« L’ouvrage, « Russie Turquie, un défi à l’Occident ? » sous la direction d’Isabelle Facon explore les relations fluctuantes des deux anciens empires, dont les relations actuelles restent fortes, malgré la guerre en Ukraine » rapporte Marc Semo dans Le Monde du 19 avril 2022.
Longtemps ces deux empires, le russe et l’ottoman, ont été les meilleurs ennemis s’affrontant lors de treize guerres entre le XVIe siècle et le début du XXe. Le pouvoir des tsars et celui des sultans furent ensuite balayés peu ou prou au même moment. Les bolcheviques ne cachaient pas une certaine fascination, par ailleurs réciproque, pour Mustapha Kemal et sa révolution, qui défiait les puissances occidentales, abolissait le califat, changeait l’alphabet et en partie la langue, interdisait le voile et le fez.
Avec la guerre froide, Ankara et Moscou se retrouvèrent à nouveau dans deux camps opposés : Staline lorgnait sur les détroits et la Turquie décidait d’adhérer à l’OTAN en devenant le pilier du flanc sud-est de l’Alliance. Le jeu s’est rouvert avec l’effondrement de l’URSS en 1991 qui alimenta un temps les ambitions turques dans le Caucase et en Asie centrale.
C’est à l’aune de ce long passé d’affrontements, de rivalités régionales multiformes mais aussi d’intenses brassages culturels et économiques qu’il faut comprendre l’entente affichée depuis 2016 par Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan. « Il semble utile de s’interroger sur les facteurs et les motivations de la résistance de cette relation russo-turque à toutes les crises qui la traversent, résistance que semble exprimer une volonté des deux Etats de la protéger »,explique Isabelle Facon, directrice adjointe de la Fondation pour la recherche stratégique, en introduction d’un livre collectif sur les complexes relations russo-turques et le défi qu’elles représentent pour l’Occident. Si, comme il est fréquent dans de tels ouvrages, les contributions sont de valeur inégale, il réunit quelques-uns des meilleurs spécialistes du sujet pour analyser cette nouvelle donne.
Une même conception du pouvoir
L’homme fort du Kremlin et son homologue ankariote ont en commun une vision autocratique du pouvoir et une volonté de rendre à leur pays respectif sa place dans l’arène internationale au nom de ce que fut sa prestigieuse histoire. Dans cette stratégie, ils sont à la fois des partenaires, des rivaux et des adversaires avec des pratiques similaires de guerre hybride et d’affrontements par mercenaires interposés. Ankara et Moscou sont ainsi dans des camps opposés en Libye comme en Syrie, ce qui ne les empêche de coopérer pour des accords de paix en tentant de mettre sur la touche les Occidentaux. « On reste néanmoins sceptique à Washington comme à Bruxelles quant à la solidité de ce rapprochement que fragilisent tant la concurrence des intérêts respectifs des deux pays que le désir d’autonomie des Turcs », relève Dorothée Schmid, chercheuse à l’Institut français des relations internationales (IFRI).
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L’ouvrage a été composé avant l’invasion russe de l’Ukraine qui a incité la Turquie à revenir vers l’Union européenne et l’OTAN, qu’elle n’avait d’ailleurs jamais quittée. Mais Ankara n’en continue pas moins de faire entendre sa différence. En effet, la Turquie livre des drones à l’Ukraine, bloque les passages dans les détroits aux navires des belligérants, tout en se refusant à appliquer les sanctions, ce qui lui permet de se poser en médiatrice.
Le Monde, 19 avril 2022, Marc Semo