens en Tripolitaine aux côtés de soldats de l’armée régulière d’Ankara. L’intervention avait permis au gouvernement de Faïez Sarraj, allié de la Turquie, de repousser un assaut du maréchal Khalifa Haftar, épaulé par les miliciens russes de Wagner. Le rapport américain s’inquiétait de l’indiscipline notoire de ces mercenaires syriens – « mauvaises conduites, vols, agressions sexuelles » –, susceptible de susciter une réaction hostile de la part des Libyens.
Sadat a été fondé en février 2012 par Adnan Tanriverdi, un ancien général turc démis de ses fonctions en raison de ses penchants islamistes. Sur son site Internet, le groupe se présente comme « la première et la seule entreprise en Turquie » fournissant « des services de conseil » dans « le secteur international de la défense et de la sécurité intérieure », dans l’objectif d’« aider le monde islamique ».
Dès sa naissance, Sadat a été considéré par l’opposition turque comme « l’armée parallèle » de Recep Tayyip Erdogan. De fait, le groupe a joué un rôle lors du coup d’Etat manqué de juillet 2016, armant les civils favorables au président contre les putschistes. Dans les semaines qui ont suivi, Adnan Tanriverdi a été nommé conseiller principal d’Erdogan. Il est entré au Conseil de sécurité nationale (MGK), mais en a été écarté fin 2019 après avoir déclaré que « le Mahdi [descendant du prophète dont la venue annonce la fin des temps] allait arriver » et qu’il fallait « se préparer en conséquence ».
« Depuis quelques années, Sadat semble avoir perdu de son influence, analyse Yohanan Benhaïm, chercheur à l’Institut français d’études anatoliennes. Les transformations internes à l’armée, sa reprise en main par le régime, le consensus commun trouvés dans la lutte contre le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) ou la politique étrangère ont ressoudé les institutions d’Etat. Le groupe est donc aujourd’hui davantage spécialisé sur la gestion des miliciens syriens et l’exportation des capacités humaines en coopération avec l’armée. »
La « garde prétorienne » d’Assimi Goïta ?
Le scénario en cours au Sahel pourrait en être le prolongement. Au Niger, la junte du général Abdourahamane Tiani, issue du coup d’Etat de juillet 2023, s’est rapprochée de la Turquie comme elle l’a fait avec la Russie, dont les paramilitaires d’Africa Corps sont arrivés à Niamey en avril sur fond de rupture avec la France et les Etats-Unis. Fin avril, à l’issue d’un entretien entre le ministre nigérien de la défense, le général Salifou Mody, et l’ambassadeur turc Ozgür Çinar, Niamey a annoncé un « renforcement de la coopération dans le domaine de la défense » avec la Turquie.
Trois mois plus tôt, M. Mody avait accompagné Lamine Zeine, le chef du gouvernement de transition, à Ankara pour une visite officielle résolument « kaki » après être passés par Moscou et Téhéran. Reçue par le président turc le 1er février, la délégation de Niamey avait ensuite visité le siège de plusieurs fleurons de l’industrie de défense. « Nous sommes tout simplement fascinés par le niveau technologique de tout ce matériel de guerre. Nous sommes venus [le] faire livrer à notre pays. Une bonne partie est déjà sur place », s’était enthousiasmé M. Zeine, au micro de la télévision nationale nigérienne, à sa descente d’un véhicule blindé testé au siège de l’entreprise turque Nurol Makina.
Moins onéreux et assortis de moins de conditionnalités que les solutions militaires proposées par les pays occidentaux, les équipements turcs ont la cote auprès des dirigeants africains. Tête de pont de l’industrie de l’armement d’Ankara : les drones armés fabriqués par l’entreprise Bayraktar. Les trois régimes militaires au pouvoir au Niger, au Mali et au Burkina Fasoen ont acquis plusieurs modèles, espérant ainsi lutter plus efficacement contre les groupes djihadistes. Les drones Bayraktar TB2 ont ainsi joué un rôle décisif dans la reconquête par les forces maliennes, en novembre 2023, de Kidal, principale ville du nord du pays, jusqu’alors contrôlée par les rebelles issus des formations à majorité touareg et arabe.
Au Mali, le nom de Sadat commence d’ailleurs à circuler, même si, comme au Niger, l’incertitude règne sur la réalité de son déploiement. Les sources jointes par Le Monde convergent pour créditer Sadat d’une mission, celle d’assurer la sécurité privée du colonel Assimi Goïta, le président de la transition, qui se sentirait de plus en plus menacé par le colonel Sadio Camara, son propre ministre de la défense et coauteur des putschs d’août 2020 et mai 2021. Ce dernier fut l’artisan du déploiement des quelque 2 000 mercenaires russes de Wagner présents dans le pays depuis fin 2021.
Dans un tweet publié le 16 mai, All Eyes on Wagner, un collectif d’enquête sur les réseaux russes en Afrique, avait rapporté une « compétition au sommet entre Wagner et Sadat parmi les colonels maliens ». « Goïta cherche à se constituer sa propre garde prétorienne en faisant venir Sadat, car il se méfie de Camara et des mercenaires de Wagner », confirme une source sécuritaire ouest-africaine. Depuis plusieurs mois, un conflit larvé oppose les deux chefs putschistes autour de la période de transition, qui a été prolongée de deux à cinq ans mi-mai. « Goïta veut s’accrocher au pouvoir et ça déplaît à Camara », glisse une source sécuritaire malienne. Contactés, ni Sadat ni Bamako n’ont répondu aux sollicitations du Monde.